Le voyage dITECO, du « temps colon » au « post tiersmondisme »
Je travaille dans la coopération non gouvernementale depuis 1971, date de mon premier départ pour lAfrique. Jai travaillé au Rwanda dans les années septante et quatre-vingt, puis je suis devenu formateur à ITECO jusquen 2004. A ITECO jai accompagné la formation de nombreux candidats coopérants (je dois en avoir accompagné un bon millier…). Jen ai vu aussi beaucoup pendant et après leur travail de terrain. Je compte ici faire plutôt un témoignage à partir de mon expérience personnelle. Je ne citerai ni chiffres ni pourcentages, je ne mappuierai pas sur une documentation scientifique. Je dirai plutôt le sens que je vois aux choses. Je serai subjectif.
Tout dabord, quest-ce quune organisation non gouvernementale de développement ? Juridiquement, la plupart du temps cest une association sans but lucratif. Une association qui naît dune initiative non gouvernementale (même si éventuellement elle lui devient liée grâce à des subventions…). Lobjet social de ces ONG est de « venir en aide » aux populations du « tiers monde » en faveur de leur « développement ». Tous les mots entre guillemets sont problématiques. Laide se passe dans un contexte de rapports de forces entre le Nord et le Sud, la notion de tiers monde est datée en fonction des rapports Est- Ouest qui prévalaient à lépoque de la guerre froide. Le développement, plus personne ne sait ce quil veut dire exactement, entre croissance économique, durabilité et développement humain…
Quoi quil en soit, la coopération au développement a une histoire et dans cette histoire les ONG jouent un rôle. Il faut jeter un regard rétrospectif au moins jusquaux colonisations. Dans le cas de la Belgique, il faut se souvenir des relations de la Belgique et du Congo. Il faut relire les textes produits par les colonisateurs, se remémorer leur projet et la façon dont ils voyaient lautre. Dans le Guide de la section de lEtat indépendant du Congo à lexposition de Bruxelles- Tervueren en 1897, on peut lire, pages 256 et 257, ceci, par exemple : « La prédication des missionnaires opère très lentement son action parmi ces êtres sauvages. Les paroles nouvelles et étranges que viennent leur dire les « sorciers blancs » cheminent peu à peu sous leurs crânes épaissis. Mais ce nest pas en quelques années que lon peut corriger les vices dun sang pollué par de nombreux siècles dexistence brutal (…). Le Noir devenu paysan et chrétien, attaché à la terre quil arrose de ses sueurs, dévoué aux idées dordre et de respect de lautorité que lui inspire sa religion, sera pour lAfrique la condition de la régénération finale et définitive (…). Lobservateur impartial, dépourvu de parti pris ou didées préconçues, sans tendance spéciale décole ou de raison, doit donc se réjouir des efforts que réalisent au Congo les missionnaires belges ».
Pourquoi se rappeler cela ? Cest pour montrer que le prétexte humanitaire (les aider) est déjà au coeur du projet colonial le plus brutal, celui du roi Léopold II. Ce projet humanitaire prenait à lépoque le prétexte de la lutte contre lesclavagisme arabe et se donnait le projet civilisateur de lévangélisation. La brutalité de ces projets, lus avec le recul du temps, nous apparaît aujourdhui en pleine évidence.
Quen est-il de nos projets à nous ? Que diront de nos intentions daujourdhui les générations futures ? Un des secrétaires dEtat chargé du portefeuille de la coopération na-t-il pas déclaré que les « ONG sont le visage humain de la politique étrangère de la Belgique »… Comment sera jugée cette politique et que dira-t-on du rôle des ONG par rapport à elle ?
