Initiation Nande et chrétienne: Continuité ou discontinuité, par Emery-Justin KAKULE MUVAWA (partie 1)
0.1. Argument : la dynamique de linitiation
Dans sa communication au second colloque du CERUKI- Centre de Recherches Universitaires du Kivu- sur ‘le mythe et les rites de Lyangombe, le professeur Mulago exposait sans atermoiements toute la dynamique de linitiation africaine et ses analogies avec les rites de linitiation chrétienne(sans en négliger les différences) en ces termes : « Quil sagisse de linitiation clanique ou de l'initiation spirite chez les Africains, les idées maîtresses sont celles de la mort symbolique, de la re-naissance ou résurrection, de laccession à un autre mode dexistence soulignée par limposition dun nom nouveau et de lentrée ou incorporation dans la communauté des adultes(initiation clanique) ou des membres dune société religieuse(initiation spirite) »[1].
Dans le langage courant, le mot initiation signifie généralement lentrée dans un nouvel ordre de connaissance, dexpérience ou dexistence. Ainsi est-on initié à la philosophie, à la lecture, à la médecine, à la théologie, etc. Ce mot vient du vocabulaire sacral latin où il désigne la cérémonie par laquelle on entre (initium-ineo) et on est admis à de cultes à mystères.
On serait tenté de donner au terme ‘initiation la signification de léducation, de socialisation ou dacculturation, par le fait que ces mots ont en commun lidée dun processus par lequel quelquun est introduit dans la manière de penser et dagir dun groupe social. Cela est vrai mais demeure, semble-t-il, partiel.
Dans la société traditionnelle africaine, lorsquun individu arrive à la maturité biologique, il est pris en charge par les adultes afin quil puisse atteindre aussi une certaine maturité de comportement, la maturité sociale. Celle-ci sacquiert par linitiation qui « pourrait être comprise comme un processus rituel et célébratif au cours duquel une communauté donnée fait passer à une vie nouvelle, les candidats quelle accueille dans ses rangs »[2]. Cette vie nouvelle est possible car linitiation poursuit « la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier ». En effet, pour Mircea Eliade, linitiation équivaut à une ‘mutation ontologique du régime existentiel[3].
Quand une nouvelle génération monte, la société veut maîtriser les risques de lirruption dune nouvelle culture, celle des non-initiés, qui, du point de vue des anciens, est une régression dans le progrès de la société. Linitiation permet lemprise des aînés sur les cadets et oriente la personnalité de linitié de telle manière que celui-ci ne puisse plus concevoir la vie en dehors du cadre de la coutume. Il y a là une volonté affichée dassurer une production conforme des comportements, des relations homme-femme, etc.
Linitiation introduit le néophyte dans la communauté des adultes à condition quil accepte la rupture avec le monde de lenfance en se détachant de sa mère et passe par une série dépreuves pour entrer dans le monde du groupe initiateur : ses comportements, ses systèmes de valeurs, les noms des dieux et lhistoire des ancêtres[4].
Linitiation, peut-on dire, restructure les rapports entre les générations; les liens sociaux se resserrent et deviennent plus intenses. Cest le moment où la société prend en main son futur en assurant la continuité et la succession des générations par de nouveaux membres.
Tout cela se réalise grâce à un passage symbolique et rituel par la mort et la résurrection de linitié. Celui-ci, devenu autre, sera accueilli dans la société comme un héros qui a vaincu la mort, et, en même temps, comme un nouveau-né qui devra apprendre à vivre comme un adulte[5].
0.2. Les raisons dun choix
Cette dynamique initiatique des sociétés traditionnelles, bien que succinctement brossée, ne sécarte pas assez de linitiation chrétienne. C'est pourquoi, dans le cadre du cours de ‘Baptême et Confirmation, qui, avec lEucharistie, sont appelés sacrements de linitiation chrétienne, nous avons voulu nous questionner sur le rapport de continuité et/ou de discontinuité de ces deux types dinitiation.
En outre, disons-le tout de suite, pour éviter une vision uniformisante de linitiation traditionnelle, nous avons choisi le cadre africain pour le confronter au scénario chrétien. Mais lAfrique est aussi plurielle. Cest ainsi que la culture nande[6] nous fournira le type dinitiation pour notre recherche afin de comprendre la formation, léducation et linstruction auxquelles le jeune africain, et nande en particulier, était soumis. Cest ce jeune que nous trouvons protagoniste de la vie de tous les événements de la société chrétienne. Et pour mieux connaître et interpréter son agir, il paraît utile de connaître son genre de formation. Pourquoi cette restriction ? Il semble que parler de linitiation tout court, cest utiliser une notion abstraite. Le risque est grand, celui disoler certains éléments alors que ‘‘le rituel initiatique apparaît, aux yeux de lobservateur, comme un fait social total[7].
