Initiation nande et initiation chrétienne, par Emery-Justin KAKULE MUVAWA (2)

2. Initiation chrétienne  

 

L’on s’est familiarisé à une notion d’initiation définie comme une préparation progressives aux mystères, et un passage par étapes (séparation, réclusion, agrégation) d’un statut inférieur à un autre supérieur. Cette notion semble étrange aux Pères de l’Eglise ancienne. Pour eux, l’initiation est plutôt un moment sacramentel et célébratif de la nuit pascale, où les catéchumènes deviennent fidèles[35].

 

Dans le septénaire sacramentaire, l’Eglise reconnaît le baptême, la confirmation et l’eucharistie comme sacrements de l’initiation. Par eux sont posés les fondements de toute vie chrétienne. En effet, « nés à une vie nouvelle par le Baptême, les fidèles sont fortifiés par le sacrement de Confirmation et reçoivent dans l’Eucharistie le pain de la vie éternelle. Ainsi, par ces sacrements de l’initiation chrétienne, ils reçoivent toujours davantage les richesses de la vie divine et s’avancent vers la perfection de la charité »(CEC,1212).

 

Les auteurs spirituels, dit Hamman, ont aimé découvrir dans les étapes de l'initiation chrétienne le rythme de la vie théologale ou les trois étapes de la vie spirituelle: purification, illumination, union. Le Baptême est le sacrement de la foi et de la naissance à la vie de Dieu ; la confirmation correspond à l’espérance et à la progression, sous l'action de l'Esprit, qui développe et affermit chez les baptisés les énergies de 'la grâce germinale du Baptême'; l'Eucharistie est le sacrement de l'amour, avant-goût de la perfection, où le mystère de l'Eglise et de chacun de ses membres s'achève dans la possession plénière de Dieu. Elle approfondit la grâce baptismale et la mène à son achèvement. C'est pourquoi, dit Hamman, le nouveau rituel du baptême pour adultes prévoit que les trois sacrements soient donnés dans leur ordre traditionnel au cours d’une même célébration[36]. Ces trois sacrements de l’initiation, peut-on lire dans les Préliminaires généraux à l’initiation chrétienne, « s’enchaînent pour conduire à leur parfaite stature les fidèles qui’ exercent, pour leur part, dans l’Eglise et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien’(LG, 31) »[37].

 

Dès le temps des Apôtres, devenir chrétien se réalisait par un cheminement et une initiation à plusieurs étapes. Bien que cette initiation ait beaucoup varié selon les communautés apostoliques, elle comporte toujours les éléments essentiels : l’annonce de la parole, l’accueil de l’ Evangile entraînant une conversion, la profession de la foi, le Baptême, l’effusion de l’Esprit Saint, l’accès à la communion eucharistique (CEC, 1229).

 

Le concile Vatican II (AG, 14) et l’Ordo Initiationis Christianae Adultorum (1972) font entrer dans la notion d’initiation le catéchuménat en innovant, comme le dit Pierre-Marie Gy, par rapport à la tradition ancienne de l’Eglise[38]. Celle-ci rejoint, dans sa notion d’initiation , du point de vue structurel et dynamique, celle connue par les anthropologues et les historiens des religions.

 

L’histoire a montré que les adultes comme les enfants reçoivent le baptême. Dans le cadre de notre recherche, nous nous limiterons au rituel pour adultes. Le grand déploiement qu’a connu l’initiation chrétienne au cours de premiers siècles de l'Eglise a présenté une longue période de catéchuménat et une suite de rites préparatoires qui jalonnaient liturgiquement le chemin de la préparation catéchuménale et qui aboutissaient à la célébration des sacrements de l’initiation chrétienne. Ce sont ces moments que nous voulons analyser d’abord, pour tenter ensuite de mettre en dialogue l’initiation chrétienne et l’initiation traditionnelle nande pour mieux en saisir les éléments analogues et ce qui fait l’originalité de chacune.

 

2.1. Le pré-catéchuménat

C’est le temps de la première évangélisation. Il s’agit de premières rencontre avec les ‘sympathisants’ ou candidats en recherche et un groupe de chrétiens qui les accueillent dans un climat d’amitié, d’écoute et de partage. Celui qui, un jour, demande le baptême arrive à cette décision après une longue recherche. Il rencontre une communauté convoquée par la Parole et qui célèbre les sacrements. Le sympathisant n’est pas encore à mesure d’entrer dans l’univers symbolique et sacramentaire de la liturgie. Il doit préalablement être introduit dans l’univers de la Révélation, du mysterium salutis, c'est-à-dire il doit être atteint de la Bonne Nouvelle.

 

La foi naît en effet de l’écoute. Le récit de grandes œuvres accomplies par Dieu dans l’histoire, Ancien et Nouveau Testament, permet à la personne de comprendre les œuvres sacramentelles que Dieu lui-même accomplit aujourd’hui en Jésus par l’Esprit, dans l’histoire de l’Eglise. L’évangélisation commence, accompagne et suit chaque étape de l’itinéraire initiatique chrétien. Selon Arnold Van Gennep, le pré-catéchuménat avec l’éveil à la foi est comme une séparation. Le candidat se détache d’une certaine vision de la réalité, de certaines habitudes inconciliables avec la nouvelle foi qui germe en son cœur, pour entrer dans la vie chrétienne.

 

Lorsque la première annonce de la Bonne Nouvelle, Kérygme, a fait germer la foi dans le cœur du sympathisant et a orienté sa vie vers une conversion initiale, le temps est venu pour l’entrée au catéchuménat. Il convient de noter que, au sujet de la durée cette période pré catéchuménale, rien n’est établi à l’avance. Il faut que le sympathisant prenne le temps nécessaire pour que sa décision de suivre le Christ et de demander l’admission au catéchuménat soit bien mûre.

