07.11.06 Les débuts de la Banque mondiale : 1946—1962, par Éric Toussaint (CADTM)
Contrairement à une idée reçue, la mission de la Banque mondiale ne consiste pas à réduire la pauvreté dans les PED. La mission que les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, principalement les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, lui ont attribuée consiste à aider à la reconstruction de lEurope et, subsidiairement, à favoriser la croissance économique des pays du Sud dont une bonne partie étaient encore des colonies. Cest cette dernière mission quon a appelée « développement » et qui a pris de plus en plus dampleur. La Banque prête dabord de largent aux métropoles coloniales (Grande-Bretagne, France, Belgique) pour mieux exploiter leurs colonies, puis quand celles-ci obtiennent leur indépendance, la Banque mondiale leur impose dassumer les dettes contractées par leurs ex-métropoles pour renforcer la colonisation et lexploitation de leurs ressources naturelles et de leur peuple.
Au cours des dix-sept premières années de son existence, les projets soutenus par la Banque mondiale consistent à améliorer des infrastructures de communication et la production électrique. Largent prêté par la Banque aux PED doit surtout être dépensé dans les pays industrialisés. Les projets soutenus doivent améliorer les capacités dexportation du Sud vers le Nord afin de satisfaire les besoins de celui-ci et denrichir une poignée de sociétés transnationales des secteurs concernées. Durant cette période, les projets concernant lenseignement, la santé, laccès à leau potable et lassainissement des eaux usées sont inexistants.
Dès les débuts, les missions de la Banque visent essentiellement à augmenter sa capacité à influencer les décisions prises par les autorités dun pays donné dans un sens favorable aux grandes puissances actionnaires et à leurs entreprises.
La politique de la Banque mondiale évolue en réaction au danger de contagion révolutionnaire et à la guerre froide. Les enjeux politiques interpellent les responsables de la Banque : leurs débats internes démontrent quils y répondent en fonction des intérêts de Washington ou dautres métropoles industrialisées.
Lactivité de la Banque mondiale commence véritablement en 1946. Le 18 juin de cette année-là, Eugene Meyer, éditeur du Washington Post, ancien banquier, entre en fonction en tant que premier président de la Banque. Il tiendra six mois.
Les débuts de la Banque sont en effet difficiles. Lhostilité de Wall Street na pas vraiment diminué depuis la mort de Franklin Roosevelt en avril 1945. Les banquiers nont pas confiance dans une institution qui, à leurs yeux, est encore trop influencée par la politique du New Deal trop interventionniste et trop publique. Ils auraient préféré que les Etats-Unis développent de manière exclusive lExport Import Bank. Ils se réjouissent du départ dHenry Morgenthau qui nest plus secrétaire au Trésor [1], ne sont pas spécialement opposés à Eugene Meyer, président de la Banque, mais napprécient pas du tout les partisans dun contrôle public que sont Emilio Collado et Harry White, respectivement directeur exécutif à la Banque mondiale et au FMI.
Dès 1947, des changements à la direction de la Banque leur donnent satisfaction car un trio favorable à Wall Street tient dorénavant les rênes du pouvoir : John J. McCloy est nommé président de la Banque mondiale en février 1947, il est secondé par Robert Garner, vice-président, et Eugene Black prend la place dEmilio Collado. Auparavant John J. McCloy était un grand avocat daffaires à Wall Street, Robert Garner était vice-président de General Foods Corporation et Eugene Black, vice-président de Chase National Bank. Par ailleurs, au FMI, Harry White est limogé. Wall Street est tout à fait satisfait. Avec le départ forcé dEmilio Collado et dHarry White, disparaissent les derniers partisans dune intervention et dun contrôle publics sur les mouvements de capitaux. Les « affaires » peuvent commencer.