Par ailleurs, dans la culture nande, nous nous limiterons à linitiation des garçons, olusumba ou la circoncision. Ceci ne veut nullement dire que les filles ne passaient pas par linitiation. Il est attesté que les filles nande passaient une initiation propre à elle, ‘Erihinga. Celle-ci avait pour objectif dapprendre à la jeune fille nande à devenir adulte, mère de famille; comment entretenir son mari et ses enfants, gérer le foyer, et comment se comporter comme épouse et mère, etc. Bref, il sagissait de préparer la fille à ses responsabilités dans le mariage et lui faire comprendre le rôle de la femme dans la société. La culture nande considère la femme comme symbole de la vie. De ce chef, elle doit non seulement donner, mais aussi protéger la vie. Dans cette optique, linitiation à lâge adulte est comme ‘lart de réussir sa vie et la sagesse de réussir toutes les vies[8].
Dans le cadre de notre recherche, nous ne parlerons plus de cette initiation des filles. En effet, létude du lusumba voudrait nous permettre de bien comprendre si, après la rencontre de la culture nande avec le christianisme, il y a lieu, en dépit des différences possibles (rupture), de tenter une piste dinculturation de linitiation chrétienne. Et, rappelons-le, linitiation des filles ne permet point un tel cadre. Mais il est vrai que, dans le processus dinculturation, la culture nande peut apporter une contribution. En effet, il est prouvé que le génie, de quelque peuple quil soit, est un apport important à la réalisation de la personne humaine, chrétienne. Cest sous cet angle quil faut comprendre la suggestion de Fabien Eboussi Boulaga qui veut quen Afrique, soit instituée une véritable initiation chrétienne où la doctrine se fait rite, jeu liturgique, expérience communautaire, transmission dune discipline et dun style de vie[9].
Ces rudiments une fois posés, force nous est danalyser linitiation nande du lusumba et linitiation chrétienne avant denvisager la perspective dune inculturation de linitiation chrétienne en milieu nande.
1. Linitiation nande du lusumba : description phénoménologique
Le rite dinculturation lusumba (circoncision) est observé sur toute laire nande et dans la quasi-totalité de lAfrique subsaharienne, et même en dehors de lAfrique[10]. En matière dinitiation, tout jeune nande devait subir la circoncision. Exception était faite du fils du chef destiné à la couronne- celle-ci nécessitait un rite particulier dinitiation pour le préparer à lintronisation-, et les fils de certains sages dotés des pouvoirs surnaturels quils transmettaient aux enfants pendant un rite approprié. Cest linitiation de ces deniers que le professeur Mulago analyse et appelle chez les Bashi et les Banyarwanda, ‘initiation spirite[11].
Les conditions pour accéder à cette formation sont bien indiquées par les anciens. Il fallait être un garçon et posséder une maturité physique, spirituelle et morale, capable de supporter le voyage initiatique, qui durait au moins six mois. Cest ainsi que le plus jeune qui sy rendait devait avoir au moins douze ans. Selon la tradition, linitiation lusumba se déroulait en trois grades étapes : la séparation, la réclusion et la réintégration. Celles-ci étaient précédées par une préparation qui nest as sans intérêt.
1.1. La préparation
La coutume nande veut que linitiation se fasse loin, dans la brousse ou dans la foret de sorte quelle reste une réalité mystérieuse aux yeux des non-initiés. La période de linitiation est, de préférence, celle de labondance des récoltes, afin que les candidats à l'initiation et leur maître ne manquent pas de prévisions alimentaires dans le bosquet initiatique. Le moment venu, le kapipi[12] frappe un gong (mukumo) pendant près de deux jours. Il rappelle aux hommes, à coup de tambour, de faire initier leurs enfants.
Pendant ce temps, les pères et les aînés(déjà initiés) des candidats à linitiation viennent de partout pour construire, au plus vite, les huttes pour lhébergement de futurs initiés. Elles sont très modestes et reflètent déjà lesprit dinitiation. Celle-ci, en effet devait se faire dans les conditions les plus modestes pour permettre aux candidats de faire montre dun esprit créateur pour améliorer eux-mêmes lambiance et les conditions du temps dinitiation. Les cases sont construites non loin dune source deau, rivière ou grand ruisseau et un peu loin du village, c'est-à-dire dans la forêt ou dans une grande brousse pour éviter tout contact avec ceux qui sont restés au village[13].
