Afin que tu te souviennes, d'Emilie Flore Faignond (mediacongo)

 

Ce gros livre de 494 pages comporte six parties et un glossaire, les différentes parties sont, dans leur chronologie, des tranches de vie ou des tableaux des évènements, des faits, des gestes, des mœurs, etc. vécus personnellement par l'auteur qui est ici narratrice. Ainsi, elle y évoque successivement, en termes bien choisis mais souvent émouvants ou poignants – c'est selon le cas – son enfance dans un des premiers quartiers populaires de Kinshasa – l'actuelle commune de Kinshasa – dans les années 50, son adolescence et sa fréquentation scolaire dans un pensionnat des religieuses catholiques de Brazzaville, ses fiançailles, son mariage et enfin le divorce d'avec son premier mari.

Au regard de ces différences étapes de la vie du personnage qui se raconte, le lecteur découvre ses émois du cœur, ses confidences les plus intimes, ses déceptions amoureuses les plus amères, etc. tout cela fait d'Afin que tu te souviennes une œuvre autobiographique.

En effet, d'entrée de jeu, l'auteur dévoile son projet d'écriture lorsqu'elle déclare ;

" Rien n'est plus à mes yeux qu'une histoire vraie puisée dans la sève (sic !) ces jours qui tissent le destin d'une famille " (3ème page liminaire). En d'autres termes, la raison profonde qui a motivé cette deuxième prise de parole littéraire par Emilie Flore Faignond, c'est avant tout le désir de témoigner. Témoigner à la fois de sa vie de famille et de sa société .

D'abord, elle veut témoigner en fixant par l'écriture les valeurs africaines que lui a apprises sa grand-mère, Bajana, originaire de la province du Kasaï. Cette grand-mère l'a profondément fascinée par sa simplicité et son humilité.

Ensuite, elle veut témoigner de l'image que lui a laissée la société congolaise à travers ses multiples expériences de vie et la vision du monde qu'elle véhicule.

Mais, au-delà de ce mélange de faits, des évènements, des expériences vécues et rendues, des réalités, etc, Afin que tu te souviennes se donne à lire aussi comme une fresque historique très précieuse de l'époque coloniale, entre autres, à propos de relations humaines entre les trois races en coexistence à Léopoldville (ancienne appellation de Kinshasa) : les Blancs, les Métis (ou Mulâtres) et les Noirs. Ces trois races, en effet, se différenciaient chacune de l'autre par ses propres manières de vivre, de penser, d'agir etc.

Ainsi, l'auteur fait revivre la nette séparation qui, ontologiquement, existait entre deux univers spatiaux diamétralement opposés l : les Blancs, d'un côté et les Noirs, de l'autre. A l'opposé de la ''ville'' européenne (le terme de ''ville'' étant réservé au quartier des Blancs), la ''cité'' indigène (''cité'' désignant le quartier des Noirs) se caractérisait par sa forme sombre, confuse, où des sordides et nauséabondes cases en pisé tiennent à peine débout.

Cette discrimination spatiale est voulue et entretenue par le Blanc dans sa logique d'un être supérieur, qui doit se tenir distant à une certaine hauteur du Noir à civiliser.

Cette enfance de la petite Emilie Flore n'est pas heureuse car, dès son bas âge, elle a souffert de sa condition physique hydride : celle d'être une métisse à peau foncée au milieu d'autres Métis au teint clair. Cette carnation corporelle avait créé une différence avec son frère Léon et sa sœur Georgette. Et, elle croyait que cette différence est à la base de l'affection mutuelle et profonde entre elle et sa grand-mère.

Sur ces entrefaites, l'auteur en profite pour soulever la problématique, à cette époque-là, de la recherche d'une identité spécifique par les Métis. Ceux-ci, non reconnus par leurs géniteurs, les Blancs, du fait de l'interdiction du mariage mixte, n'étaient pas non plus acceptés et intégrés par la communauté des Noirs. Ces ''café au lait'' qui vivaient alors ''entre les eaux'', pour reprendre l'expression de V.Y. Mudimbe, cherchaient à tout prix à se forger leur propre identité, distincte de celle des Blancs et de celle des Noirs.

Si tel est le premier versant qui constitue un témoignage vivace de l'ancien monde colonial à Léopoldville, le second versant s'attache à scruter la période postcoloniale. Le lecteur découvre cette dernière à travers une description, teintée parfois des partis-pris, les hauts et les bas socio-politiques qui ont émaillé les premières années des indépendances, aussi bien au Congo-Kinshasa qu'au Congo-Brazzaville.