 

2.2. Le catéchuménat

 

Selon le code de droit canonique, un adulte qui, ‘après avoir achevé le temps de précatéchuménat’ (Can.788, §1), demande le baptême, sera admis au catéchuménat dans la mesure du possible conduit par les divers degrés à l’initiation sacramentelle (Can.851 §1).

 

Le catéchuménat est la période de l’approfondissement de la foi et du risque qui décidera du futur car « entrer en catéchuménat, c’est entrer dans une aventure »[39]. Dans le cheminement initiatique chrétien, cette phase est la plus importante en tant que ‘passage entre ce qu’on n’est plus vers ce qu’on n’est pas encore’[40]. Le catéchumène n’est plus un incroyant, ni un simple sympathisant. Il est fidèle mais pas encore chrétien[41]. L’on ne devient chrétien que dès le baptême.

 

Cette période en marge est le temps de la lutte entre les vieilles tendances, les doutes, les tentations d’un retour en arrière. Il passera par la mort et la résurrection du baptême. Il deviendra en Jésus Christ, auquel le baptême l’incorpore, une créature nouvelle, un membre à part entière dans l’Eglise, corps du Christ.

 

Le catéchuménat est l’institution initiatique par laquelle l’Eglise se donne de nouveaux membres (AG, 14). Ce temps est consacré à la catéchèse, à l’approfondissement de l’histoire du salut, à la conversion et au changement de mœurs. Graduellement s’accomplit le passage du vieil homme à l’homme nouveau. Cela demande du temps.  

 

La formation des catéchumènes a pour but de permettre à ces derniers, en réponse à l’initiative divine et en union avec une communauté ecclésiale, de mener leur conversion et leur foi à la maturité. Selon le Concile Vatican II, il ne s’agit pas simplement d’un exposé des dogmes et préceptes, mais « d’une formation à la vie chrétienne intégrale et un apprentissage par lesquels les disciples sont unis au Christ leur Maître. Les catéchumènes doivent donc être initiés comme il faut au mystère du salut et à la pratique des mœurs évangéliques, et introduits, par des rites sacrés à célébrer à des époques successives (SC, 64-65), dans la vie de la foi, de la liturgie et de la charité du peuple de Dieu » (AG, 14).

 

Il faut noter que toute la communauté ecclésiale est concernée par ce travail. Elle est en fait engagée dans les différents rôles ministériels accomplis par le garant, le parrain ou la marraine, le catéchiste, le prêtre ou l’évêque. Le catéchumène est dans l’Eglise et participe aux célébrations de la parole. Cependant, il n’est pas encore admis à la vie sacramentelle.

 

La durée du catéchuménat, relativement longue, peut dépendre d’un certain nombre de facteurs : du nombre des catéchistes, diacres ou prêtres, de la collaboration de chaque catéchumène, de la possibilité facile ou non de joindre le siège du catéchuménat, de l’aide apportée par la communauté. C’est compte tenu de tout cela que la tâche de déterminer la durée est dévolue à l’évêque[42]. Comme le cheminement de la foi des catéchumènes varie selon l’initiative de l’esprit et la libre réponse de l’homme, le rituel prévoit que ce temps peut durer plusieurs années[43].  

 

2.3. Les rites et symboles dans les sacrements de l’initiation et la mystagogie

 

Il faut noter que ces sacrements sont conférés de façon privilégiée pendant la célébration de la Sainte Messe. ‘Source et sommet de toute vie chrétienne’ (LG, 11), l’Eucharistie contient tout le trésor spirituel de l’Eglise, c'est-à-dire, le Christ lui-même, notre Pâques. De ce fait, les autres sacrements et tous les ministères ecclésiaux et les tâches apostoliques sont tous liés à l’Eucharistie et ordonnés à elle (PO, 5).

 

Plusieurs rites interviennent pendant la préparation aux sacrements de l’initiation. L’entrée au catéchuménat est célébrée avec un rite d’accueil, qui est suivi d’une liturgie de la parole de Dieu. L’accueil culmine dans la signation des catéchumènes, qui sont marqués du signe de croix pour signifier que le Seigneur prend possession d’eux. Souvent, on signifie l’entrée en catéchuménat en remettant aux catéchumènes une croix ou le livre des Evangiles.

 

Pendant le catéchuménat, il faut signaler le rite de l’exorcisme. Il s’agit d’une ‘prière d’exorcisme, demandant à Dieu d’arracher les catéchumènes aux forces du mal, appel à la tendresse du Seigneur pour qu’il les aide dans leur montée vers lui’[44]. Quand les catéchumènes ont compris les implications majeures de la foi en Jésus-Christ, deux autres rites ont lieu, précédée chacune par une célébration de la Parole appropriée dans deux célébrations différentes: la remise du résumé de la foi (symbole des Apôtres ou de Nicée-Constantinople) et la prière du Pater noster.

 

L’initiation chrétienne est étroitement liée au mystère pascal célébré pendant l’année liturgique. C'est pourquoi le temps de carême constitue le temps de l’ultime préparation pour les candidats. Au premier dimanche de carême, a lieu le rite d’élection[45]. C’est l’appel décisif adressé par l’évêque ou un autre prêtre à ceux qui (catéchumènes), ‘en toute conscience de leur faiblesse, se sentent aptes à répondre à l’appel du Seigneur et à y conformer leur vie’[46]. Il convient de signaler ici que l’Eglise écoute aussi l’avis de la communauté qui a accompagné les catéchumènes pendant la préparation. C’est cette communauté qui doit témoigner du sérieux de leur engagement. C’est parmi ses membres que, normalement, on doit chercher les parrains et les marraines des futurs baptisés[47].  