La chasse aux sorcières
La vie de la Banque mondiale et celle du FMI furent fortement influencées par la guerre froide et la chasse aux sorcières lancée aux Etats-Unis notamment par le sénateur républicain du Wisconsin, Joseph McCarthy. Harry White, père de la Banque mondiale et directeur exécutif des Etats-Unis au FMI, fait lobjet dune investigation du FBI (Federal Bureau of Investigation) dès 1945 pour espionnage au profit de lURSS [2]. En 1947, son cas est soumis au grand jury fédéral qui refuse dentamer un procès.. En 1948, il est entendu par le Comité denquête contre les activités anti-américaines (Un-American Activities Committee). Victime dune campagne hargneuse, il meurt dune attaque cardiaque le 16 août 1948, trois jours après sa comparution devant le comité [3]. En novembre 1953, durant la présidence dEisenhower, le procureur général inculpe de manière posthume Harry White en tant quespion soviétique. Il accuse également le président Truman davoir désigné Harry White comme directeur exécutif au FMI en 1946 en sachant quil était un espion soviétique. La chasse aux sorcières affecte également lensemble des Nations unies et de ses agences spécialisées car à la fin de son mandat, le 9 janvier 1953, le président Truman adopte un décret enjoignant au Secrétaire général des Nations unies et aux dirigeants des agences spécialisées de communiquer au gouvernement des Etats-Unis les informations concernant les candidatures introduites par des citoyens des Etats-Unis pour un emploi aux Nations unies. Les Etats-Unis se chargent de réaliser une investigation complète afin de détecter si cette personne est susceptible de se livrer à de lespionnage ou à des actions subversives (telles « plaider la révolution pour altérer la forme constitutionnelle du gouvernement des Etats-Unis » [4]). A cette époque, le terme « un-american » est un euphémisme très courant pour caractériser un comportement subversif. Un élément subversif ne peut pas être embauché par lONU. Limmixtion des Etats-Unis dans les affaires intérieures de lONU est très poussée. En témoignent le ton et le contenu de la lettre envoyée par le secrétaire dEtat J. F. Dulles de ladministration Eisenhower [5] au président de la Banque mondiale, Eugene Black : “Le secrétaire dEtat Dulles ma demandé (écrit le sous-secrétaire dEtat) de vous faire part de lextrême importance quil accorde à lobtention de la coopération totale de tous les responsables des agences spécialisées des Nations Unies dans lexécution du décret présidentiel 10422. Il est persuadé que, sans cette pleine collaboration, les objectifs du décret ne pourront être atteints et que, sans cette condition, les Etats-Unis ne pourront pas continuer à soutenir ces organisations » [6]. |
La Banque mondiale, pour prêter de largent à ses pays membres, doit commencer par emprunter à Wall Street sous la forme démission de bons demprunt [7]. Les banquiers privés exigent des garanties avant de prêter à un organisme public, dautant quau début 1946, 87% des titres européens sont en défaut de paiement, de même que 60% des titres latino-américains et 56% des titres dExtrême Orient [8].
Avec le trio McCloy-Garner-Black aux commandes de la Banque, les banquiers privés délient un peu leur bourse car ils ont la garantie de récupérer la mise avec profit. Ils ne se trompent pas.
Au cours des premières années dactivité, la Banque prête principalement aux pays industrialisés dEurope. Ce nest que très timidement quelle se lance dans des prêts aux pays en développement. Entre 1946 et 1948, elle octroie des prêts pour un total dun peu plus de 500 millions de dollars à des pays dEurope occidentale (250 millions à la France, 207 millions aux Pays-Bas, 40 millions au Danemark et 12 millions au Luxembourg) tandis quelle noctroie quun seul prêt à un pays en développement (16 millions au Chili).
La politique de prêt de la Banque mondiale à lEurope va être bouleversée et réduite par le lancement du plan Marshall en avril 1948 car celui-ci dépasse de loin les possibilités de la Banque. Pour la Banque, cen est terminé de la partie « reconstruction » de son intitulé, seule la partie « développement » subsiste … Une des conséquences immédiates du lancement du Plan Marshall pour la Banque, cest la démission un mois plus tard de son président, John J. McCloy, qui part en Europe pour occuper le poste de haut commissaire des Etats-Unis en Allemagne. Eugene Black le remplace et restera à ce poste jusquen 1962.
La révolution chinoise de 1949 fait perdre aux Etats-Unis un allié de taille en Asie et oblige les dirigeants de Washington à intégrer dans leur stratégie la dimension du « sous-développement » afin déviter la « contagion » communiste. Les termes du Point IV du discours du président Truman sur létat de lunion de 1949 sont très éclairants : « Il faut lancer un programme audacieux pour soutenir la croissance des régions sous-développées …Plus de la moitié de la population mondiale vit dans des conditions voisines de la misère …Leur nourriture est insuffisante, elles sont victimes de maladie … Leur vie économique est primitive et stationnaire, leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions plus prospères … Les Etats-Unis doivent mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de leur réserve de connaissance technique afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent … Avec la collaboration des milieux daffaires, du capital privé, de lagriculture et du monde du travail des Etats-Unis, ce programme pourra accroître grandement lactivité industrielle des autres nations et élever substantiellement leur niveau de vie … Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix, et la clef dune plus grande production, est la mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne…Nous espérons ainsi contribuer à créer les conditions qui finalement conduiront toute lhumanité à la liberté et au bonheur personnel… » [9].