De ce qui vient d'être relevé, à grands traits, dans le tissu narratif de ce texte, le lecteur se laisserait facilement prendre par le charme d'une enfance et d'une adolescence qu'Emilie Flore Faignond a passées de façon presque harmonieuse entre les deux rives du fleuve Congo. Et, de ce fait, risquerait de ne plus appréhender la toile de fond qui sous-tend ce récit dont la structure narrative reste fondamentalement chronologique, sinon linéaire.

En effet, le prétexte qui a servi de déclic à la prise de parole à l'auteur, c'est l'échec d'un idéal de vie. Lequel ? Son idéal était celui d'être une épouse toute heureuse, toute disponible pour son ''prince charmant'' (p.253).

Mariée à un Métis au teint clair, elle croyait ainsi réaliser son rêve d'enfance : celle de créer une ''pyramide familiale'' (6) métissée qui lui ferait oublier la plaie profonde qu'elle avait toujours portée en étant une Métisse à la peau foncée. Mais, à son corps défendant, cet idéal est brisé par son mari lorsque celui-ci prononça pour la première fois le terrible mot de divorce.
Pour elle, dès cet instant, le monde cessait d'exister : ''Tout mon univers s'écroulait et le glas sonnait, pour une de mes plus grandes ambitions, celle d'avoir un seul foyer pour la vie " (p. 319). Progressivement, le drame auquel elle se trouve confrontée, le calvaire lui imposé par un homme ''cœur d'acier'' et imbu de lui-même à cause de sa fortune immense, tout cela n'ébranle nullement le moral de cette femme.

Au contraire, le lecteur est ému par les déboires d'une pauvre femme malmenée par un mari à qui elle s'efforce toujours de donner son pardon, sa compréhension et son amour passionné. De son côté, le mari demeurait un être complexe et insaisissable, à en croire les déclarations de l'auteur : " Il restait toujours aussi déconcertant dans ses paroles et dans ses actes, passant de la volupté à la cruauté. Il mêlait avec une dextérité peu commune le miel et le fiel " (p.338). ce ''prince'', qui s'était couvert d'hypocrisie pour la conquérir quelques années auparavant, a fini par faire d'elle une épouse déchue, une mère blessée dans son amour-propre. Et, cette blessure sera déterminante dans la constitution d'une nouvelle personnalité de l'héroïne. Celle-ci, à la fin du récit, adopte un réalisme révolutionnaire. Et, c'est précisément en cela, que cette œuvre est un témoignage féministe poignant que l'auteur livre à son public.

Afin que tu te souviennes – le titre est plus qu'explicite de par lui-même – est, en définitive, le cri de détresse d'une femme, mieux de n'importe quelle femme qui se retrouverait dans la même situation, qui stigmatise le masochisme masculin envers la femme. Et, par ricochet, l'auteur invite sa consoeur à renoncer à son infériorité qui n'est pas congénitale, à sa soumission souvent docile et aveugle à l'homme.

Désormais, pour l'auteur, la femme doit s'assumer pleinement comme un être ayant, non seulement des devoirs, mais des droits. Au total, loin d'y voir simplement la trame amoureuse qui en constitue l'arrière-fond, le lecteur doit y découvrir enfin la révolte de la femme contre les préjugés masculins de domination.

Afin que tu te souviennes est, au demeurant, sur le double plan du fond et de la forme, un texte d'une grande richesse. Primo, c'est une œuvre dense et captivante de par la pluralité de thèmes que ce récit soulève, développe et offre au lecteur comme matière à réflexions.

Secundo, ce récit est fécondé par une poéticité et une chaleur humaine qui, non seulement, accrochant le lecteur, mais suscitent aussi sa sympathie et pourquoi pas son adhésion à l'œuvre.

Alphonse MBUYAMBA Kankolongo
Professeur et Directeur-adjoint du CEPROLEC (Centre d'Etudes et de promotion litérrature écrite au Congo)

" Afin que tu te souvienne ", par Emilie Flore FAIGNOND
Imprimerie Saint paul, Kinshasa, 1996, 494 p.
Pour en savoir davantage sur Emilie Flore Faignond, veuillez lire notre reportage dans la rubrique "Talents" (cliquez ici )

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