 

Il n’est pas superflu de nous arrêter un peu sur la personne du parrain. Ce dernier peut être différent du garant que le catéchumène, encore simple sympathisant, a choisi pour le présenter à la communauté en témoignant de ses intentions et donc l’accompagner jusqu’au catéchuménat[48]. Le parrain est choisi par le catéchumène et délégué par la communauté ; et il doit être agréé par le prêtre responsable. Il intervient officiellement lors du rite de l’élection, de la célébration des sacrements de l’initiation , et pendant toute la période mystagogique. Par son exemple et ses conseils, il montre à son filleul comment vivre et pratiquer l’évangile dans sa vie personnelle et sociale. Par son amitié et sa présence fraternelle, il aidera le néophyte dans ses difficultés, ses doutes, afin qu’il puisse être fidèle à ses engagements[49]. Toujours est-il nécessaire de signaler que le parrain doit avoir reçu les sacrements de l’initiation et vivre en cohérence avec sa foi et avoir l’aptitude et l’intention d’assurer ce ministère d’accompagnement (Can. 874 § 1).

 

 Les autres dimanches du carême sont consacrés aux scrutins et aux traditions. Chacun des scrutins se développe autour de l’Evangile de ces dimanches, qui tiennent une place de choix dans la catéchèse pré-baptismale. Par–delà la samaritaine, au troisième dimanche, c’est aux futurs baptisés que Jésus-Christ offre le don de Dieu et promet l’eau vive. La guérison de l’aveugle-né dans la piscine de Siloé, au quatrième dimanche, rappelle que le baptême est une illumination. Quant à la résurrection de Lazare, au cinquième dimanche, elle révèle dans le baptême un passage de la mort à la vie offert par Jésus-Christ à quiconque croit en lui. Chaque scrutin est, selon le rituel présenté par Pierre Jounel, suivi de l’exorcisme qui a pour but d’obtenir aux futurs baptisés d’être victorieux de l’esprit du mal et de s’ouvrir à l’emprise de l’Esprit Saint[50].

 

 

A l’approche de Pâques, de préférence le samedi saint, une journée de recueillement et de pénitence est marquée par des rites hérités de la tradition de l’Eglise. En effet, quand on a remis le Symbole aux catéchumènes, le samedi saint est consacré à la ‘redditio symboli’(proclamation solennelle du credo) et au rite de ‘l’effattà’(exprimant la nécessité de la grâce pour pouvoir entendre la parle de Dieu et la professer, ce qui rappelle aussi que l’homme répond aux appels de Dieu en s’ouvrant à lui et à son être[51]). Le plus souvent, il y a aussi l’onction avec l’huile des catéchumènes pour signifier que la force du Christ agira dans leur faiblesse pour lutter contre le mal[52]. Même si on peut adapter le calendrier de ces célébrations à différentes situations, la nuit pascale devra toujours être le temps privilégié pour la célébration des sacrements de l’initiation. Les dimanches, de Pâques jusqu’à la Pentecôte, seront le temps de la mystagogie[53].

 

Sans pour autant entrer dans les détails, parcourons rapidement la mystagogie de la célébration des sacrements de l’initiation, et recensons les différents symboles de cette célébration très riche(CEC, n°1235-1244, 1297-1301) . Chronologiquement, il y a la signe de croix, empreinte du Christ qui nous as sauvés par la croix ; l’annonce de la parole de Dieu qui suscite la réponse de la foi ; un ou plusieurs exorcismes sur le candidat(on l’oint ou on lui impose les mains) qui renonce explicitement à Satan pour confesser la foi de l’Eglise. L’eau baptismale consacrée par une prière d’épiclèse, le rite essentiel du sacrement de baptême manifeste les catéchumènes ‘naissent de l’eau et de l’esprit’(Jn 3,5) : la triple immersion dans l’eau baptismale(le plus souvent on verse trois fois l’eau sur la tête) ‘signifie et réalise la mort au péché et l’entrée dans vie trinitaire à travers la configuration au mystère pascal’.

 

L’onction du saint chrême fait devenir chrétien le baptisé : oint de l’Esprit Saint, incorporé au Christ oint prêtre, prophète et roi. Dans la liturgie orientale, rappelle le Catéchisme de l’Eglise catholique, l’onction postbaptismale Eglise est le sacrement de la confirmation, alors qu’en Occident elle annonce une autre qui confirmera et achèvera l’onction baptismale(CEC,n°1242). Avec le vêtement blanc, on revêt le Christ(Ga3, 27) : on est ressuscité avec lui.

 

Le cierge pascal renvoie au Christ lumière qui illumine le néophyte et en qui il doit être lumière du monde(Mt 5, 14 ; Ph 2, 15)[54]. Dès lors, devenu enfant de Dieu, le néophyte peut prier le Pater noster ; il est aussi ‘admis au festin des noces de l’Agneau’ : c’est la communion eucharistique, troisième sacrement de l’initiation. La bénédiction solennelle conclut la célébration du baptême.  

 

Si le sacrement de confirmation est célébrer un autre jour, on remarquera la prière d’imposition des mains prononcée par l’évêque sur les confirmands pour leur transmettre la plénitude des sept dons de l’Esprit qui les configurent au Christ, l’Oint de Dieu[55]. Le geste d’imposition des mains signifie justement cette prise de possession de ces dons. Le rite essentiel de la confirmation est l’onction du saint chrême sur le front du confirmand. Se faisant en signe de croix, il signifie que ‘‘les combattants portent l’insigne de leur chef(la croix), à l’endroit plus visible(le front) car c’est leur identité’’[56]. « Le baiser de paix qui achève le rite signifie et manifeste la communion ecclésiale avec l’évêque et avec tous les fidèles »(CEC, 1301).

 

Il est important, note François Luyeye, d'expliquer clairement et sans ambiguïté le sens de ces symboles aux fidèles lors des célébrations et de souligner que ces éléments ne deviennent des signes efficaces de la grâce divine que par la parole et la prière de l'Eglise. N’oublions pas que le nouveau chrétien porte un nom nouveau. Ce nom est généralement celui d’un saint et lui rappelle une vie vécue dans le Christ.  