Dès la première page du rapport annuel de la Banque mondiale qui suit le discours du président Truman, la Banque annonce quelle appliquera lorientation du Point IV du discours : « A la date de publication de ce rapport, toutes les implications du programme Point IV et la manière précise de sa mise en oeuvre ne sont pas encore tout à fait claires. Cependant, du point de vue de la Banque, ce programme est dun intérêt vital. (…) Les objectifs fondamentaux de la Banque en ce domaine sont essentiellement les mêmes que ceux du programme Point IV » [10].
On a limpression de lire le compte-rendu dune réunion de parti exécutant un ordre de son comité central. Ceci dit, ce quatrième rapport annuel écrit sous le double coup de la révolution chinoise et du discours de Harry Truman est le premier à relever que les tensions politiques et sociales causées par la pauvreté et par linégalité dans la distribution de la richesse sont un obstacle au développement. La mauvaise répartition des terres, son caractère inefficace et oppressif en sont également.
Le rapport déclare quil faut éradiquer des maladies comme la malaria [11], augmenter le taux de la scolarisation, améliorer le service public de santé… Par ailleurs, souligne le rapport, le développement du Sud est aussi important pour les pays développés car leur expansion dépend des marchés que constituent les pays sous-développés.
Dans les rapports suivants, les thèmes sociaux disparaissent progressivement et une vision plus traditionnelle reprend le dessus.
De toute manière, la Banque mondiale ne met pas en pratique la dimension sociale du Point IV dans sa politique de prêts. Elle ne soutient aucun projet visant la redistribution de la richesse et lattribution de terres aux paysans qui nen ont pas. En ce qui concerne lamélioration de la santé, de léducation, du système dadduction deau potable, il faut attendre les années 1960 et 1970 pour voir la Banque soutenir certains projets et encore, avec la plus grande circonspection.
Quelques caractéristiques de la politique de prêts de la Banque
Coûts élevés pour les emprunteurs
Les prêts de la Banque mondiale aux pays en développement (PED) étaient très onéreux : taux dintérêt élevé (équivalent à celui du marché ou proche de celui-ci) auquel sajoutait une commission pour ses frais de gestion, période de remboursement assez courte. Cela provoqua très rapidement les protestations des PED qui proposèrent que lONU mette en place un financement alternatif et moins coûteux que celui de la Banque mondiale.
Aujourdhui, la Banque prête à un taux proche de celui du marché aux PED dont le revenu annuel par habitant est supérieur à 965 dollars. A limage dune banque classique, elle prend soin de sélectionner les projets rentables, sans oublier dimposer des réformes économiques draconiennes. Largent prêté provient majoritairement de lémission de bons demprunt sur les marchés financiers (13 milliards de dollars en 2004). La solidité de la Banque mondiale, garantie par les pays riches qui en sont les plus gros actionnaires, lui permet de se procurer ces fonds à un taux avantageux. Les remboursements se font sur une période comprise entre 15 et 20 ans, avec une période de grâce de trois à cinq ans pendant laquelle le capital nest pas remboursé. Cette activité de prêt est très lucrative : la Banque mondiale réalise dappréciables bénéfices, de lordre de plusieurs milliards de dollars par an, sur le dos des pays en développement et de leurs populations [12].
Pas un seul prêt pour une école jusquen 1962
La Banque mondiale prête pour des projets précis : une route, une infrastructure portuaire, un barrage, un projet agricole…
Au cours de ses dix-sept premières années dactivité, la Banque ne fait pas un seul prêt pour une école, pour un poste de santé, pour un système dégout, pour ladduction deau potable !
Jusquen 1962, tous les prêts, sans exception, sont destinés à des infrastructures électriques, à des voies de communication (routes, chemins de fer…), à des barrages, à la mécanisation de lagriculture, à la promotion des cultures dexportation (thé, cacao, riz…) ou, marginalement, à la modernisation dindustrie transformatrice.
