Médecine négro-africaine et médecine occidentale (Dr TEDANGA Ipota Bembela)
La Confrérie Isango du Cameroun est, à la fois, un lieu religieux et un centre scientifique. Le savant (Ngan), le médecin (Munganga) est aussi un prêtre (Ngambi) (1). Philosophie et religion africaine sont-elles irréductibles ? B. Muzungu admet que philosophie et religion négro-africaine ne s'excluent pas et ne sont pas nécessairement irréductibles car, même si l'objet de la religion n'est pas un fait empirique, cet objet peut être appréhendé par un raisonnement qui part du monde comme effet d'une cause invisible, mais nécessaire(2) : il ny a pas nécessairement de relation dexclusion mutuelle entre la culture et la science ; la rationalité technoscientifique ne détruit pas nécessairement la religion. Elle la déstructure en vue dune restructuration plus adaptée aux exigences historiques.
Contrairement à ce quon laisse entendre, les croyances religieuses nègres ne peuvent pas être une barrière qui empêche lhomme noir en particulier daccéder à la rationalité scientifique ou au progrès. Ecoutons le Béninois Laleye : « Intérieurement, dans la religion traditionnelle, lidée de cause, le recours à lexpérience et le consensus des co-acteurs, qui se trouvaient en même temps être des co-connaisseurs, étaient à lœuvre »(3). Il souligne la réalité, le sérieux et la perspicacité de la soif de connaissance des fondateurs de la religion de nos Ancêtres et pointe un doigt accusateur vers le rejet de ces savoirs par la science dominante occidentale.
Dans un article consacré à J. Derida, F. Nault propose de partir dun schéma autre que celui opposant « religion » et « raison » comme si lune ne pouvait quen finir avec lautre(4). Cette réconciliation entre culture et science, rationalité et religion sopère notamment dans le schéma étiologique de la médecine traditionnelle négro-africaine.
En effet, la thérapeutique de cette médecine réfère à la fois au transcendant ou à linvisible et au traitement objectif. Il faut dès lors savoir nuancer le jugement qui consiste à dire que la médecine occidentale est plus efficiente que la médecine ancestrale négro-africaine. En effet et daprès A. Zémpleni(5), les trois grands types de médecine (la médecine occidentale ou cosmopolite, les médecines écrites ou savantes de lAncien Monde et les médecines des sociétés sans écriture) ne privilégient pas les mêmes éléments dans le tableau étiologique. En soignant des patients Seereer Siin au Sénégal, S. Kalis a vite perçu que le champ sémantique de leur langage ne correspondait pas à celui de la « bio-médecine », entendons la médecine occidentale(6). Pourquoi ? Parce que les médecines négro-africaines privilégient lagent (anthropomorphe ou zoomorphe) – le qui ou le quoi – et lorigine (de nature sociale) – le pourquoi spécifique – de la maladie. Cet agent peut être un génie maléfique, un proche ou un sorcier : « (…) les pouvoirs et les forces mobilisées par lautre (…) sont les référents étiologiques des interprétations »(7), à lexception des maladies dites théurgiques qui, en tant quœuvres de Dieu sont – dans le consensus négro-africain – celles dont létiologie et la thérapie ne ressortissent pas à la compétence de lhomme et pour lesquelles il nest pas possible duser dune quelconque mesure préventive(8). Les médecines traditionnelles focalisent leur attention sur la causalité sociale et intentionnelle (transgression dun interdit, jalousie…) : « Le système des représentations des pathologies et les pratiques thérapeutiques ont pour objet de préserver lordre social, la médecine traditionnelle étant ‘un art des usages sociaux de la maladie »(9). Généralement cette médecine (par exemple chez les Moundang ou les Senoufo du Sénégal, chez les Ndengese ou les Iyadjima de