 

3. La culture nande et le christianisme : confrontations de deux parcours initiatiques

 

Avant de conclure sa communication à la première semaine philosophique de Kisangani, le Père René De Haes disait : « L'inculturation représente un second modèle important de la théologie contextuelle. Le terme est nouveau et récent, bien que la foi chrétienne n'ait jamais existée autrement que traduire dans une culture (sic). Ce fait est un trait essentiel du christianisme (…). On a fini par admettre que la pluralité des cultures implique une pluralité de théologies, ce qui signifie pour les Eglises du Tiers-Monde un adieu à une démarche eurocentrique. La foi chrétienne doit être repensée, reformulée et vécue sous une forme nouvelle dans chaque culture humaine, ce doit être d'une façon vitale, en profondeur, en allant jusqu'aux racines de la culture (…). L'inculturation ne signifie pas que la culture doive être détruite pour qu'on reconstruise quelque chose de nouveau sur ses ruines; mais cela ne signifie pas non plus qu'une culture particulière doive être simplement approuvée sous sa forme actuelle(…). L'inculturation reste un processus expérimental et permanent non seulement parce que les cultures ne sont pas statiques, mais encore parce que l'Eglise peut être amenée à découvrir des mystères de la foi précédemment ignorés »[57].

 

En cette perspective, évitant ce que le père René De Haes appelle 'réponses traditionnelles de l'exclusivisme, de l'accomplissement et du relativisme'[58], nous pouvons tenter de rapprocher l'initiation chrétienne et l'initiation traditionnelle nande dans ce qu'elles ont de particulièrement positif car, comme le dit Monseigneur Laurent Monsengo, archevêque de Kisangani, ‘pas tout peut être inculturé’[59].  

 

3.1. Aspects majeurs de deux initiations  

 

De prime abord, il convient de reconnaître que, dans l’initiation chrétienne et l’initiation traditionnelle nande, cinq aspects sont significatifs. L’admission à l’initiation, le temps initiatique, le lieu de l’initiation, la communauté initiatique et la pédagogie de l’initiation, dans l’une ou l’autre initiation, synchronisent en telle enseigne que l’on pourrait, non sans raison, estimer que le peuple nande n’a pas eu beaucoup de difficulté à adhérer à la foi chrétienne[60].  

 

Nous avons vu que n’importe qui ne peut y être admis à l’initiation traditionnelle yira du lusumba. Elle est réservée aux garçons (les filles ont la leur à part) que leurs parents auront jugés mûrs et capables de supporter les épreuves. Même si l’âge peut varier (souplesse), en tout cas, le candidat doit être ‘idoine’, ni déséquilibré, ni malade, ni malfamé, ni voleur incorrigible, ni querelleur, ni immoral[61]. De même, le candidat ne doit pas être marié. En effet, un des buts de l'initiation est de préparer le jeune aux relations justes avec l’autre sexe, de le faire passer ainsi à une sexualité socialisée et de lui reconnaître le droit de se marier et de procréer. En outre, le candidat doit être, en général, un membre issu de la communauté initiatrice. Normalement l’étranger n’est pas admis[62].  

 

Par contre, pour l’initiation chrétienne, « tout être humain non encore baptisé, et lui seul, est capable de recevoir le baptême » (Can. 864) ; « Tout baptisé non encore confirmé peut et doit recevoir le sacrement de la Confirmation (cf. CIC 889 §1). Puisque Baptême, Confirmation et Eucharistie forment une unité, il s'ensuit que "les fidèles sont tenus par l'obligation de recevoir ce sacrement en temps opportun" ( CIC 890 ), car sans la Confirmation et l'Eucharistie, le sacrement du Baptême est, certes, valide et efficace, mais l'initiation chrétienne reste inachevée »(CEC, 1306). Il va sans dire que, dans l’initiation chrétienne, il n’ y a pas d’exclusion due au sexe, à l’appartenance sociale ou raciale, à l’âge ou à la condition physique. Il faut seulement être humain et non baptisé pour être admis au baptême, et baptisé pour être admis à la confirmation. Il est évident qu’on ne peut pas parler d’initiation chrétienne pour les enfants qui reçoivent le baptême dans les premières semaines après leur naissance (Can. 867 § 1), ni pour celui qui est assimilé à l’enfant car il n’est pas maître de lui (Can. 852 § 2) ou encore des fœtus avortés qui peuvent être baptisés s’ils vont survivre (Can. 871).

 

 

Si la marge de liberté personnelle est assez restreinte dans l’initiation yira, le jeune ne prenant pas l’initiative lui-même, la pratique chrétienne a affaire avec des gens qui, « ayant écouté l’annonce du Christ, et par grâce de l'Esprit Saint qui ouvre leur cœur, consciemment et librement cherchent le Dieu vivant et commencent leur cheminement de foi et de conversion »[63]. L’Eglise demande au candidat d’exprimer son adhésion personnelle explicite et pleinement libre : ‘explicita voluntate’ (Can. 206 §1) : « L’Eglise interdit sévèrement de forcer qui que ce soit à embrasser la foi, ou de l’y amener ou attirer par des pratiques indiscrètes » (AG, 13 ; DH, 2, 4,10). Le jeune nande pouvait être forcé à aller à l’initiation d’une façon ou d’une autre.  

 

Tout compte fait, dans la communauté nande, les parents et la communauté décident sans appel de l’admission. Du côté chrétien, une demande d’admission sera évaluée par les responsables de la communauté et, si les conditions nécessaires sont remplies (maturité, conversion, sens de la pénitence et de l'Eglise), le candidat sera admis. Ici les deux initiations convergent, mais d’un point de vue uniquement.  

 

Chez les Nande, pour ce qui est du facteur temps dans l’initiation, le début des initiations est assez varié et différents éléments entrent en jeux[64] : saison sèche, lunaison etc. Mais c’est surtout la saison après les récoltes (abondantes) qui est la plus traditionnelle. Quant à la durée, elle ne dépasse pas généralement 6 mois. La fréquence comme la durée des initiations est soumise à des facteurs démographiques : nombre des candidats, qui conditionne celui des samba initiateurs. La date est souvent choisie par le haute autorité de la communauté, le chef, ou par un conseil de notables.  

