La femme dans la société congolaise : de l'ascension à la perte de son pouvoir, par Anne-Marie Akwety/Unikin
Au 12ème siècle, Woot Makup, roi des Kuba, récompensa sa fille en ne considérant que ses enfants comme héritiers, déshéritant de ce fait ses enfants mâles. Ce faisant, il fit de la femme le pilier du royaume naissant. La succession, jusqualors patrilinéaire, devint matrilinéaire. Plus tard, cest grâce à la complicité de sa femme que Mancu Mashaang put reprendre le leadership des enfants de Woot. Cest encore à une femme que la tradition kuba confia lhonneur davoir fait connaître la technique de production du feu par friction. Elle en devint une dignitaire.
On compte même une reine parmi ces rois fondateurs, Ngokady qui apprit aux Kuba comment cultiver le pili-pili (le piment). Et toute la série dinnovations qui permit le perfectionnement de lorganisation interne du royaume Kuba au 17ème siècle naurait pu survenir sans la femme puisque leur auteur, Shyaam a Mbul a Ngwoong, de condition esclave, fut adopté et élevé par la princesse éponyme qui larracha à sa mère servile. Enfin, en décidant que chaque clan représenté dans le royaume offre une femme en mariage au roi, le successeur de Shyaam, Mboong a Leeng fit des femmes un facteur dintégration, en même temps quun facteur de prospérité économique.
Au-delà de la dimension (mythique) sollicitant parfois une interprétation, ces récits internes veulent souligner le rôle joué par la femme dans le démarrage au début du second millénaire, dune gestion politique. Dans cette dotation du royaume Kuba de sa première organisation solide, le rôle de la femme devint critique avec lorganisation mise en place après que Shyaam lui ait donné sa forme la plus achevée. Dabord, dans cette organisation matrilinéaire, la femme était la référence première en toute matière de succession. Ensuite, linstauration du harem royal donna une puissance aux femmes disponibles pour le mariage : chaque groupe de nouveaux initiés était finalement sous le «règne» de leur épouse polyandrique. De fait, le privilège polyandrique voulait que ces femmes étaient censées choisir elles-mêmes leurs maris et ceux-ci ne pouvaient se prévaloir daucun droit sur elles. Et quand un tel privilège était le lot des sœurs du roi, elles étaient, en définitive, les seules à avoir un certain pouvoir sur leurs fils, successeurs présomptifs, même si un inceste réel ou présumé permettait au fils élu Nyimi de saffranchir aussi de la tutelle maternelle.
Cas des Luba, des Lunda et des Kongo
Plus au sud du Congo, au 13ème siècle, dans lentre Lubilash-Luemba, les différentes versions de la tradition orale luba attribuent la genèse du royaume, du même nom, cest-à-dire des premières expériences politiques denvergure, à une dynastie de femmes, la première étant Cimbale Banda. Au-delà des anecdotes rapportés (commerce, artisanat dhuile de palme, guérisons, unification du royaume par la séduction et linstauration des relations familiales), elle est présentée par la tradition comme celle qui simposa comme la réponse aux aspirations de toute la population et le symbole de la synthèse entre le local (son père) et les apports extérieurs (sa mère kanyok). Et cest sa fille Cifute et non son fils Kasongo Kabobola qui succéda au roi, avant que la royauté ne se masculinise.
Le renouveau politique du royaume luba survint lors de larrivée dun immigrant, Mbidi
Kiluwe, le père de Kalala Ilunga qui allait évincer et dépasser le prestigieux roi Kongolo, la tradition souligne que cet immigrant fut introduit à la cour par les sœurs de Kongolo. Et dans la culture politique qui allait désormais prévaloir chez les Luba, plus de dix titres de reines vont exister à la Cour du Mulopwe (roi), chacun correspondant à une fonction plus ou moins particulière.
Les réminiscences du statut matrilinéaire dans la tradition orale des groupements lubaïsés du Katanga et la structure bilatérale caractérisant actuellement les Kete-Sud, indiquent que la première filiation ayant prévalu chez les Luba est plutôt matrilinéaire. Lon pense que cest Mbidi Kiluwe qui amena la patrilinéarité du Sud-Maniema dont il est originaire. Si la jalousie de Kongolo à légard de son neveu Ilunga souligne le contexte matrilinéaire où le neveu se trouve être un successeur potentiel, sa rupture davec son oncle pour rejoindre son père constitua le passage vers la patrilinéarité. Laide de son père pour revenir, tuer son oncle et semparer du pouvoir est en fait le symbole de linstauration de la nouvelle filiation. Et après ces événements, la succession devint franchement patrilinéaire, sans souffrir aucune concession.