1.2. La séparation: rassemblement et départ pour la brousse
Au jour prévu pour le début de linitiation, les jeunes garçons regorgent de plusieurs villages voisins pour se rassembler dans le village situé sur le chemin de la brousse choisie. Chaque candidat est accompagné de son père, de sa mère et du ‘samba. Le samba est lhomme que la famille a choisi comme parrain de leur enfant. Il doit être nécessairement un ancien, un homme tellement expérimenté quil est un assistant du maître dinitiation. Après que tous se seront mis daccord, on choisit seulement quelques samba, selon le nombre des candidats à linitiation, qui accompagneront les enfants au bosquet initiatique.
Rassemblées au même village, les familles organisent une grande fête à la quelle tout le village participe. Le lendemain matin, se forme un grand cortège vers la brousse : le maître de linitiation (le kipite) à la tête, suivi des candidats et leurs parents et parrains. La procession se fait au rythme des chants de joie et au son de tambour(mukumo).
Avant datteindre le village de linitiation, appelé ‘mbuko ou littéralement endroit de circoncision, tout le monde sarrête. Les femmes rentrent au villages toutes tristes, après avoir saluer leurs fils. En effet, elles ignorent si leurs fils reviendront de linitiation surtout quelles ne savent rien de ce qui sy passe. En outre, si un enfant y meurt, il nest pas pleuré et sa famille ne sera jamais averti, car, pense-t-on, le non-initié est encore un non-né[14].
La séparation a comme but premier de sortir le jeune de son milieu où il navait aucun statut défini, une sortie de l'anonymat dans lequel il se mouvait pour prendre conscience de la recherche de son identité. Cest une étape de prise de conscience avant même dapprendre les secrets de la société à laquelle on veut appartenir pleinement. Il sagit, peut-on dire, dun saut physique, mental, psychologique et même spirituel. La séparation est comme une mort aux siens pour re-naître de lexpérience de linitiation. Pour les parents(surtout pour les mères), les enfants qui leurs sont enlevés sont morts symboliquement, et ils ne le reverront que quand ils seront devenus hommes nouveaux, c'est-à-dire initiés, autres que ce quils étaient avant lexpérience du bosquet initiatique.
1.3. La réclusion
Pour une bonne initiation, les anciens ont voulu que les candidats soient soustraits de leur environnement ordinaire. C'est pourquoi, ils sont reclus dans un endroit jugé capable doffrir au rite les possibilités de son accomplissement. Cette mise à lécart manifestait déjà une distance vis-à-vis des anciennes habitudes (denfant), quil faut abandonner au profit des nouvelles qui correspondent à leur état de vie.
Pendant que les mères se séparaient de leurs fils, le maître de linitiation (le kipite) sest éclipsé dans le camp pour apprêter ce quil faut au départ. Les samba, les candidats et leurs pères se dirigent vers le ‘mbuko où lon aura construit une cabane initiatique. En face de cette hutte, ils disposent sur le ‘mulo, larbre de linitiation. Le kapipi et le kipite les y rejoignent. Un bélier et un coq blanc sont sacrifiés au Dieu Katonda, pour implorer sa protection et sa bienveillance sur les candidats à linitiation et sur tout le temps initiatique[15].
Après ce sacrifice, les candidats sont aspergés du sang de bélier en signe de protection, de purification et de consécration à Dieu Nyamuhanga. Le maître de linitiation (le kipite) montre alors les masques et les statuettes du mukumo, sans explication aucune. Cest ce quon appelle « Erivanolusumba », montrer le mystère. Cette cérémonie se passe dans un silence sacré et inviolable.
Linitiateur pose ensuite une série de questions auxquelles les néophytes doivent répondre avec exactitude. Ce questionnaire concerne surtout les nom et attributs de Dieu. Les néophytes citent tous les attributs de Dieu, même son nom, Nyamuhanga. Alors le maître qui, par ce procédé, a vérifié si les parents donnent une connaissance religieuse à leur enfants, informe les enfants que le nom de Dieu ne se prononce pas, peu importe celui qui le demande. On nomme Dieu, chez les Nande par ses attributs. Cest un grand délit quand un homme, c'est-à-dire un initié, prononce le nom de Dieu (Nyamuhanga) : tout le village doit déménager vers un autre endroit car Dieu a été offensé à lendroit même[16]. Cela est tenu pour dit. On y reviendra plus quà la fin de linitiation.
Après le questionnement commencent alors les épreuves de réclusion initiatique : celles qui symbolisent la mutation de l'être et celles de la vie harmonieuse au sein de la communauté nande. 1.3.1. Les épreuves de la mutation de lêtre
Il sagit principalement de la circoncision qui symbolisent le changement de statut et lépreuve ‘kapupa, qui signifie chez le Nande, le changement de la vie.
1.3.1.1. La circoncision
Epreuve la plus difficile, la circoncision constitue le tournant décisif dans la vie du néophyte. A celui qui veut devenir un homme, il est demandé maîtrise, patience et courage pour affronter un avenir nuageux. Le candidat ne doit pas chercher à hâter ni anticiper lévénement, mais laccepter, lassumer et vivre positivement le temps douloureux de lépreuve.