Tourner les investissements vers lexportation
Cela correspond à des priorités très claires : il sagit daugmenter la capacité des pays en développement dexporter les matières premières, le combustible et les produits agricoles tropicaux dont les pays les plus industrialisés ont besoin.
Lanalyse des projets acceptés ou refusés par la Banque mondiale indique de manière très claire quelle ne voulait pas soutenir, à quelques exceptions près, des projets industriels destinés à satisfaire la demande intérieure des pays en développement car cela diminuerait les importations en provenance des pays les plus industrialisés. Les exceptions concernent une poignée de pays stratégiquement importants et disposant dune force de négociation réelle. Cétait le cas de lInde.
Largent prêté au Sud repart vers le Nord
La Banque mondiale prêtait de largent à condition quil soit dépensé par les PED sous forme de commandes de biens et de services aux pays les plus industrialisés. Au cours des dix-sept premières années, plus de 93% de largent prêté revenait chaque année dans les pays les plus industrialisés sous forme dachats.
Prêts odieux aux métropoles coloniales
Après dix ans dexistence, la Banque mondiale ne compte que deux membres en Afrique subsaharienne : lEthiopie et lAfrique du Sud. En violation du droit des peuples à disposer deux-mêmes, la Banque mondiale octroie des prêts à la Belgique, à la France, à la Grande Bretagne, pour financer des projets dans leurs colonies [13]. Comme le reconnaissent les historiens de la Banque : “ Ces prêts qui servaient à alléger la pénurie de dollars des puissances coloniales européennes, étaient largement destinés aux intérêts coloniaux, particulièrement dans le secteur minier, que ce soit par l investissement direct ou laide indirecte, comme pour le développement du transport et des mines » [14]. Ces prêts permettent aux pouvoirs coloniaux de renforcer le joug quils exercent sur les peuples quils ont colonisés. Ils contribuent à approvisionner les métropoles coloniales en minerais, en produits agricoles, en combustible. Dans le cas du Congo belge, les millions de dollars qui lui ont été prêtés pour des projets décidés par le pouvoir colonial ont presque totalement été dépensés par ladministration coloniale du Congo sous forme dachat de produits exportés par la Belgique. Le Congo belge a reçu en tout 120 millions de prêts (en 3 fois) dont 105,4 millions ont été dépensés en Belgique [15].
… légués comme un boulet aux jeunes nations indépendantes
Lorsque les colonies mentionnées plus haut accèdent à lindépendance, les principaux actionnaires se mettent daccord pour leur transmettre la charge de la dette contractée par le pouvoir colonial.
La preuve en est donnée par lexemple de la Mauritanie. Le 17 mars 1960, la France se porte garante dun prêt de 66 millions de dollars contracté par la Société anonyme des mines de fer de Mauritanie (MIFERMA). La Mauritanie est encore une colonie française pour très peu de temps puisque son indépendance sera proclamée le 28 novembre de la même année. Ce prêt doit être remboursé entre 1966 et 1975. Selon le rapport annuel de la Banque, six ans plus tard, la Mauritanie indépendante a une de dette de 66 millions de dollars envers elle [16]. Le prêt contracté sur demande de la France alors que la Mauritanie était sa colonie est devenu une dette de la Mauritanie quelques années plus tard. La Banque a généralisé ce procédé qui consiste à transférer la dette contractée par un pouvoir colonial au nouvel Etat indépendant.
Or un cas comparable sest déjà présenté dans le passé et a été tranché par le Traité de Versailles. Lors de la reconstitution de la Pologne en tant quEtat indépendant après la première guerre mondiale, il a été décidé que les dettes contractées par lAllemagne pour coloniser la partie de la Pologne quelle avait soumise ne seraient pas à charge du nouvel Etat indépendant. Le traité de Versailles du 28 juin 1919 stipulait : « La partie de la dette qui, daprès la Commission des Réparations, prévue audit article, se rapporte aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien en vue de la colonisation allemande de la Pologne, sera exclue de la proportion mise à la charge de celle-ci… » [17]. Le Traité prévoit que les créanciers qui ont prêté à lAllemagne pour des projets en territoire polonais ne peuvent réclamer leur dû quà cette puissance et pas à la Pologne. Alexander-Nahum Sack, le théoricien de la dette odieuse, précise dans son traité juridique de 1927 : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin dasservir la population dune partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissants de la nationalité dominante, etc., ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de lEtat débiteur » [18]. Cela sapplique intégralement aux prêts que la Banque a octroyés à la Belgique, à la France et à la Grande Bretagne pour le développement de leurs colonies. En conséquence, la Banque agit en violation du droit international en faisant porter aux nouveaux Etats indépendants la charge de dettes contractées pour les coloniser. La Banque en connivence avec ses principaux actionnaires coloniaux et avec la bénédiction des Etats-Unis a posé un acte qui ne peut rester impuni. Ces dettes sont frappées de nullité et la Banque doit rendre compte de ses actes à la justice. Les Etats qui ont été victimes de cette violation du droit devraient exiger des réparations et utiliser les sommes en question pour rembourser la dette sociale due à leur peuple [19].