G. Buakasa raisonne de la manière suivante à propos de tout cela : avant larrivée des Blancs, il y avait des centaines de millions de Nègres qui peuplaient lAfrique noire, sans compter la centaine de millions amenés comme esclaves vers les Amériques. Toutes ces populations étaient soignées grâce à la médecine dite traditionnelle, la seule disponible à lépoque. Il en ressort que cette médecine a été efficiente puisque, grâce à elle, ces populations ont survécu. La question de savoir si cette médecine a été sérieuse ou scientifique devient donc secondaire(11). Selon la perspective de ce même auteur, le savoir médical traditionnel permettait par exemple de traiter une affection à la fois biologique, psychique et sociale à laquelle les peuples de la mouvance mongo(12) en R.D. du Congo ont donné le nom de zébola. On recourt au zébola à loccasion de la possession dune personne par des esprits. Après lidentification de ces derniers, la guérisseuse administre le traitement (médication à base de plantes, initiation à la danse rituelle pour apaiser les esprits et imposition des interdits avant le rite de sortie). Le guérisseur ou la guérisseuse restitue à la personne son intégrité ontologique et réharmonise son rapport à lautre. Travaillant avec un instrument appelé ‘fétiche en français, il ou elle applique les mesures thérapeutiques susceptibles de conduire le malade à la guérison. On peut retenir que le lavage rituel effectué par les guérisseurs traditionnels négro-africains permet de rééquilibrer la force vitale perturbée par une influence ou un entourage hostiles (les Ancêtres, les sorciers, les morts en sursis ou morts vivants, les djinns, les génies, le maraboutage ou magie instrumentale) et de remédier à la situation post-traumatique des auteurs et/ou des victimes directes ou indirectes de différentes formes de violence parce que la santé (comme la compris S. Kalis) se définit non seulement par labsence de maux physiques et psychiques, mais aussi par labsence de maux sociaux.
Mais on sait bien – il faut bien ladmettre – quune grande partie de lexplication de la nature contenue dans la religion négro-africaine réfère à des notions scientifiques désuètes ou erronées. Là nest pas le véritable enjeu de cette religion et, dailleurs, de toute religion. La religion na pas pour rôle délaborer des lois sur les phénomènes naturels. Cela relève de la science. Ce que la religion dit des phénomènes naturels a une «fonction dédification et dillustration » (O. Bimwenyi-Kweshi)(13) pour enseigner des vérités plus hautes et transcendantes. Ce qui importe, cest la valeur symbolique de cette explication. Lhomme sen remet aux autres modes de connaissance et, singulièrement, à la religion pour appréhender le monde à partir du seuil où lapproche scientifique nest plus opérante.
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(1) DIKA-AKWA, P., Bible de
(2) MUZUNGU, B., « La tâche actuelle du théologien des religions africaines », dans Cahiers des Religions Africaines (Religions africaines et christianisme. Colloque international, du 9 au 14 janvier 1978), tome 1, vol. 11, n° 21-22, janvier-juillet 1977, p. 217.
(3) LALEYE, I.-P., “Les religions de lAfrique noire” dans Le fait religieux, sous la direction de Jean Delumeau, Paris, Fayard, 1993, p. 707.
(4) NAULT, F., « La question de la religion », dans Magazine littéraire, n° 430, avril 2004, p. 36.
(5) Lire ZEMPLENI, A., « La maladie et ses causes. Introduction », dans Lethnographie, N° 96-97, 1985, 2.
(6) KALIS, S., Médecine traditionnelle, Religion et divination chez les Seereer Siin du Sénégal. La connaissance de la nuit, Paris, LHarmattan, 1997, p. 15.
(7) ZEMPLENI, A., art. cit., pp. 21-39.
(8) KALIS, S., op. cit., pp. 119-120.
(9) KALIS, S., op. cit., p. 16.
(10) Lire HORTON, R., African Traditional Thougt and Western Science, Africa, XXXVII, 1: 50-71 et 2: 155-187 (republiée sous une forme allégée dans Wilson B.R. (ed.), Rationality, Basil Blackwell, 1970 : 131-172).
(11) BUAKASA, G., Réinventer lAfrique. De la modernité à la tradition au Congo-Zaïre, Paris, LHarmattan, 1996, p. 200.
(12) Nom dun ensemble dethnies congolaises qui essaiment du nord au sud du pays, dont les langues sont classées dans la zone C par M. Guthrie et qui se réclament toutes dun Ancêtre éponymique appelée précisément Mongo.
(13) BIMWENYI-KWESHI, O., Discours théologique négro-africain. Problèmes des fondements, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 412.
Dr TEDANGA Ipota Bembela