Quoi quil en soit, « au temps colon » comme disent les vieux Africains, beaucoup de secteurs non rentables de la vie sociale (a part ladministration) étaient confiés aux églises. Les activités missionnaires couvraient au Congo tout un tas de domaines, faisant de lEglise catholique un Etat dans lEtat. Parmi les oeuvres on trouvait : lenseignement (écoles, orphelinats, bibliothèques, cantines, internats, fournitures scolaires…), la santé (hôpitaux, dispensaires, pharmacies), mouvements de jeunesse (scouts, chiro, JOC, xavéris…), les mutualités, la presse et les éditions, le cinéma, la radio… Les bâtiments des évêchés et des paroisses étaient presque toujours flanqués dune « procure » comportant des magasins où tout un chacun pouvait sapprovisionner en fournitures diverses, mais il y avait aussi un garage, une menuiserie, des constructions métalliques, une boulangerie, un service de la poste (« courrier mission »), des camions transporteurs, etc. Ces services étaient supervisés par les religieux, mais ils utilisaient des armées de travailleurs indigènes et de très nombreux collaborateurs blancs laïcs, parfois accompagnés de leurs familles (contremaîtres, infirmières, médecins, enseignants, architectes, imprimeurs, comptables, secrétaires…). Ce nombreux personnel expatrié va poser un problème au moment de la décolonisation du Congo.
Lunité des nations de couleur saffirme dans la lutte contre le colonialisme blanc et le désir de former une troisième force (influencée par le socialisme) entre lEst et lOuest. En 1955, la Conférence de Bandoung réunit vingt-neuf pays dAfrique et dAsie qui condamnent le colonialisme, les discriminations raciales et larme atomique. La décolonisation samorce à travers des épisodes parfois tragiques (la guerre dAlgérie, entre autres, qui a été fort ressentie en Belgique).
Laccession à lindépendance de nouveaux pays pose un problème macro-politique : dans quel camp saligneront-ils lEst ou l Ouest ? Dautant que le fossé entre les nations riches et pauvres est large et menace la paix et léquilibre mondial. Ainsi les nations riches décident doctroyer une aide aux pays pauvres. Cette aide a une finalité manifestement politique et stratégique plus quhumanitaire : il faut empêcher les anciennes colonies de passer dans le camp soviétique. Laide se manifeste par lenvoi de capitaux, de cadres, de matériel, par des prix garantis pour leurs denrées… Dans le cas de la Belgique, les indépendances sont octroyées dans les années soixante. Pour les Belges expatriés au Congo, au Rwanda et au Burundi souvre alors une période de turbulences. Les travailleurs belges, les collaborateurs laïcs des missions en particulier, se trouvent sans statut en terre devenue étrangère. La nécessité de trouver une identité, un cadre et une protection à ce personnel, jointe à celle dintensifier les efforts pour aider les jeunes pays africains indépendants à démarrer, conduisent à la création de nouveaux statuts légaux. Cest ainsi que ceux de technicien et dexpert de la coopération technique sont créés en 1963.
Le Roi Baudouin lance le 23 octobre 1961 un appel à la jeunesse en faveur dune action désintéressée au profit des pays en voie de développement. Un cadre légal pour ces jeunes est négocié qui voit le jour en 1964. Ces jeunes bénéficieront dès lors dune identité juridique bien à eux qui les définit désormais comme des « volontaires de la coopération ». Ainsi, à côté des instituts missionnaires et des mouvements daction catholique, se créent de nouvelles associations désireuses de travailler au développement.
Le texte légal de 1964 insiste sur lesprit qui doit animer le volontaire : « le désintéressement, lidéal est le moteur de son action ». Dautre part le volontaire travaillera « encadré », il recevra un soutien logistique, un accompagnement psychologique et moral de la part de son association denvoi. Cette association devra revêtir la forme ASBL. Le volontariat belge sera donc « non gouvernemental », mais recevra le soutien de lEtat. Ce cadre officiel une fois créé constitue un encouragement à laction outre-mer et suscite évidemment de nouvelles initiatives : des associations voient le jour aussi du côté socialiste et libéral, venant équilibrer quelque peu idéologiquement des énergies jusque là essentiellement chrétiennes.
A la Noël 1963, les associations denvoi catholiques se regroupent en une coordination (évidemment bilingue) qui prend le nom dITECO, Internationale technische coöperatie, Coopération technique internationale. On retrouve dans cette coordination les principales associations de lépoque intéressées par le tiers monde : les Auxiliaires féminines internationales, les Volontaires de lenseignement, Entraide et fraternité, les Compagnons bâtisseurs, les Fraternités africaines, la Coopération des laïcs en Amérique latine, Médicus Mundi, Withuis, la JOC, etc.