 

Dans le christianisme, le rituel est assez souple pour la dimension temporelle. Pour les cas particuliers et urgents, il est possible de raccourcir, ou même d’abolir l’élément temporel, par exemple en cas de danger de mort[65]. Mais ce sont-là des cas limites, il faudrait respecter le temps prévu pour l’initiation : un temps nécessaire pour prendre la décision personnelle de suivre le Christ (pré-catéchuménat), un long temps d’apprentissage, d’approfondissement et de maturation de la foi (catéchuménat). Ce temps peut dépendre de plusieurs circonstances, comme nous l’avons vu, mais, c’est à l’évêque que revient la tâche de déterminer le temps du catéchuménat[66].  

 

Mais comme la référence temporelle de l’initiation chrétienne est fondamentalement christologique, et non liée à des facteurs sociaux et cosmo-biologiques comme le rythme temporel de l’initiation yira, il faut signaler les temps forts de carême et de pâques qui imposent un certain rythme à la démarche initiatique chrétienne. Et cela différencie les deux initiations du point de vue temporel.  

 

Pour le lieu de l’initiation, le lusumba nande se déroule toujours quelque part, hors du village, en pleine forêt ou en brousse, près d’un cours d’eau. Seuls les initiés et les candidats y accèdent. Et l’isolement est presque total. L’endroit peut être stable et servir pour plusieurs séances d’initiations, ou bien être choisi à chaque fois. Mais toujours est-il que le samba et le kipite choisissent un emplacement qui, après l’initiation, sera complètement détruit par le feu.  

 

Pour l’initiation chrétienne, il n’est pas tellement question d’un lieu matériel, mais plutôt d’un espace humain où se nouent des relations nouvelles entre les catéchumènes et la communauté qui chemine avec eux. Le rituel voudrait tout de même que ces endroits soient convenables et tiennent compte des exigences pastorales et des ‘nécessités particulières qu’on trouve dans les régions de mission’[67]. En tout état de cause, les catéchumènes quittent leur milieu, se séparent des leurs non sans sacrifice ni douleur. Ils vivront, au lieu de l’initiation, un style de vie en commun différent de celui qui leur est habituel. De ce point de vue, on n’est pas très loin de l’esprit initiatique traditionnel nande.  

 

Quant à la communauté initiatrice, tous y participent : toute la tribu ou toute la communauté ecclésiale est concerné et ne joue pas un rôle anonyme. Ce sont toujours les initiés expérimentés, samba, kipite, catéchistes, prêtres, qui conduisent l’initiation. Cela va sans dire chez les nande. Pour l’initiation chrétienne, la communauté ecclésiale tient une place de choix dans l’itinéraire catéchuménale. C’est tout le peuple de Dieu, c'est-à-dire l’Eglise, qui transmet et nourrit la foi reçue des Apôtres. C’est elle qui doit préparer au baptême et former les chrétiens. Le concile Vatican II a affirme explicitement l’engagement de toute communauté en ces termes : « (…) Cette initiation chrétienne au cours du catéchuménat doit être l’oeuvre non pas des seuls catéchistes ou des seuls prêtres, mais de toute la communauté des fidèles » (AG, 14).  

 

Les deux initiations accordent un rôle particulier à certaines personnes : samba, kipite d’une part, catéchistes, parrains, d’autre part. Mais, au-delà de tout cela, c’est le chef ou l’évêque, c’est selon, qui est le premier responsable de l’initiation.  

 

S’agissant de la pédagogie de l’initiation, disons tout simplement que, dans l’une ou l’autre modèle, il ne s’agit pas de suivre des cours systématiques comme à l’école. En effet, comme le notait si bien André Aubry, « l’école a des élèves qui apprennent un savoir, l’initiation a des disciples qui découvrent une vie »[68]. Cela se passe de tout commentaire pour l’initiation nande. Il faut remarquer que les épreuves de l’initiation traditionnelle, douloureuses parfois, sont absentes dans l’initiation chrétienne. Les rites de cette dernière, bien que similaires à ceux de celle-là, qui privilégie la formation et non l’information.  

 

La foi n’est pas le fruit d’un enseignement, mais un don de Dieu accueilli et cherché de façon libre et consciente. L’enseignement catéchétique dispensé au catéchumène est une initiation à la vie dans l’Esprit ; et les notions doctrinales, morales ou sacramentelles sont en fonction de cette expérience vitale. Il s’agit d’arriver à une co-naissance intime du mystère du Christ. On est proche de la notion de stage que de cours.

Il importe de noter que l’initiation chrétienne n’a pas de secret qu’il faut cacher aux non initiés, comme dans l’initiation yira où il prélude à la maîtrise de la parole et permet aux initiés de renforcer pouvoir et prestige sur ceux qui ne le savent pas. Les thèmes, les vérités chrétiennes et les rites sont publics. Le renvoi des catéchumènes après la liturgie de la parole, pendant la célébration eucharistique n’a de raison que parce qu’ils ne peuvent pas participer à la communion sacramentelle, ils sont encore en route[69].  

 

Ce que le catéchumène a découvert et vécu lors de son initiation, ne doit pas rester caché. Il est tenu à le proclamer et de le témoigner autour de lui. Là encore, nous sommes dans une perspective bien différente de deux initiations de notre étude. Cependant, on trouve beaucoup de concordances. Tentons d’en approfondir quelques-unes.  

 

3.2. Correspondances dans les deux initiations  

 

D’entrée en jeu, l’on peut mentionner la circoncision comme un antécédent israélite que le baptême chrétien accomplit. Cela va sans dire. Si Paul, dans sa lettre aux Colossiens (Col 2,8-15) peut argumenter à l’aide de la circoncision au sujet du baptême, on peut penser une chose. Il se peut qu’il retrouve dans le baptême, un des effets de la circoncision : l’intégration au peuple de Dieu qui, sous la nouvelle alliance, se fait par le baptême (et non plus par la circoncision comme dans l’ancienne alliance).  