Cette culture sera diffusée au Kasaï où essaimèrent plus tard les Luba, puis adoptée par les Lunda dont la règle de succession était matrilinéaire avant lacculturation luba. Après une coexistence des deux modes de filiation encore perceptible de nos jours chez les Cokwe, les Mpimin et les Nsamba, on évolua vers un mode de descendance omnilinéaire : tous les descendants, par lhomme ou par la femme, étaient, jusquà la quatrième génération, des successeurs potentiels. La parenté perpétuelle fut adoptée pour se retrouver dans ce labyrinthe familial.
Chez les Lunda, quand, au 14ème siècle commence, dans les vallées de Nkalany et de Luiza, leur organisation, cest aussi à une femme, Ruej, que le pouvoir échut au détriment de ses frères. En lui confiant les insignes de souveraineté, le chef Nkond fit de Ruej une cheffesse. Le rôle quelle joua dans la consolidation de lempire fut si important quelle est devenue la référence identitaire : les Cokwe se réclament dêtre les descendants de sa sœur Nakabamba, tandis que les Mpimin, pour justifier leur royaume particulier, se sont dotés dune autre Ruej en la personne de sa parente Muadi Kapuk. Cette dernière accueillit, comme Ruej, un chasseur, Cibind.
Le rôle de Ruej fut si important que pendant longtemps, la Swan Murund dut porter le titre de Ruej puisque cest cette dernière qui, historiquement, fut à la base de linstitution mère symbolique des Lunda, une des noblesses qui revinrent aux femmes.
En effet, il fut institué à la cour de Mwant Yav (chef lunda), deux dignitaires féminines : la Swan Murund ou la mère du côté droit, mère symbolique de la société perpétuant le rôle de la stérile Ruej, fondatrice de lempire, et la Rukonkesh, la mère du côté gauche, reine-mère chargée délever les enfants et donc perpétuant loffice joué par Kamonga, génitrice des successeurs. A côté de ces deux dignitaires féminins, il y avait la Muadi et la Temena, respectivement première et deuxième épouses.
Sans doute les traditions luba et lunda nont pas manqué de noter quen politique, la féminité ne pouvait que seffacer devant la virilité. Les menstrues obligeant la cheffesse Ruej, comme avant elle la luba Cifute, à se faire remplacer par le mari, entraînèrent un changement qui devint permanent. Chez les Kuba, la reine Ngokady fit scandale en ayant ses règles en pleine réunion du conseil. Mis en perspective par rapport à tous leurs exploits, ce fait souligne que la femme ne doit pas chercher à se faire homme et quelle peut donc faire de grandes choses en restant femme.
Lhistoire kongo nous donne cette autre vitrine de ce que peut faire une femme. Certes, dans ce royaume, le pouvoir fut exercé par les hommes. Mais laction des femmes ne fut pas des moindres. En effet, en prenant à son baptême le 5 juin 1491, le prénom dEléonore (Ndona Leonor), la reine Muzinga a Nlenza voulait marquer plus quune homonymie avec la reine du Portugal. Par sa catholicité, elle imposa du coup la monogamie au roi Dom Joao (Ndo Nzao). Elle nhésita pas à se désolidariser de lui quand il renonça à son baptême, pour soutenir son fils Mubemba a Muzinga devenu (Affonso) Ndo Funsu et demeuré fidèle comme elle à son baptême. Elle sétait
convaincue que se placer sous la protection du christianisme et de la culture occidentale était la voie vers la modernisation du royaume, de ses institutions et du mode de vie de ses habitants. Cest ce programme dacculturation que Affonso appliqua durant tout son règne commencé en 1504. Comme la Vierge Marie, la reine Eléonore avait préparé le chemin à son fils.
Après la période laborieuse qui suivit la mort dAffonso en 1543 jusquà la bataille dAmbwila en 1665, le royaume plongea dans sa phase de destruction irréversible tant le compromis entre les différents clans candidats à la royauté était devenu impossible. On vit alors se lever en 1704 des femmes pour tenter dunifier et de renforcer lautonomie du royaume. Il y eut dabord Appolonia Mafuta; puis vint Ndona Béatrice Kimpa Vita Nsimba brûlée vive le 2 juillet 1706. Leurs projets de restauration politique par des tentatives dordre messianique échouèrent certes. Mais ils soulignent par leur caractère ultime que la femme est finalement lultime rempart dune
nation.