Lhistoire dITECO est illustratrice des évolutions institutionnelles et idéologiques qui ont marqué ces quarante années de coopération. En quoi consiste lévolution de la perspective dITECO entre les années soixante et les années quatre-vingt ? En 1965, le travail de développement est conçu comme une assistance technique qui permettra aux pays sous-développés de rattraper leur retard par rapport aux pays industrialisés. Loptimisme est de mise en ce qui concerne lefficacité de laide venue de lextérieur. Le premier président dITECO [1] exprime à lépoque que « toute aide, quelle quelle soit peut être efficace(…) immédiatement rentable (et que) la moindre amélioration de lhabitat, de la nourriture, de lhygiène, signifie un progrès énorme ». Cette conception modernisatrice et technique était cependant contrebalancée à ITECO dès son origine par lidéalisme et les valeurs chrétiennes. Ce qui est prôné, cest quil ne sagit pas de surplomber lautre, l aidé, par sa supériorité technique, mais dagir dans un esprit de service désintéressé, empreint dhumilité. Lassistance technique est dailleurs présentée dans les textes dITECO de lépoque comme un dialogue entre cultures et civilisations, centré sur lhomme et non pas un processus mécanique ou un simple échange de techniques. Le coopérant technicien est également un animateur, un éducateur et un témoin de valeurs spirituelles et chrétiennes.
A la conception des débuts, à la fois modernisatrice et chrétienne succède dans les années septante une autre vision de la coopération. Lobjectif affirmé en 1980 est la recherche de plus de justice chez nous comme dans le tiers monde. La stratégie consiste en un changement social qui dépasse largement laide aux pays en voie de développement. On pense quil faut sallier avec tous ceux qui refusent les aliénations multiples, en appuyant les « dynamismes qui cherchent et veulent plus de justice ». ITECO se présente donc à ceux qui sont soucieux dune plus grande justice pour tous là où ils se trouvent comme un lieu dinterrogation sur notre société. Interrogation sur les mécanismes de pouvoir, les organisations, les modèles culturels.
Lobjet social de base dITECO était la formation des coopérants. Dans ces évolutions idéologiques, comment ITECO a-t-il adapté son programme de formation ? La modification de la vision de ce quil faut faire pour aider le tiers monde saccompagne logiquement dun changement de la conception de lengagement social à promouvoir chez les jeunes qui se présentent aux formations dITECO. Au lieu de les préparer à agir ailleurs, il sagira de leur faire prendre conscience de limportance de leur engagement ici. Souhaitant promouvoir un « volontariat de qualité » qui situe le travail outremer à lintérieur dun projet de vie et dengagement pour une société plus juste, linstitution est conduite à élargir sa vision et à gagner son espace de liberté. ITECO progressivement se conçoit moins comme un outil au service des ONG denvoi, chargé de sélectionner, dinformer, de former et de mettre au travail leur personnel. Lidée devient petit à petit dêtre au service des jeunes Belges qui se présentent au portillon du départ outremer et de les accompagner dans un processus de réflexion conscientisante. On se propose de les accompagner dans une réflexion sur qui ils sont, comment ils pensent gérer leur itinéraire de vie et que signifie réellement laide à autrui, méditant sur cette déclaration dune femme aborigène à un coopérant : « Si vous venez pour maider, vous perdez votre temps. Mais si vous êtes venu parce que vous avez compris que votre libération est liée à la mienne, alors, travaillons ensemble… ».
On peut sétonner de ce revirement dITECO proposant à des jeunes sur le point de partir une réflexion sur eux-mêmes et sur la place quils occupent en Belgique ! Mais il faut bien comprendre quun grand nombre de démarches faites auprès dITECO naboutissaient pas à un départ effectif outremer. Seul un petit nombre partait. Ne fallait-il pas sintéresser aussi à ceux, plus nombreux, qui finalement resteraient ici ? De là naît lidée dune formation qui orienterait aussi bien vers un engagement ici que vers un départ outremer, devenu hypothétique pour le plus grand nombre. Il sagissait donc de regarder ce qui se passait en Belgique, douvrir des possibilités dengagement chez nous. Ceci allait impliquer une adaptation institutionnelle dITECO « unitaire et belge » aux besoins spécifiques des deux communautés nationales et une recherche constante de contacts et de collaborations dans ces communautés respectives.