 

Il s’agit là de quelque chose tout à fait parallèle au passage du sabbat au dimanche. Si, après des hésitations parfois dramatiques, l’Eglise n’a pas exigé la circoncision à ses membres mâles, cela ne vaut-il pas dire que ce que conférait la circoncision est donné et plus vraiment encore par le baptême ? De là, une recherche approfondie aboutit à des analogies, peut-être troublantes, selon l’expression de Sanon[70]. En tout état de cause, il est net de comparer les valeurs de l’initiation baptismale à celle de l’initiation nande, surtout quand il s’agit du temps initiatique, du mystère de la mort et de la vie, et de l’intégration post-initiatique dans la communauté des adultes.

 

 

3.2.1. Le temps initiatique : Erivanalo  

 

Le temps initiatique est une période sacrée. De profane qu’il était avec les activités quotidiennes, il devient sacré avec l’initiation traditionnelle. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, ce temps est encadré par les prières sacrificielles pour implorer (au début) l’assistance de la divinité et pour la remercier (à la fin) de sa bienveillance. Les prières au début, note Erny, sont une supplication de la faveur et de la présence active du monde céleste pour qu’il y ait moins d’accident pendant les multiples épreuves de l’initiation. Celle est, en effet, ‘une longue période de stage consacré à une éducation intensive, physique, religieuse, militaire, technique, au code de la vie morale et sexuelle’[71]. Quant aux prières sacrificielles de clôture, elles sont une action de grâce rendue au Dieu et aux ancêtres pour la réussite de l’initiation.  

 

Le catéchuménat est aussi un temps sacré où l’on se met sous la protection de la Sainte Trinité et de tous les saints qui ont suivi Jésus-Christ. Il suffit, pour s’en rendre comte, de reconsidérer le contenu de toutes les oraisons, de toutes les bénédictions et des exorcismes sur les catéchumènes. Si l’initiation lusumba est un temps idyllique où les épreuves subies doivent dépasser le niveau de la ritualisation pour céder la place à la concrétisation des faits, à la fin du catéchuménat, on insiste beaucoup sur le devoir de tout chrétien d’être missionnaire. Seul celui qui ne veut pas voir ne percevrait pas là une analogie.

 

 

3.2.2. La nouvelle naissance : Eributwa

La régénération dont se prévalent les deux rites de l’initiation chrétienne et du lusumba yira se pose en similitude entre les deux cultures et peut favoriser une rencontre harmonieuse. Les épreuves sont conçues comme une nouvelle naissance dan l’initiation yira. De même, le catéchuménat renforce la conversion qui devient une nouvelle naissance au baptême en faisant de nous des enfants de Dieu. Cette re-naissance est un mystère, une œuvre de Dieu et des ancêtres chez les Nande, et, dans le christianisme, une œuvre de la Sainte Trinité. De la sorte, nous pouvons affirmer sans crainte d’être contredits que le temps initiatique est un véritable catéchuménat où la formation morale de l’histoire de nos ancêtres correspond à la formation doctrinale de l’histoire de l’Eglise.

 

 

Dans l’initiation chrétienne comme dans l’acte chrétien de régénérer, la théologie affirme que l’Eglise est notre mère[72]. De même, dans l’initiation nande, le temps initiatique est comparé à l’obstétrique qui est la figure de la renaissance. Il dure effectivement neufs lunaisons, temps que les anciens ont estimé nécessaire pour l’engendrement d’un homme à la vie nouvelle. Le temps initiatique célèbre le retour mystique dans les seins maternels (regressus ad interum), la cabane initiatique où les jeunes passent une partie de leurs épreuves ne symbolise-t-elle pas le ventre maternel ? Mircea Eliade le dit explicitement en parlant de l'état de semence devant une pure virtualité : « Cette régression à l’état embryonnaire, à l’état fœtal, équivaut à une régression au monde précosmique avant l’aube du premier j our. L’initié vit, non pas comme avant sa naissance biologique dans le ventre maternel, mais plutôt dans la nuit cosmique, dans l’attente de l’aurore, c'est-à-dire, de la nouvelle création »[73].  

 

Dans l’Evangile, l’entretien de Jésus avec le pharisien Nicodème est illustratif pour une seconde naissance. Le vieux docteur de la loi se demandait comment un homme vieux comme lui pouvait rentrer dans le ventre de sa mère pour re-naître. Mais le langage du Fils de l’Homme était symbolique : « Jésus lui répondit : ‘En vérité, en vérité, je te le dis : à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu’. Nicodème lui dit : ‘ Comment un homme pourrait-il naître s'il est vieux? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître’ ? Jésus lui répondit : ‘ En vérité, en vérité, je te le dis : nul, s'il ne naît d'eau et d'Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit. Ne t'étonne pas si je t'ai dit : ‹ Il vous faut naître d'en haut. Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit’. Nicodème lui dit : ‘Comment cela peut-il se faire ?’Jésus lui répondit : ‘Tu es maître en Israël et tu n'as pas la connaissance de ces choses ! En vérité, en vérité, je te le dis : nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu, et, pourtant, vous ne recevez pas notre témoignage. Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel?(…) »(Jn 3, 3-12).  

 

3.2.3. Le mystère de la mort et de la vie : Erihola n’eriluvuka  

 

Initiation nande et initiation chrétienne ont aussi en commun le symbolisme du changement de vie qui est exprimé en termes de voyage, de traversée, de passage de la mort à la vie. Le rite nande de l’initiation fonctionne dans la conception de la mort qui engendre la vie. La mort est déjà symbolisée par la réclusion(Eriyayo). La cérémonie impressionnante par laquelle les parents accompagnent leurs fils jusqu’au lieu de l’initiation fait penser au cortège funèbre. A la fin de l’initiation, les néophytes se couvrent de branchages couchés la face contre terre pour signifier la nuit cosmique. Cette mort mystique est clairement perceptible quand on brûle la cabane initiatique et les vieux vêtements que les initiés portaient pendant le stage initiatique.  