En général, il y a un kapipi. Mais si les garçons sont nombreux, on admet quil y en ait deux. Les candidats se présentent lun après lautre, ou même deux à deux, devant les kapipi, venant dune station préalablement désignée. Les plus jeunes, puisque lâge nest pas toujours le même, se sentent mal à laise et ont envie de pleurer plutôt que de rire. Certains tremblent et il nest pas rare que quelquun tente de senfuir. Cest ici que les samba, parrains ont un rôle à jouer : réconforter les jeunes et les convaincre que le kapipi ne cherche que leur bien, les rend homme au sens viril du mot. Dailleurs, peut-on entendre, il nuse que de l'ongle de son petit doigt et un coup, cest fini[17].
A dire vrai, la réalité nest pas si simple. Elle est susceptible darracher de cris de désespoir et des larmes à qui la supporterait mal. Cest pour encourager les jeunes que les samba assistent le kapipi pendant lopération. Afin de dissimuler les éventuels cris ou gémissements, cette épreuve se passait non loin dune chute deau. Et pendant ce temps, le gong retentit et on entend les autres chanter : « Tuez lenfant qui est en vous !». De la sorte, le bruit fracassant de la chute deau emporte lesprit de gémissement et denfance ; et le cri angoissé de lopéré ne sèmera aucune panique chez ses compagnons qui entendent encore leur tour[18]. Un jeune vaillant se conduit lui-même au lieu dopération et na pas besoin dêtre tenu comme les autres. Et dès que lopération est fini, il se précipite chez ses compagnons et leur crie : « Ce nest rien. Je suis resté debout et personne ne ma tenu »[19].
Il faut noter que pendant son travail, le kapipi est surveillé par un ancien du village, une lance à la main afin de le rappeler à lordre si, par mégarde, il faisait mal son travail. Tout compte fait, le kapipi est un homme expérimenté et lhistoire na recensé que quelques cas où un kapipi non expérimenté a failli à son service. Toutes les précautions sont prises auparavant. Du médicament est prévu non seulement pour soigner les éventuelles infections, mais aussi pour pallier aux mauvaises opérations. Et il y a toujours un spécialiste dans le groupe des samba.
Après avoir opéré tous les jeunes, le kapipi rentre chez lui. Les Pères promulguent les derniers conseils à leurs fils et le encouragent à tout supporter car, sans linitiation, le garçon ne sera jamais admis à la véranda, ne pourra se marier et aucune responsabilité ne lui sera confié dans la société. Il sera toujours avec les femmes, ce qui ne lui procure que mépris et honte pour la famille. Cest alors quils rentrent tous au village en prenant soin de ne pas parler de ce qui se pas dans la forêt de linitiation, ni même à leurs femmes qui peuvent leur demander des nouvelles de leurs fils.
Les samba restent en brousse pour suivre lévolution de jeunes circoncis, avatende. Il convient de noter que le kapipi et les pères des enfants, bien quils soient à la maison, continuent à veiller sur les jeunes circoncis. De ce fait, ils sont astreints à une discipline telle quils peuvent transgresser certains interdits. Ils doivent sabstenir, par exemple, de relations conjugales pendant tout le temps de linitiation.
Somme toute, pour le Nande, lêtre incirconcis constitue la confusion en lhomme. Lincirconcis ne sait distinguer ni les racines des feuilles, ni sa mère de sa grand-mère. Il est en quelque sorte un imparfait qui réunit en lui la féminité et la masculinité. Lablation du prépuce le libère de cette confusion, lidentifie réellement aux hommes et le rend même acceptable par les femmes comme un véritable homme. Avant cela, il était comme un homme efféminé car il ne se promenait quavec les femmes (Ekitambyavakali).
Notons que les marques laissés sur le corps, pendant linitiation, ont un sens identique en Afrique. Cela est dautant plus vrai que, après avoir analyser plusieurs types dinitiations africaines, Van Gennep ne peut se lasser de dire : « Couper le prépuce équivaut exactement à faire sauter une dent(…), à couper la dernière phalange du petit doigt(…), à pratiquer les tatouages ou scarification : on sort lindividu mutilé de lhumanité comme par un rite de séparation(…) qui, automatiquement lagrège à un groupe déterminé, et de la manière que, lopération laissant des traces indélébiles, lagrégation soit définitive »[20].
Si lablation du prépuce est le signe de l'entrée officielle dans la communauté humaine, le sang versé est tout autant porteur deffets bénéfiques pour linitié. Non seulement il est signe de consécration à Dieu, mais aussi ‘le signe de promotion hiérarchique et didentification fraternelle[21].