Cette conception militante, conscientisante et libératrice largement à la mode dans les années septante, sera remise partiellement en question avec la fin du tiersmondisme. Celui-ci connaît une crise au milieu des années quatre-vingt. Samorce alors une ère nouvelle, marquée de deux courants dominants, celui des urgences sans frontières et celui des retours aux identités et aux valeurs culturelles. ITECO développera face à ces deux courants une approche également critique.
En cette fin de vingtième siècle, alors quITECO va sur sa trente-cinquième année dexistence, nous sommes donc bien dans une sorte de post tiersmondisme. Le modèle de lassistance technique optimiste tel que préconisé par le premier président dITECO, de même que le modèle de la libération des peuples du tiers monde qui lui a succédé et qui a eu son heure de gloire dans les années septante et quatre- vingt semblent bien surannés aujourdhui. La publication dITECO à changé de nom, de Peuples et libérations, qui sentait son époque, est passé à Antipodes, qui est plus dans lair du temps. La dénonciation des illusions tiersmondistes est passée par là. Les utopies sont toujours là, mais les modèles idéologiques ont évolué. Les schémas marxistes ont été mis a mal avec la chute du mur de Berlin. Dautre part, le génocide rwandais et la tragédie burundaise ont laminé les esprits les plus optimistes. Les ONG belges en particulier ont été fort atteintes par ces drames. Rares sont celles qui en sont sorties intactes. Elles ont été dailleurs si profondément touchées quelles se montrent encore aujourdhui incapables den parler entre elles sereinement. Les événements dAfrique ont pulvérisé bien des illusions développementistes.
Face à cette désertification des projets volontaristes en faveur du développement, nous connaissons une sorte de modèle triomphant qui est celui du marché global mondial néolibéral. Echappant à toute volonté politique, le développement semble devenu laffaire du marché et non plus dacteurs mobilisés. ITECO aussi a abandonné son radicalisme libérateur. Mais pas son utopie, ses valeurs et sa conviction quil faut compter sur le retour de lacteur, remettre lhomme au centre du projet de société, et dans ce sens, léquipe dITECO continue à militer pour un monde plus juste et plus démocratique même si les alternatives sont difficiles à dessiner : solidarité entre les mouvements sociaux dici et de là-bas, synergie des partenariats, recherche des dynamismes qui sourdent dans lidentité des peuples et des groupes, des valeurs de la communication interculturelle…
Le développement et ses volontaires sont démodés. Aujourdhui cest lurgence tout le temps, érigé en système et doté de lourds moyens. Des « expats » efficaces sattellent avec professionnalisme aux multiples tâches de lhumanitaire. ITECO ne cesse danalyser les idéologies sous-jacentes à ce qui lui apparaît comme des nouvelles illusions ethnocentriques, de mettre en garde les bonnes volontés contre les mirages médiatiques.
Lespace de lanimation (on parle actuellement déducation au développement) sest élargi aux frontières de lUnion européenne. Cette Union européenne se construit. Une Direction générale de ladministration européenne se consacre au développement des pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) et en particulier à léducation au développement des publics de lUnion. ITECO sest investi dans ce secteur de léducation au développement en Europe et vise particulièrement les publics de jeunes. Cette focalisation conduit ITECO à réfléchir sur les changements des modèles et des cadres de référence culturels en cours chez les jeunes : repli sur la sphère privée, recherche de la rencontre, de laventure et du voyage, de la découverte culturelle, des actions charitables et efficaces à court terme, rejet parallèle de la sphère du politique. Les projets dITECO se sont trouvés considérablement enrichis par les contacts internationaux que ces approches européennes ont rendu nécessaires. Les outils de travail sont informatisés, la communication par télécopie et courrier électronique a changé les méthodes et les rythmes de travail. Ce qui reste inchangé cest le travail quITECO continue de faire sur le sens. Cest le maintien dun espace dinterrogation sur notre société offert aux personnes soucieuses dengagement. Cest la solidarité avec des partenaires du Sud.
Ce texte fut publié dans Antipodes n° 149, juin 2000.
[1] Ludovic Moyersoen dans la brochure dITECO « Au service des pays de lavenir », circa 1965