 

Tout cette symbolique avec le port de nouveaux habits, l’adoption du nouveau nom expriment le passage de la mort à la vie. C’est là un véritable baptême dont l’épreuve kapupa vient préciser le sens. L’initié passe en dessous de l’autel du feu de Dieu en disant : ‘Le feu de Dieu me purifie’. Dominique Zahan y voit un « ‘aliquod sacramentum’, une sorte de sacrement qui, après la mise à mort symbolique du novice, est susceptible de lui octroyer la résurrection à la nouvelle vie »[74]

 

Par le mystère du passage de la mort à la vie, l’initiation yira veut signifier que seuls les hommes nouveaux peuvent bâtir un village nouveau, un monde habitable garantissant la dignité de l’homme. De même, dans le baptême chrétien, seuls les hommes nés de nouveau, régénérés en fils de Dieu, sont capables de collaborer à la construction d’un monde nouveau, le royaume de Dieu qui est paix, joie et justice (Rm 14, 17). En effet, dans la communauté, le baptisé conscient de son engagement fera toujours intervenir l’amour absolu qui fait mourir au péché et naître à la grâce.

 

3.2.4. L’intégration dans la communauté : embuluka y’obulume.  

 

La finalité commune de nos deux rites est de créer un nouvel être et l’intégrer dans la communauté des responsables. Il s’agit de remodeler l’initié pour l’intégrer dans une communauté.

 

Avant l’initiation, l’homme nande est un être indifférencié qui conserve en lui la féminité et la virilité. Après la circoncision, il devient réellement un homme. C’est pourquoi, à la fin de l’initiation on chante : ‘La corde sexuelle de l’homme et de la femme est cassée, akalandi k’omulume n’omukali katwikire’. Dès lors, l’initié porte, en lui, les marques qui l’identifient comme membre de la communauté clanique. N’y a-t-il pas là une ressemblance avec le caractère baptismal qui agrège à la communauté chrétienne ?  

 

L’initiation est l’entrée juridique et solennelle de l’individu dans la communauté qui le déclare apte à figurer au registre des hommes[75]. A partir du moment où le jeune homme est initié, la communauté peut lui confier une responsabilité. Il peut jouir des privilèges des hommes adultes, car, dit-on, l’initiation est la porte d’entrée dans le village de la vie adulte.  

 

L’image du baptême comme porte des sacrements et moyen d’accès au bien de l’Eglise pourrait ici être rapprochée à l’initiation traditionnelle yira. C’est ce sens que Von Allen confirme en déclarant : « En agrégeant à l’Eglise, le baptême donne des droits(…). C’est donc comme un accès à l’Eglise(…). C’est que, par le baptême, on débouche sur la salle où déjà on goûte au repas messianique. Le baptême fait de celui qui le reçoit un ayant droit au libre accès dans le lieu très saint(…), quelqu'un habilité et donc invité, comme avec les autres chrétiens, à s’approcher de ce lieu saint avec un cœur sincère, avec un foi pleine et entière, le cœur purifié des souillures d’une mauvaise conscience et le cops lavé d’une eau pure »[76].  

 

Nous pourrions prolonger la liste des analogies en rapprochant, par exemple, l’arbre de la croix avec l’arbre de l’initiation(mulo), l’entrée en communion avec les saints d’un côté et avec les ancêtres, de l’autre, le baptême reçu une seule fois et le lusumba qui ne se répète pas, les hiles de part et d’autres, etc. Les correspondances sont significatives. Celles que nous avons relevées peuvent suffire à étayer notre thèse. En effet, elles ont suffisamment montré, à travers l’analyse que nous avons faite, que l’initiation chrétienne et l’initiation traditionnelle yira du lusumba sont les deux approches complémentaires.  

 

Dans cette perspective, pour une meilleure inculturation, nous devons partir de la situation culturelle concrète de notre société locale face au christianisme en y prenant les éléments bons et en faisant tomber tout ce qui peut porter préjudice à l’éclosion de la foi en Jésus-Christ et au Dieu Trine et Un. Ensuite, il faut éclairer ces éléments pris par la révélation interprétée par le Magistère. C’est ici que, selon Mokaka mwa Bomunga, tout théologien Africain doit déployer tous ses talents kérygmatiques de telle sorte que ‘la nouveauté chrétienne soit connaturelle à notre africanité’[77]. Pour une initiation chrétienne inculturée, il faut s’efforcer de satisfaire le besoin du peuple chrétien nande. Pareil objectif ne peut être atteint que si le peuple lui-même accepte d’évangéliser son rituel initiatique traditionnel. Cela veut dire, pour Gravrand, modifier l’institution initiatique pour la rendre bonne et agréable à Dieu. En effet, dit-il, si nous voulons donner à la catéchèse la forme d’une initiation proprement africaine, les convertis se sentiraient moins dépaysés pendant le catéchuménat ; une formation plus conforme à leur mentalité exprimerait en eux des convictions et des réflexes chrétiens[78].  

 

4. Pour conclure : la plénitude du Lusumba dans l’initiation chrétienne  

 

Il serait étonnant de continuer à penser que les anciens nande se sont opposés à l’entrée du christianisme puisqu’ils ne voulaient pas évoluer de leurs rites. La seule raison valable, que nombre des missionnaires ont reconnue plus tard, est à chercher ailleurs. Pour les Nande, le nom de Dieu, Nyamuhanga, le Grand Esprit(Omulimu Mukulu), est incommunicable. Ce nom propre de Dieu, les Nande ne le prononcent qu’en tremblant. Jurer par ce nom est un grand délit. Ne peut prononcer ce nom que le vieux sage, pas à cause de la crainte, mais pour honneur. Plus de dix ans de labeurs apostoliques, les premiers missionnaires reconnaissaient que, pendant tout ce temps, aucun nande n’a prononcé le nom de ‘Nyamuhanga’, à l’exception d’un vieux sage. Alors ils comprirent que les prédicateurs parlaient de ce Dieu à tout bout de champ et le priaient par son nom. Pour un nande initié, jamais il ne pouvait prononcer le divin nom. Il sait en effet que le nom de Dieu Nyamuhanga ne se prononce jamais sous peine de faire déménager tout le village[79].  