Les nouveaux circoncis suivent alors un règlement strict pendant six mois, jusquà leur guérison complète. La restauration leur est assurée du village, par une femme(Nyavatende, la mère de ceux quon vient de circoncire). Elle vient chaque matin, déposer la nourriture à un endroit convenu avec les samba. Un des samba vient la récupérer à mi-chemin, car les femmes nont pas accès au village initiatique. Pendant cette période pénible, les jeunes circoncis sont soumis à diverses épreuves, celles du changement de vie.
1.3.1.2. Lépreuve kapupa et le changement de vie
Après la cicatrisation de la plaie, le maître de linitiation (le kipite) fait passer les néophytes par une sorte de baptême appelé ‘Kapupa. Les samba forgerons apportent des braises de la forge pour cette épreuve. Ils construisent un grand autel(butara) sur lequel il allume un feu, dit de Dieu. Après toute lopération, une poule et une chèvre sont sacrifié au Dieu Katonda.
Au même moment, les vieux habits de nouveaux circoncis sont brûlés. Les jeunes gens passent, lun après lautre, nus sous le brasier, alors que le maître de linitiation (le kipite) ou un autre samba bouge lautel et laisse tomber quelques étincelles de feu sur les néophytes. En passant, chaque garçon chante : « Namasoka okwikala Liwe », c'est-à-dire ‘Le feu de Dieu me purifie. A la fin de cette séquence d feu de Dieu, ils mettent de nouveaux habits, Emilumba. Le mulumba est un tissu obtenu de lécorce dun faux figuier, Mukimba. Il est dune élégance telle que les anciens lutilisent aussi pour le couronnement de chef. Pour les néophytes, les habits sont trempés dans du kaolin en signe de protection contre les mauvais esprits et de nouveauté de leur vie.
Ce rite signifie que linitié est désormais purifié comme une houe à la forge. Sagit-il là dun péché originel dont le Nande serait purifié dans ce rite ? Sans pour autant le nommer tel, il convient de penser quil sagit là dun mystère que les Nande connaissaient déjà. Cependant, ils ne savaient pas lexpliquer en attendant que le Christ vienne révéler lhomme à lui-même dans sa misère.
Tout compte fait, à lissue de cette épreuve, linitié reçoit un nom nouveau pour ratifier son entrée officielle dans la communauté clanique, bien que déjà signifiée par le rejet du prépuce et la cicatrice de la blessure. Le port du nouveau nom, symbole du changement de vie, est le signe du renforcement de vie chez linitié. Il identifie en même temps son appartenance à la tribu[22]. Cest en ce sens quil faut comprendre le proverbe nande selon lequel « le nom, cest la personne » (Erina yomundu). En fait, dans une société dhommes et de femmes, seul linitié a un nom, seul il est un homme. Lincirconcis, dans le cadre de notre recherche, est classé parmi les sous-hommes et ne peut point se marier, car lui-même est considéré comme une femme. Or la tradition Nande nadmet nullement que deux personnes de même sexe se marient. Aucune femme ne voudrait être son épouse. Pour éviter lopprobre dans la société, les jeunes désiraient ardemment linitiation.
Linitiation, précisons-le, ne sarrête pas là. Il y a bien dautres épreuves afin que les jeunes hommes deviennent à la hauteur de ce qui les attend dans la société.
1.3.2. Les autres épreuves
1.3.2.1. Les épreuves de solidarité et dhospitalité
Lépreuve de solidarité sappelle le ‘lusava. Au cours de cette épreuve, les jeunes circoncis ramassent un tas de brindilles lune après lautre à la file indienne. Le premier place une brindille entre les lèvres et la passe à son voisin sans la toucher du doigt. Cette brindille de l'amitié passe de bouche à bouche jusquau dernier et lexercice se poursuit jusquà épuiser le tas[23].
Avec cette épreuve, lon veut initier les jeunes à la solidarité clanique qui se meut sous le signe du rendez-vous du donner et du recevoir. Cest en somme une nouvelle manière dêtre au monde qui est enseigné aux jeunes. En un mot, cest un « savoir et recevoir pour livrer(…), ouvrir ses mains en un seul geste pour recevoir grâce à une autre main qui donne et ainsi de suite : cet échange des mains qui souvrent pour recevoir, cest le symbole de la tradition initiatique »[24].
Cette épreuve est essentielle car on ne peut habiter les collines sans cette solidarité, condition de possibilité de l'ordre et de la paix. Pour vivre heureux, les hommes doivent se tenir la main dans la main et se communiquer de bonnes choses. Le don de soi dans une vie de solidarité et de réciprocité, tel est lesprit que voudrait communiquer linitiateur aux jeunes gens pour contribuer la construction du village. De la sorte, selon le professeur Waswandi, celui qui refuse la solidarité humaine est appelé sorcier chez les Nande[25]. Mais cela ne suffit pas, il faut de lhospitalité.