Les missions de la Banque mondiale
La Banque mondiale affectionne denvoyer des spécialistes en mission dans certains pays membres. Au cours des vingt premières années, il sagit dans la plupart des cas de spécialistes des Etats-Unis.
Au départ, le pays « test » le plus visité est incontestablement la Colombie. Cest un pays clé du point de vue des intérêts stratégiques des Etats-Unis. Une des priorités de Washington est déviter que la Colombie ne bascule dans le camp soviétique ou dans la révolution sociale.
Dès 1949, la Banque envoie en Colombie une mission très fournie, composée dexperts de la Banque, du FMI, de la FAO (Organisation des Nations unies pour lAlimentation et lAgriculture) et de lOMS (Organisation mondiale de la Santé). Il sagit détudier les besoins et de déterminer une stratégie globale de développement pour le pays. Les projets concrets soutenus par la Banque concernent lachat aux Etats-Unis de 70 bulldozers, de 600 tracteurs et de léquipement de trois centrales hydroélectriques ! En 1950, on apprend que le gouvernement colombien étudie le rapport établi par la Commission de la Banque afin de formuler un programme de développement sur cette base. Et lannée suivante, en 1951, une commission dexperts indépendants colombiens termine lélaboration dun tel programme de développement, que le gouvernement applique : réforme budgétaire et bancaire ; réduction et assouplissement des restrictions à limportation ; assouplissement des contrôles de change ; adoption dune attitude libérale et incitative à légard des capitaux étrangers.
Des consultants désignés conjointement par la Banque et le gouvernement colombien élaborent également des propositions concernant les chemins de fer, laviation civile, linvestissement industriel et lémission de titres de la dette publique. Un conseiller économique nommé par la Banque a été engagé par le National Board of Economic Planning de Colombie. Dans le rapport annuel de 1953, on apprend la mise en place dinstances de planification. Laissons la parole à un des pontes du FMI, Jacques Polack [20], à propos de sa participation à une mission en Colombie : « Les instructions verbales que jai reçues en tant que responsable de la mission de 1955 du FMI en Colombie, formulées dans une réunion entre le vice président de la Banque et le directeur exécutif du Fonds (…), disaient clairement, dans le langage vigoureux de lépoque, : ‘Vous leur tordez le bras droit et nous leur tordrons le gauche [21] ».
On le voit, en général, ces missions visent essentiellement à augmenter la capacité de la Banque (et dautres institutions, en particulier le FMI) à influencer les décisions prises par les autorités dun pays donné dans un sens favorable aux grandes puissances actionnaires et à leurs entreprises.
La politique de la Banque mondiale évolue en réaction au danger de contagion révolutionnaire et à la guerre froide
En 1950, le camp allié aux Etats-Unis dans la Banque mondiale expulse de fait la Chine qui est passée en 1949 du côté communiste et attribue son siège au gouvernement anticommuniste du général Tchang Kai Chek installé sur lîle de Taiwan [22]. Afin déviter la contagion au reste de lAsie, différentes stratégies seront utilisées et certains pays clés feront lobjet dune intervention systématique de la Banque mondiale. Cest le cas de lInde [23], du Pakistan, de la Thaïlande, des Philippines, de lIndonésie. Jusquen 1961, la Banque ne sera pas autorisée à soccuper de la Corée du Sud qui constitue un domaine exclusivement réservé aux Etats-Unis.
La Pologne et la Tchécoslovaquie qui adhèrent au bloc soviétique, quittent très vite la Banque [24]. La Yougoslavie, qui est expulsée du camp soviétique, reçoit par contre un soutien financier de la Banque.