La femme congolaise moderne : «un valet au service de la dictature masculine»
Au Congo indépendant, le manque de représentation significative de la femme au sein des gouvernements, en particulier au niveau de lexécutif et du législatif, limite leur influence sur la gestion des affaires et sur les politiques publiques. Linégalité et la disparité entre les hommes et les femmes demeurent frappantes. Cest pourquoi les progrès des femmes en matière de représentation politique accusent encore des retards considérables.
Les guerres fratricides connues aux premières heures de la souveraineté nationale et surtout linsuffisance dinstruction ont laissé la femme loin de la chose publique. Il a fallu attendre 1966 pour voir lentrée de la première universitaire congolaise dans larène politique. La proclamation du Manifeste de la NSele en 1967, qui prônait légalité des droits et la protection légale de tous les citoyens sans distinction de sexe, intégra timidement la femme dans la gestion de la Respublica. Cette proclamation du Manifeste de la NSele préfigurait la Convention sur lélimination de toute forme de discrimination à légard des femmes adoptée par les Nations-Unies en 1979, signée et ratifiée par le Zaïre respectivement en 1980 et 1985.
Cette politique démancipation de la femme na pas, en réalité, servi la cause de celle-ci. Elle fut plutôt mise au service de la politique du renforcement de la dictature installée par le Mouvement Populaire de la Révolution,
parti-Etat.
La création du Secrétariat permanent à la condition féminine au sein du Bureau Politique une année après la Convention sur lélimination de toute forme de discrimination à légard des femmes, na été quune mascarade de plus.
Bien quayant pour objectif dentreprendre des activités susceptibles daméliorer la situation de la femme et de lintégrer au processus de développement national, ce secrétariat, qui deviendra plus tard un ministère, devint un rempart du régime dictatorial mobutien. Son slogan était : Otumboli Mobutu, otumboli bamamans (Trad.: Provoquer Mobutu, cest provoquer les mamans).
La femme dans les rouages de lEtat
Au sein même des branches spécialisées du Parti-Etat de Mobutu, la présence féminine ne fut pas significative. Ainsi, depuis sa création en 1967 jusquen octobre 1986, date de son dernier réaménagement, le Bureau Politique du M.P.R. na compté que 10 femmes contre 130 hommes, soit 7,1% de participation féminine. Il en est de même du Comité Central du M.P.R. qui, de 1980, date de sa création, à 1988, na compté dans ses rangs que 14 femmes sur un effectif de 212 personnes, soit 6,6% de présence féminine.
Quant aux 50 gouvernements qui se sont succédé de 1966 à 1990, date du début de la Transition, le constat est le suivant : 1 présence féminine dans 36 gouvernements, 2 dans 11, 3 dans 1 et 0 dans 2. Cette participation féminine au gouvernement déjà insignifiante puisque variant entre 2 et 7% – sauf en 1976, avec 9% – ne rend encore pas assez compte de la totale marginalisation de la femme. En effet, seulement 14 femmes se partagèrent les 61postes attribuées aux femmes dans cinquante gouvernements.
Lexception de lannée 1976 reflète le lancement de la décennie internationale de la femme (1976-1985) proclamée en 1975 par lAssemblée Générale des Nations-Unies dans sa résolution 3520. En outre, il faut relever que la plupart des femmes au gouvernement ont occupé des postes ministériels du secteur à caractère socioculturel, tels les affaires sociales, la condition féminine et la famille, le travail et la prévoyance sociale, la fonction publique, la santé, la culture, les arts et lenseignement. On note quelques rares cas de femmes à la tête des secteurs de lenvironnement, des P.T.T., de léconomie nationale, des affaires étrangères et des affaires foncières.