Lépreuve dhospitalité, les Nande lappelle ‘mulyanyenze. Lesprit dhospitalité est inculqué aux jeunes essentiellement dans lenseignement de la danse mulyanyenze, littéralement mangeur des cancrelats. Nul nignore quen Afrique[26], la danse est une communion totale à lévénementiel, expression de joie, de la peine, etc.
Pendant cette épreuve, on apprend aux jeunes à célébrer les moments de joie et de tristesse en esprit de communion vitale avec les autres. Comme on laura constaté, le Nande ne doit pas vivre replié sur lui-même dans son être-au-monde et dans son être-avec. Il doit vivre dans louverture maximale de partage du bonheur et de malheur. En effet, une vie pleinement humaine oscille entre ces deux pôles.
1.3.2.2. Les épreuves de la vie pratique
Trois épreuves se succèdent ici pour que le jeune Nande sengage dans la vie pratique. Il y a tout dabord lépreuve du tir-à-larc (ngungutsya). Les jeunes circoncis lancent une flèche sur une effervescence du bananier suspendue entre deux arbres. Les initiés tirent un à un dabord, puis à la fois, pendant quun samba caché sous un arbre tire une corde et fait bouger leffervescence pour mesurer ladresse et la dextérité de compétiteurs.
Linitié apprend que la vie ne consiste pas à agir sans objectif, mais à se fixer une finaliTé bien précise pour ne pas être à la merci des faits et des événements. Une mis en garde est faite à ceux qui ratent leur tir, car ils risquent de constituer une classe dangereuse pour la société : celle des paresseux qui vivent aux dépens de la communauté et détruisent ainsi la société[27].
Cette épreuve se poursuit avec lapprentissage des mythes, légendes et devinettes. Dans cette société de loralité, la sagesse se communique dans la parémiologie. En plus des us et coutumes à connaître, il est demandé à linitié de maîtriser les noms des feuilles qui lentourent, surtout celles qui ont un pouvoir curatif, même si chaque être animé a une force vitale.
La deuxième épreuve se déroule en deux phases. Un samba feint dintroduire un fer rouge (musughusughu) dans la verge du jeune homme. Cest là une façon de vérifier le degré de courage, sa capacité de résistance et de discrétion en cas de menace. Si quelqu'un savoue incapable de garder le secret, on frôle sa pudeur avec le fer rouge. Après cet épisode, le maître de linitiation (le kipite) prodigue des conseils aux initiés pour quils soient discrets dans la vie. La parole, peut-il dire, est aussi brûlante que le feu. Elle nest pas un morceau de bois avec lequel on peut samuser. En devenant homme, linitié doit renoncer à se faire bavard comme un oiseau. De ce fait, tout ce qui se passe au bosquet initiatique ne peut pas être raconté aux non-initiés, moins encore à une femme, fut-elle sa mère ou son épouse. Cest alors que le maître de linitiation (le kipite) dévoile du mystère(Erivanolusumba).
Dans cette seconde phase, il sagit dexposer et dinterpréter aux initiés, les figurines et masques de linitiation lusumba. Le symbolisme de celle-ci constitue le compendium éthique et religieux véhiculé en milieu nande. Les initiés conservent très jalousement ce condensé comme un secret et un trésor inaliénable : noubliez jamais le secret initiatique(Ekumbo yo Lusumba) [28], leur dit-on toujours.
Donnons-en quelques exemples. Il y a la figure du simple caméléon. On sait que ce reptile prend toutes les couleurs selon son environnement. Un homme initié ne doit pas vivre comme un caméléon. Il doit lutter contre tout papillonnage et instabilité. Il y a aussi la figurine dun caméléon à double tête, synonyme de la duplicité (akalumira haviri). La duplicité sucre lavenir de lhomme et de la communauté tout entière car elle détruit les relations amicales dans le village. Un homme qui dit oui alors quil pense non vit dans la gadoue, la bassesse. La queue du caméléon est symbole des relations amicales avec les femmes. Dans ce genre de relation, rappelle linitiateur aux jeunes hommes, il faut être circonspect pour ne pas être esclave des sentiments (kirisya vakali, littéralement celui qui donne à manger aux femmes avec prodigalité, c'est-à-dire un coureur des jupons).