Lannée 1959 commence par un énorme ouragan révolutionnaire qui secoue les Amériques : la victoire de la révolution cubaine au nez et à la barbe de loncle Sam [25]. Washington est obligé daccorder des concessions aux gouvernements et aux peuples dAmérique latine pour tenter déviter que la révolution ne se propage comme une traînée de poudre vers dautres pays.
Lhistorien de la Banque, Richard Webb, ex-président de la Banque Centrale du Pérou, a bien pris la mesure du phénomène : “Entre 1959 et 1960, lAmérique latine a reçu tout le bénéfice de la révolution cubaine. Les premiers effets sont apparus avec la décision détablir une banque interaméricaine de développement et de répondre – après une longue résistance – aux demandes latino-américaines de stabilisation des prix des matières premières, un accord sur le café est ainsi signé en septembre 1959. Laide a augmenté au début de lannée 1960 après les expropriations massives à Cuba, le pacte commercial de lîle avec lURSS et le voyage dEisenhower en Amérique latine. ‘ A mon retour, écrit-il, ‘ javais lintention de mettre en place des mesures historiques visant à mettre en oeuvre des réformes sociales bénéficiant à tous les peuples de lAmérique latine » [26].
Le président D. Eisenhower ajoute : “On se trouvait sans cesse confronté à la question de ce quon pouvait faire à propos du ferment révolutionnaire dans le monde. (…) Il fallait de nouvelles mesures politiques qui sattaqueraient à la racine du problème, le bouillonnement révolutionnaire. (…) Une suggestion était (…) daugmenter le salaire des enseignants et de mettre sur pied des centaines décoles professionnelles. (…) Il nous fallait nous-mêmes écarter certaines vieilles idées (…) pour empêcher le Monde Libre de partir en flammes » [27].
Lhistorien de la Banque, Richard Webb poursuit : « En avril, le secrétaire dEtat, Christian A. Herter a informé lUnion pan-américaine dun grand changement dans la politique étrangère américaine vis-à-vis de lAmérique latine y compris une décision de soutenir la réforme agraire. Dillon a, en août, présenté un nouveau programme daide au Congrès qui demandait à la Banque interaméricaine de développement un financement de 600 millions de dollars de prêts à taux concessionnels et qui mettait laccent sur les dépenses sociales pour répondre aux inégalités de revenus et aux institutions dépassées représentant deux sérieux obstacles au progrès. La loi est rapidement entrée en application.
La perception de la crise dans la région a continué en 1961 et Kennedy a franchi un degré supplémentaire dans la réponse : ‘ Avec Berlin, cest la région la plus critique. (…) Le prochain coup pourrait venir de nimporte quel coin de la région. (…) Je ne sais pas si le Congrès me soutiendra mais il serait grand temps alors quils sont tous complètement effrayés à lidée que Castro réussisse à propager la révolution dans tout lhémisphère [28].En mars 1961, Kennedy a demandé quon réagisse pour empêcher le chaos en Bolivie. Son gouvernement a décidé de ne pas prendre en compte les demandes du Fonds monétaire international et du département dEtat qui voulaient appliquer à la Bolivie un paquet de mesures daustérité anti-inflationnistes et au lieu de cela, doffrir une aide économique immédiate. (…) ‘Les choses étaient suffisamment sombres sans encore demander davantage de sacrifices à ceux qui navaient rien à donner [29]. Une semaine plus tard, Kennedy annonçait lAlliance pour le Progrès avec lAmérique latine, un programme de dix ans pour la coopération et le développement qui mettait laccent sur les réformes sociales avec une aide massive pour les pays qui ‘ y mettait du leur » [30].
Lannonce de grandes réformes nempêche pas la Banque et les Etats-Unis de soutenir des régimes dictatoriaux et corrompus comme celui dAnastasio Somoza au Nicaragua. En voici un exemple. Le 12 avril 1961, alors que cinq jours plus tard, les Etats-Unis allaient lancer une expédition militaire contre Cuba à partir du territoire nicaraguayen [31], la direction de la Banque décide doctroyer un prêt au Nicaragua en sachant parfaitement que largent servira à renforcer la puissance économique du dictateur. Cela fait partie du prix à payer pour son soutien à lagression contre Cuba. Ci-dessous un extrait du compte-rendu officiel interne de la discussion entre dirigeants de la Banque, ce 12 avril 1961 [32] :
M. [Aron] Broches. Japprends que la famille Somoza est partout et quil serait difficile de trouver quoi que ce soit au Nicaragua sans tomber sur eux.