Pendant la transition mobutiste, le Congo a connu 20 gouvernements dans lesquels la participation féminine ne connut pas une amélioration notable : 2 gouvernements sans femme, 4 avec 1, 8 avec 2, 4 avec 3 et 2 avec 4. La moyenne resta donc stationnaire, entre 2,1 et 7,8%. Mais certains ministères, jadis lapanage des hommes, furent dirigés aussi par les femmes, tels les finances, les travaux publics et laménagement du territoire, lagriculture, la coopération internationale et la justice. On vit aussi apparaître de plus en plus de nouvelles figures féminines sur la scène politique. Ce revirement est attribué à la Conférence nationale souveraine ouverte en 1992 qui fonctionna comme un véritable accélérateur de léveil et de la prise de conscience de la femme sur le rôle quelle était désormais appelée à jouer. Beaucoup dassociations et de réseaux féminins avaient entre-temps été créés et structurés. En outre, il faut noter la tenue en 1994, de la Conférence internationale sur la population et le développement et, en 1995 à Beijing, de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes. Ces conférences étaient arrivées à la conclusion que des mesures supplémentaires étaient nécessaires pour renforcer la participation
féminine au processus de prise de décision et lentrée des femmes sur la scène politique.
Sagissant des cinq législatures de la Deuxième République, la présence féminine se situait entre 2 et 6%. Le Haut Conseil de la République mis en place à lissue de la Conférence nationale souveraine ny changea rien avec ses 3% de présence féminine. A la fusion de lAssemblée nationale issue des élections de 1987 avec le H.C.R. issu de la C.N.S., le Haut Conseil de la République – Parlement de transition navait en son sein que 5% de femmes. Cette basse moyenne reflète le non-engagement des femmes dans la res publica au regard du mode de désignation, à savoir les délégués venus des provinces.
La situation a été très drastique au portefeuille de lEtat puisque toute la période de la Deuxième République ne connut que deux Présidentes-Directrices Générales. Cette discrimination frappa aussi la diplomatie où, sur les 206 ambassadeurs nommés de 1960 à 1999, trois seulement étaient des femmes, soit 1,4%. Il en fut de même au sein de la Territoriale avec une seule femme gouverneur et une autre vice-gouverneur de province. Et de 1980 à
1993, tous les échelons de la territoriale confondus naccueillirent que 111 femmes contre 3.963 hommes, soit 2,8%.
La magistrature fut un des secteurs où la femme fit quelques avancées. Il en résulte que sur 1.815 magistrats recensés après la réhabilitation des révoqués, 153 sont des femmes, soit 8,4%, la plupart étant à Kinshasa où elles occupent certains postes de commandement. La révolution kabiliste se brancha sur cet effort de faire participer la femme à la gestion du pays. Certainement elle y fut poussée par la création de divers mécanismes dencadrement et dorganisation de la femme, et surtout par la prise en compte des différentes résolutions de lO.N.U. sus-évoquées. Ainsi, sur les 11 gouvernements répertoriés, un se retrouva avec deux femmes, 6 avec 3, 2 avec 4 et 2 autres avec 5. La représentation moyenne se situa donc entre 8,1 et 14,2%. A lAssemblée constituante et législative – Parlement de transition, 30 sièges revinrent aux femmes contre 270 aux hommes, soit 10% de présence féminine.
Pour la première fois, des femmes accédèrent au Bureau du parlement en qualité de deuxième vice-présidente, première vice-présidente et présidente. En outre, une femme fut nommée ambassadrice et trois autres consuls, tandis que quelques femmes étaient nommées administrateurs de territoire adjoints.
Que conclure ?
Pour les années à venir, il nous semble quil faut, pour changer cet état des choses, affronter un certain nombre de défis.
Sur le plan psychologique, il faut assurer à la femme une éducation qui nen fasse plus une personne se sentant inférieure vis-à-vis de lhomme. Il lui manque cruellement une confiance en elle-même, en ses capacités personnelles, ainsi quune certaine solidarité liée au sexe.
Sur le plan culturel, il y a un besoin de changer un certain nombre de mentalités, dusages, de coutumes et dinterdits, qui aboutissent à des pratiques avilissantes telles le kitshwil chez les Yansi, le lévirat, la chosification de la femme chez les Luba, etc.
Sur le plan social, beaucoup de parents continuent à estimer peu importante linstruction des filles acculées aux travaux ménagers; la campagne en cours de lUNICEF est donc à renforcer. Et cette insuffisance dinstruction empêche la femme daccéder aux postes de prise des décisions.
Enfin, sur le plan juridique, il y a lieu que le Code de la famille et le Code du travail soient révisés et harmonisés afin dy abolir toutes les dispositions préjudiciables à lépanouissement et au développement de la femme.
Ce combat est et demeure avant tout celui de la femme qui doit en être lactrice principale. Mais elle doit pouvoir continuer à sappuyer et à bénéficier de toutes les actions en cours et aussi du concours et de lappui des hommes et des institutions partenaires et alliés.