Le bosquet initiatique nande a environ quatre-vingt quatre figurines que le maître doit présenter et interpréter pour les jeunes qui sont initiés à la vie responsable. On leur enseigne le respect du chef de la communauté, des aînés, des anciens, des femmes comme protectrices de la vie ; le sens de la responsabilité de l'homme dans le foyer et dans la société, le sens du secret, le sens dappartenance à la famille comme le respect des coutumes de la tribu ; linterdiction de voir le lit de ses parents et la nudité de sa sœur ; la patience, le courage, lesprit découte ; le travail assidu, lhonnêteté, le respect de biens dautrui, le souci de la vérité, le respect de la parole donnée ; lhorreur du meurtre, du mensonge, de ladultère, de la sorcellerie ; le mépris de loisiveté, de la paresse ; le sens de lhonneur et de la dignité, et tant dautres enseignements[29].
En fin de compte, cette épreuve musughusughu est une pièce maîtresse de linitiation. Cest pendant cette période que les valeurs de la sociétés et ses coutumes sont enseignées aux néophytes, de même que leur rôle dans la société comme futurs ‘patres familias et responsables. Cette épreuve est aussi le moyen mnémotechnique pour assimiler toute la formation initiatique.
La dernière épreuve est celle de lesprit de force. Les initiés la subissent avant les cérémonies de clôture. Le langage initiatique nande lappelle ‘Kikoko, c'est-à-dire poule mouillée. Lépreuve consiste à cogner un peu fortement les genoux des initiés de façon à leur faire un peu mal. Par ce procédé, on entend libérer les jeunes initiés de l'esprit de peur et de timidité qui caractérise la poule mouillée. Linitié ne doit pas imiter cette poule devant les difficultés lorsquil sagit de défendre lhonneur de la famille, de la communauté ou du clan. Le rite veut enseigner à linitié quil ny a rien de plus odieux pour un homme (digne, c'est-à-dire initié) de cacher littéralement sa barbe quand survient un danger, un malheur. Il est de son devoir de laisser entrevoir, et susciter une lueur despérance ou despoir, là où les femmes et les enfants lisent le signe du désespoir.
Ce rite culturel, peut-on dire, non seulement présente un bénéfice pour la santé physique, mais surtout il produit un effet important au niveau psychologique. Il renforce lidentification au groupe et permet au jeune homme dintérioriser les valeurs positives de sa société. Maintenant il sait que le salut de la cité dépend aussi de lui.
1.3.3. Eryubalo ou les cérémonies de clôture
Les cérémonies de clôture se font en deux principaux moments. Deux jours avant de retourner au village, les initiés passent le rite« Ndanda » ou provision. Tout le monde se rend à la rivière. Un samba descend dans leau et cache un anneau entre ses orteils. Il prétend que lanneau vient de se perdre dans leau. Le maître de linitiation (le kipite) demande aux jeunes de le retrouver. Entre temps, le samba reste dans leau, comme pour marquer le périmètre de la recherche, mais il ne doit pas se baisser dans leau pour ramasser lanneau, entendu que les plus jeunes le feront. Tous les jeunes initiés cherchent en vain lanneau. Finalement, le maître ou le samba plonge une fois sa main dans la rivière et relève lanneau. Tous se baignent et rentrent au village.
Ce rite veut apprendre aux jeunes que, dans la vie, il faut toujours demander conseil aux plus avisés ou expérimentés. La seule provision ndanda quon donne aux initiés est un conseil : quand bien même ils peuvent voler de leurs propres ailes, les jeunes initiés doivent continuer à se mettre à lécole des anciens, initiés avant eux. En fait, pour le nande, « Omukulu syavula eka, avandu sivikala nga mahembe wembene », c'est-à-dire il y a toujours un ancien au village et les hommes ne vivent pas comme les cornes dune chèvre.
Le soir, les jeunes passent un examen final et sont marqués des signes de lirréversibilité de linitiation. Au tour du feu dans la cabane initiatique, les samba interrogent les garçons sur tous les rites quils ont passés. Chaque fausse réponse est suivie dune brimade. On peut intimider un jeune en lui disant quil va, seul, refaire linitiation ou quil attendra la saison suivante. En réalité, cela nest quune façon de lui dire de prêter toujours attention à tout ce qui se passe. En effet, nul ne peut passer deux fois linitiation[30]. Cest ainsi que beaucoup dautres recommandations sont données aux jeunes hommes.
Pendant ce temps, un samba guérisseur sest mis à reproduire sur le corps des initiés des desseins des figurines du Lusumba. Il leur met sur lépaule des tatouages, que le langage initiatique nande appelle ‘Nyonyu, et qui sont le symbole de la liberté. Ensuite, sur lavis du kapipi qui a rejoint le groupe au bosquet initiatique, le kipite (maître de linitiation) organise la danse de lépervier, Endara. Ce sont là, les signes que linitiation est terminée. Les jeunes initiés, Vasumba, peuvent dès maintenant être introduits dans la communauté.