M. [Robert] Cavanaugh. Je ne voudrais pas avoir lair de promouvoir un accord qui demanderait au peuple de vendre des terres convoitées par le président.
M [Simon] Cargill. Si le projet en lui-même est satisfaisant, je ne pense pas que lintérêt du président pose un problème tel quil faille labandonner.
M Rucinski. Je suis daccord quil est trop tard pour faire marche arrière.
M. Aldewereld. Le problème de la propriété des terres et de la famille Somoza est malencontreux mais nous le savions depuis le début et il est trop tard pour en discuter maintenant.
Quelques mois plus tard, en juin 1961, les mêmes dirigeants de la Banque débattent dun prêt à accorder à lEquateur. Le contenu de la discussion est révélateur des enjeux politiques globaux qui motivent laction de la Banque [33] :
“M. Knapp. LEquateur semble être le prochain pays à devenir “fideliste”. (…) Quel risque politique pose la population indienne invisible qui représente la moitié ou les deux tiers du pays, et qui est encore complètement en dehors de la situation politique et économique ?
M. [John] de Wilde. LEquateur a eu un bon parcours. Ne serait-ce pas le moment opportun pour les agences (…) comme la Banque de se manifester (…) afin (…) déviter une détérioration de la situation politique ?
.
M. Knapp. (…) Ça, cest le genre de basses œuvres que les Etats-Unis doivent accomplir .
M. Broches. Où se place lEquateur par rapport à lindice de linjustice sociale auquel se réfère M. Kennedy ?
M [Orvis] Schmidt. Sil y a de grandes disparités dans la distribution de la richesse en Equateur, celles-ci sont moindres que dans dautres pays dAmérique latine. (…) Les Indiens dans la montagne sont encore tranquilles, bien que le gouvernement nait pas vraiment fait grand chose pour eux.
M. Demuth. Si lon regarde les pays féodaux dAmérique latine, (…) il faut être réaliste et se rendre compte que des révolutions vont avoir lieu. On ne peut quespérer que les [nouveaux gouvernements] vont honorer les obligations de leurs prédécesseurs.
M. Alderweredl. Le colonialisme est certainement mauvais en Equateur (…) même (…) pire quen Extrême Orient. Il va se passer quelque chose de violent. (…) Je crois que nos projets doivent servir à réduire les pressions internes. (…) Je suis daccord que lon pourrait accorder plus de crédits de lagence internationale de développement pour pallier les risques politiques.
M. Knapp. (…) Mais les risques politiques conduisent à des défauts de paiement.
On ne peut être plus clair…
[1] Henry Morgenthau, très proche de Franklin Roosevelt, est entré en conflit avec son successeur, le président Truman, avant la conférence de Potsdam de juillet 1945. Il a alors démissionné.
[2] Daprès R. Oliver, Harry White était politiquement progressiste, sympathisait avec la cause des ouvriers dans le monde et fréquentait des communistes. Voir Oliver, Robert W. 1975. International Economic Co-operation and the World Bank, pp. 81-85.
[3] Au cours de cette séance, il a eu un premier malaise cardiaque.
[4] « Advocacy of revolution … to alter the constitutional form of government of the United States ». Executive Order 10422 of Jan. 9, 1953. Part II. 2. c.
[5] Le général et homme politique républicain Dwight D. Eisenhower succède à Harry Truman en janvier 1953 en tant que président des Etats-Unis. Il est réélu en 1957 et termine ce deuxième mandat en 1961.
[6] Letter, John D. Hickerson, assistant secretary of state, to President Eugene Black, 21 février 1953 in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 1173.
[7] A partir de 1953, la Banque mondiale ne se limite plus à emprunter aux Etats-unis, elle émet aussi des titres en Europe, puis au Japon. Dans les années 1970, au moment de laugmentation du prix du pétrole, elle emprunte également au Venezuela et dans les pays arabes producteurs de pétrole.
[8] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 917.
[9] Extraits du texte du point IV traduit et présenté par G. Rist, Le développement. Histoire dune croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 116-121. Les autres points concernaient le soutien au système des Nations unies, la création de lOTAN et le lancement du Plan Marshall.
[10] IBRD (World Bank), Fourth Annual Report 1948-1949, Washington DC, 58 p.
[11] Près de soixante ans plus tard, la Banque mondiale est toujours investie dans léradication de la malaria qui est une maladie mortelle des pauvres. Voir Castro Julie, Millet Damien., “Malaria and Structural Adjustment : Proof by Contradiction”, in Boete Christophe, Genetically Modified Mosquitoes for Malaria Control, Landes Bioscience, 2006.