 

Le décalogue peut trouver ici une pierre d’attente pour apprendre au chrétien nande : « Le nom du Seigneur, tu honoreras, tu ne le prononceras pas en vain », ou encore, « Tu ne jureras pas par le nom de ton Dieu »(Dt 6, 13), car le nom du Seigneur est Saint. En parlant du second commandement, le Catéchisme de l’Eglise catholique enseigne que ‘lorsqu’il est véridique et légitime, le serment met en lumière le rapport de la parole humaine à la vérité de Dieu. Le faux serment appelle Dieu à témoigner d’un mensonge’(CEC, 2152). De même, les blasphèmes sont-ils une offense au saint nom de Dieu(CEC, 2147). C’est en ce sens que l’Eglise interdit tout usage inconvenant du nom de Dieu, de Jésus-Christ, de la Vierge Marie et de tous les saints(CEC, 2146).  

 

En outre, les enseignements reçus par les initiés nande pendant les épreuves de la vie pratique ne sont en rien différente de celles que l’Eglise propose au chrétien. De ce fait, soutenir encore que le christianisme devrait abolir le scénario initiatique nande serait ressusciter la théologie de la tabula rasa. Il va sans dire que, au-delà de quelques éléments du lusumba qu’il faut laisser de côté(marquant ainsi la rupture ente les deux initiations), l’initiation chrétienne peut être présentée comme une continuation de l’initiation traditionnelle. En ce sens, les valeurs de l’initiation yira sont comme de pierres d’attente dont le christianisme devra tenir compte, et, par voie de conséquence, le lusumba trouve sa plénitude dans le christianisme.  

 

Somme toute, l’initiation lusumba comporte un cadre symbolique important, pierre d’attente pour inculturer le chemin initiatique chrétien en milieu africain en général, et nande, en particulier. Il faut préciser ici qu’il s’agit surtout du rituel baptismal pour Adultes[80]. Nul n’ignore que depuis l’antiquité chrétienne, deux éléments se sont imposés : la foi et le rite de l’eau. Mais l’Evangile de Marc présente d’autres éléments explicatifs du rite : le jeûne et la pénitence qui précèdent le baptême(Mc 2, 20 ; 9, 24), la renonciation à Satan (Mc 1, 12 ; 8, 33), l’exorcisme (Mc 1,21-24), l’imposition de la croix. Ces éléments signifient l’appartenance au Christ (Mc 8,34). Il y a aussi l’habit blanc après l’immersion (Mc 9,3). En fin vient l’onction qui consacre le baptisé pour ‘offrir des sacrifices et proclamer les merveilles de Dieu’[81].

Ces éléments devront être incorporé dans un rituel baptismal inculturé. Ce chemin de processus initiatique pourrait comporter une retraite initiatique, un catéchuménat extra-paroissial, un baptême pascal paroissial, suivi ordinairement du retour au village. C’est en ce sens que la proposition de Fabien Eboussi Boulaga paraît plus fascinante. En effet, il dit : Je suggère que la création des camps d’initiation chrétienne( …). On y prierait, danserait, on y travaillerait de ses mains, on y apprendrait des beaux textes, on y discuterait et l’on s’y instruirait. Un programme serait mis sur pied, échelonné suivant les classes d’âge (…) avec ses rites d’intégration progressive dans la chrétienté adulte »[82].  

 

Mais il ne faut pas se tromper d’un instant. Petit à petit, le continent noir, et le milieu nande en particulier, cesse d’appartenir à l’Afrique des villages pour contenir des centres urbains et des villes. Il convient donc que les spécialistes pensent autrement l’inculturation de l'initiation chrétienne en milieu nande. Pour notre part, sans prétendre à une exhaustivité, nous estimons avoir répondu, tant soit peu, à notre questionnement. Loin de penser l’initiation nande du lusumba et l’initiation chrétienne en rapport de rupture, discontinuité pure et simple, il faudrait considérer les deux types d’initiations dans un rapport de continuité anthropologico-chrétienne. Malgré les différences, l’initiation traditionnelle yira, lusumba, trouve sa plénitude dans l’initiation chrétienne, a-t-on affirmé ci-haut.  

 

Le risque de concordisme demeure énorme et notre quête présente peut bien le friser. Mais, maintenant que le Christ a achevé la révélation naturelle, nous ne devons pas, fût-ce au nom d’une phobie exagérée de la théologie des pierres d’attentes, nous méprendre de valeurs religieuses qui continuent d’exercer un attrait irrésistible sur les chrétiens africains et qui mènent à pratiquer un christianisme folklorique. C’est dans le souci d’éviter ce concordisme que nous n’avons pas jugé bon d’opposer les valeurs du lusumba à celles du christianisme. Nous avons insisté sur le dépassement de la pratique traditionnelle yira de l’initiation par le christianisme (le lusumba, en effet, trouve sa plénitude dans le christianisme). En outre, nous avons volontairement laissé sous silence les valeurs négatives de l’initiation yira parce que, selon François Kabasele, ‘le mouvement liturgique africain tend à dépasser le pseudo-débat de théologie d’adaptation, quand il s’agit des rites’[83].

 

 

5. Bibliographie

 

 

Sources scripturaires et Magistère

Ø Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 2001.

Ø Catéchisme de l’Eglise catholique, Paris, Mame- Plon, 1992.

 

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