1.4. Le retour au village : la réintégration.
Il faut tout de suite dire que tout le village guette impatiemment le retour des hommes nouveaux. C'est pourquoi dès quil est possible, chacun veut leur souhaiter un bon retour et leur manifester sa joie, celle de tout le village qui a ‘gagné de nouveaux hommes responsables, capables pour le mariage et aussi pour protéger la tribu, le village en temps de guerre[31]. Mais avant den arriver là, il y a encore des cérémonies dusage.
1.4.1. Ladieu au bosquet initiatique
La veille de la sortie, le maître de linitiation, sil ne veut pas envoyer un samba, va lui-même annoncer retour des Vasumba (initiés) au village. Les femmes préparent le repas festif et toute la communauté vibre au rythme du tamtam.
Le matin avant la sortie, au bosquet initiatique, les huttes de linitiation ainsi que les habits des Vasumba sont tous brûlés pendant quils sont couchés à lécart, la face contre terre et couverts de feuilles mortes de bananier, evirere. Ils garderont cette position jusquà ce que se dissipe la fumée du feu qui a consumé huttes et vieux habits. Dès quils se relèvent, ils se font couper cheveux et ongles, se lavent, senduisent de parfum (ovukwa) et dhuile de ricin, et mettent les jupes de raphia. Cest avec cette tenue que les nouveaux initiés rentrent au village[32]. Avant de quitter le bosquet initiatique, ils adressent une prière de remerciement à Katonda, Dieu des initiés. Alors ils ouvrent la procession de retour par des chants de fêtes.
1.4.2. Laccueil au village
Arrivés au village, les jeunes initiés sont conduits dans la case commune, Ekyanghanda (la véranda), et ne peuvent être vus des femmes et des enfants. Le retour au village est une grande fête qui ne sarrête que tard dans la nuit. Cette fête se déroule en deux moments, de façon quon peut dire quil y a deux fêtes.
Il y a dabord celle de la réception des jeunes dans la communauté des adultes. Pendant ce temps, le autres cases sont fermées, et les femmes et leurs enfants ne peuvent pas sortir. Durant tout ce temps quils festoient, les anciens testent les connaissances sur le secret initiatique. Ils leur lancent des charades ; les jeunes y répondent sans tergiverser. A la fin de ce test, le tamtam retentit pour annoncer ladmission et lincorporation définitive des Vasumba dans la classe des hommes libres et adultes.
Les cases peuvent alors souvrir pour laisser aux femmes loccasion de recevoir leurs fils. Elles procèdent dabord à leur identification. Celles qui reconnaissent leurs enfants enfilent quelques bracelets en fibre de palmier sur une baguette placée exprès devant la maison du chef. Celles qui se trompent se font aider par les samba et leur donnent quelque chose en guise de récompense.
Un grand banquet sorganise ensuite chez les parents des nouveaux initiés. Tout le village est en liesse. Plusieurs danses sont exécutées à lhonneur des Nouveaux- Fils dans la communauté. Et chaque fois que lun des Nouveaux Hommes rend visite à la famille de son co-initié(Yamara), les réjouissances festives se renouvellent. Cest alors que devient effective, lintégration totale des jeunes dans la communauté et dans toute la tribu.
Après cette analyse de linitiation yira, on peut se demander pourquoi toute cette démarche hallucinante, qui paraît un peu trop anthropologique. Nous pensons simplement quune école initiatique bien pensée par nos ancêtres peut nous faire bénéficier de ses effets dans lEglise. Dominique Zahan est-il digne de foi quand il affirme : « Linitiation africaine se veut être une sorte de sacrement qui, après une mise à mort symbolique du novice, est susceptible de lui octroyer la résurrection et une nouvelle vie. Cet aspect du passage à la connaissance est de nature plus saillante que le premier, et saffirme avec une évidence encore plus grande(…). On admet habituellement que la mort et la résurrection du néophyte correspondent à lidée de renouvellement de lêtre qui, grâce à ce traumatisme symbolique, dépouille le vieil homme quil était pour se muer en un nouvel homme correspondant à son état spirituel dinitié »[33]
En ce sens, linstitution initiatique lusumba peut offrir sa pédagogie à linitiation chrétienne pour faire de nos chrétiens des vrais Africains et de vrais croyants. Plus concrètement, en milieu nande, bien que la circoncision se passe maintenant à lhôpital lorsque lenfant vient de naître, la sagesse qui accompagnait les pratiques traditionnelles reste vivante chez le peuple. Il y a une sorte de permanence, malgré les mutations de la société, de pratiques traditionnelles[34]. Les anciens savent bien que cette sagesse doit se transmettre aux générations futures. Ces survivances de linitiation traditionnelle ne nous font pas douter de son utilité dans le cadre de notre recherche. Avant de voir dans quelle mesure cette initiation nous est utile dans le milieu chrétien, il convient de jeter un regard sur linitiation chrétienne.