[12] Au contraire, le guichet concessionnel de la Banque mondiale, nommé AID – voir chapitre suivant – et réservé aux pays les plus pauvres, leur prête des sommes provenant des pays riches et des pays endettés auprès de la BIRD à un taux dintérêt inférieur à celui du marché (de lordre de 0,75 %) sur de longues durées (entre 35 et 40 ans en général, avec un différé initial de 10 ans).
[13] Les colonies concernées par les prêts de la Banque mondiale sont pour la Belgique, le Congo belge, le Rwanda et le Burundi ; pour la Grande Bretagne, lAfrique de lEst (comprenant le Kenya, lOuganda et la future Tanzanie), la Rhodésie (Zimbabwe et Zambie) ainsi que le Nigeria auxquels il faut ajouter la Guyane britannique en Amérique du Sud ; pour la France, lAlgérie, le Gabon, la Mauritanie, lAfrique occidentale française (Mauritanie, Sénégal, Soudan français – devenu Mali, Guinée, Côte dIvoire, Niger, Haute-Volta – devenue Burkina Faso, Dahomey – devenu Bénin).
[14] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 687.
[15] Le fait que la Belgique soit bénéficiaire des prêts au Congo belge peut être déduit dun tableau publié dans le quinzième rapport de la Banque mondiale pour lannée 1959-1960. IBRD (World Bank), Fifteenth Annual Report 1959-1960, Washington DC, p. 12.
[16] IBRD (World Bank), Fifteenth Annual Report 1959-1960, Washington DC, p. 52 ; IBRD (World Bank), Fifteenth Annual Report 1965-1966, Washington DC, p. 79.
[17] Cité par Sack, Alexander Nahum. 1927. Les Effets des Transformations des Etats sur leurs Dettes Publiques et Autres Obligations financières, Recueil Sirey, Paris, p. 159.
[18] Sack, Alexander Nahum. 1927. p. 158.
[19] Les réparations devraient être exigées des anciennes puissances coloniales via la Cour de Justice internationale de La Haye. A noter par ailleurs que tant que les agences de lONU, dont la Banque mondiale fait partie, continueront à bénéficier de limmunité et tant que les statuts de la Banque ne seront pas modifiés, des Etats membres de la Banque peuvent difficilement aller en justice contre celle-ci. Par contre, des associations citoyennes représentant les victimes peuvent traîner la Banque en justice soit dans leur pays soit dans un pays où la Banque dispose dune représentation ou là où elle a émis des emprunts. Ce point sera développé plus loin dans le livre.
[20] Jacques Polack a participé en 1944 à la conférence de Bretton Woods, il a été le directeur du département des études du FMI de 1958 à 1980. Ensuite, il a siégé à la direction du FMI en tant que directeur exécutif pour les Pays-Bas (1981-1986).
[21] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2 : Perspectives, p. 477.
[22] Cela durera jusquen 1980, année du retour de la Chine à la Banque mondiale et au FMI. A lONU, cette situation durera jusquen 1971.
[23] Voir Millet Damien, Toussaint Eric, « Inde, 60 ans après les luttes pour lindépendance, à quand une nouvelle libération ? », in Les Tsunamis de la dette, 2005, chapitre 4.
[24] La Pologne se retire de la Banque mondiale en mars 1950 et la Tchécoslovaquie en décembre 1954. La Banque avait refusé de leur attribuer le moindre prêt.
[25] La Havane est distante denviron deux cents kilomètres des côtes des Etats-Unis qui contrôlaient de fait Cuba depuis 1898.
[26] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 163.
[27] D. Eisenhower, Waging Peace, pp. 530 – 537
[28] John F. Kennedy, cité in Richard Goodwin, Remembering America (Little, Brown, 1988), p. 147.
[29] Ibid., p. 153. Dans son discours, Kennedy dresse des analogies avec le Plan Marshall.
[30] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p 163-164
[31] Lexpédition a eu lieu le 17 avril 1961. Il sagit du débarquement de plus de 1 500 mercenaires anticastristes dans la Baie des Cochons à Cuba. Cette expédition fut un fiasco monumental.
[32] Ce texte est tiré de Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 165
[33] Ce texte est tiré de Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 166.
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Copyright Eric Toussaint