Sculpter la souffrance. Entretien avec Freddy Tsimba
Quelle sensibilité privilégies-tu ?
J'exploite les expressions des gens, ce qui leur arrive ou m'arrive à moi-même, et essaie de les traduire dans mes œuvres. C'est pourquoi le sentiment de souffrance est si présent, mais ça ne signifie pas que j'aime la souffrance, j'essaie seulement de montrer celle des autres. Je m'oriente vers les œuvres monumentales et récupère des tôles auxquelles j'essaie de donner forme et vie à ma façon y découpant des personnages que j'appelle des silhouettes. Cela reflète ma vision du monde, ou plutôt l'évolution du monde que je souhaite : un monde sans souffrance.
Quel état des lieux ferais-tu des arts plastiques congolais ?
On dit que le Congo Démocratique est un continent : ce n'est pas faux. Il y a tellement d'individualités, de sensibilités… Les choses ne s'améliorent que très doucement pour les arts plastiques. Le fait que j'ai pu rapporter un prix et donc une reconnaissance internationale montre qu'il existe des potentialités au Congo mais il n'y a aucune organisation sur le plan marketing, on ne cherche pas à lancer les artistes à la conquête des biennales ou autres opportunités de se faire connaître. Les musiciens sont connus mais pas les plasticiens. Il n'y a guère que Chéri Samba à avoir réussi sur ce plan et c'est un exemple pour les plasticiens.
Qu'en est-il de la sculpture en particulier ?
On n'utilise plus les mêmes matériaux qu'autrefois : bois, bronze, ivoire. On y ajoute par exemple des matériaux de récupération. C'est aussi une certaine vision de l'existence : des choses avec lesquelles on a vécu, dont on s'est servi, qu'on a jeté puis récupéré afin de leur donner une autre vie. Pour moi, c'est quelque chose de magique !
Des fois, je récupère dans la rue, des épaves. Et quand j'ai des difficultés pour m'approvisionner, je suis aidé par les shégués – que je le demande ou pas d'ailleurs ! En fait ils savent qu'il y a un vieux dans le quartier qui "aime les ordures" comme ils disent, les choses à jeter. Je récupère aussi des mitrailles. Bien habillé ou pas, je fais les poubelles. Comme les shégués !
Un prix de la Francophonie et un Carnet de la création aux éditions de l'œil en France : c'est un début de consécration !
Après douze années de carrière, voir que les choses commencent ainsi à bouger me rend heureux et me réconforte. Lors de la remise des prix aux Jeux de la Francophonie, j'ai pleuré sur le podium, je l'avoue. Aller au Canada, c'était déjà quelque chose de grandiose ; y remporter un prix, c'était beaucoup plus. Chez nous on appelle ça matabis, c'est à dire surplus ! Un surplus sur ce que j'ai eu. Et donc chaque fois que je serai découragé dans ma carrière de plasticien, ce prix me fera toujours regarder de l'avant. Quant au carnet de la création, il m'aide à être connu de partout, dans des coins où on n'a pas un aperçu de ce que valent les plasticiens congolais ni ce qu'ils font. Cela me pousse à aller de l'avant.
Dans notre pays ravagé par la guerre, la sculpture ne trouve pas de clients ! Pourquoi continuer ?
L'art me permet avant tout d'exister. J'observe ce qui se passe autour de moi, et quand je vais dans mon atelier, "mon couloir humanitaire" comme je le nomme, j'y vomis tout ce que la rue m'a donné de voir, à travers ce que je touche, fil de fer, tôle, etc., pour rendre hommage à ces gens qui sont partout victimes des injustices d'autres gens, des incompréhensions.
Etre artiste, c'est une obsession. On ne l'est pas parce qu'on gagne quelque chose, mais on l'est parce qu'on aime ce qu'on fait et qu'on y croit. Au Canada, quand j'ai présenté ma sculpture, des gens m'ont avoué avoir pleuré. Touché, j'étais content que quelque part, si loin de mon pays, des gens puissent lire ce que je voulais exprimer : un message de paix pour le monde entier ! Je suis convaincu que la guerre n'apporte rien, au vainqueur comme au vaincu.
propos recueillis par Bibish Mumbu
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