Antoine Tshitungu Kongolo : Les deux écoles

  Sous les
années de plomb

 

Ce fut une
passion ravageante que d'écrire sous les années de plomb du mobutisme.
Affronter la censure exposait le candidat écrivain aux représailles, briser la
gangue des discours officiels fut tout sauf évident. La servilité des élites
était dans l'air du temps.

Le contexte
général plombait les élans de pensée comme les poussées créatrices.

Avec le
recul, mes écrits de jeunesse prennent le relief d'une fronde qui se donnait
les gants de la fiction."Interdit aux pauvres" fut un pavé dans la
mare. J'instruisais, à ma manière, le procès de cette bourgeoisie vorace qui
s'arrogeait la part du léopard au festin de la vie ne laissant au peuple que
les os.

C'est un
texte culte qui a énormément marqué autour de moi et alentour.

Dans le
Zaïre de Mobutu, la lecture de la vie quotidienne sous le couvert de
l'imaginaire permettait de mettre à nu les dérives du régime et de dénoncer ses
germes de déshumanisation."Interdit aux pauvres" fut précédé pat "L'Albinos",
une tentative de traduire en mots le destin des exclus. Mon héros était est un
enfant de la rue, à une époque où le vocale shégué(s) n'avait pas encore pris
cours. Le sort peu enviable des enfants de la rue n'avait pas encore apitoyé le
microcosme des ONG, lesquelles depuis lors en ont fait leur miel, pour le
meilleur comme pour le pire.

Mon propos
était de rendre audible la voix de ces renégats et de briser le silence autour
des exclusions quel qu'en fût la raison alléguée, apparence pigmentaire,
accusations de sorcellerie, divorces, et j'en passe.

Le genre de
la nouvelle m'a apporté une véritable reconnaissance, au-delà même des
frontières du Congo puisque je fus lauréat, ex -aequo avec André Yoka Lye
Mudaba, en 1985, du prix Pablo-Neruda Gabriella Mistral pour l'Afrique Noire
francophone.

Je fus
couronné derechef en 1987 pour "Interdit aux pauvres"qui obtint le
premier prix.

Ce fut
autre chose que de franchir le Rubicon de l'édition professionnelle.

C'est donc
sur le sol même du Congo que tout a commencé. Cette genèse douloureuse aura
précédé d'autres gestations.

 

L’exil comme lieu d’écriture

 

Ecrire en
exil fut une étape cruciale. Je ne m'adressais plus seulement à mes
compatriotes. J'étais en prise à la fois avec une ignorance massive et un regard
qui me décapait afin de traquer ma différence, et qui guettait le moindre faux
pas.

Je
découvrais un stock impressionnant de textes qui charriaient les mythes et les
stéréotypes de la mission civilisatrice. J'affrontais une sorte d'amnésie du
fait colonial au sein de la société belge. Je travaillais au quotidien à
l'exploration de ces corpus devenus terrae incongnitae pour mes contemporains
belges et congolais. Je découvrais aussi la magie de contes comme incitant de
la découverte de l'autre."Dits de la nuit" fut un moment merveilleux,
un rende-vous riche d'échanges.

De la
fiction, j'ai été davantage porté à l'essai, aux ouvrages sous-tendus par
l'ambition d'illustrer ma culture dans l'espoir d'un dialogue fécond avec les
autres.

Mes travaux
de bénédictin m'incitèrent à une sorte d'oecuménisme serein. Quant à mes
safaris en Wallonie, au pays de Flandre et ailleurs, elles furent ponctuées de
rencontres inoubliables. Je ne citerai qu'un exemple, celui de Jean Louvet, ce
dramaturge liégeois, gardien de la mémoire wallonne et poète sensible au sort
des maudits de l'Histoire.

 

 

L'espace de
l'exil s'avère à la fois inconfortable et riche d'atouts. Pour peu qu'il
s'exprime l'écrivain bute sur
des discours répétitifs, rocheux qui lui dénient une voix à lui. S'en prendre
aux mythes enracinés dans les imaginaires des anciennes métropoles ne va pas de
soi. Pour peu qu'il refuse la commodité et les compromissions de jeux
médiatiques, sa prise de parole le mettra en collision avec les experts
assermentés, ethnologues, anthropologues, ou autres amateurs de fossiles. Sans
parler de développeurs patentés qui jaugent tout, en ce compris la poésie, à
l'aune de sacro-saints principes du développement durable. 

Il puisera
dans la rage de survivre des énergies nouvelles, courtisera la langue avec un
peu plus d'ardeur. A cheval sur deux mondes qui se regardent en chiens de
faïence; il lui faudra investir de nouveaux territoires de l'inventivité. Cela
peut-être usant mais en vaut la chandelle.

Etre
congolais et se dire écrivain fut un autre pari, le chemin parcouru fut semé de
chausse-trapes. Le vocable même de Congo met en branle tant d'images forgées
naguère par les faiseurs d'empire : nos ancêtres n'ont pas écrit un seul
livre, n'ont pas érigé un seul monument, ne connaissent ni la roue ni
l'écriture; notre pays fut tiré du néant par le génie de l'homme blanc.

C'est une
trajectoire acrobatique, une danse inouïe, que trace obstinément le
Congolais  qui se veut homme de lettres au pays des Nokos.

Il a fallu
publier à tout va; répondre aux sollicitations, le plus souvent dans l’urgence,
essaimer dans toutes sortes de revues, des plus prestigieuses aux feuilles de
chou. Jouer le grantécrivain

avec
joyeuseté et parfois avec panache.

 
La quête d'une parole qui fût la
nôtre

 

Ne plus être
la voix de ce maître dont les paradigmes nous chosifiaient, nous assignant des
ancêtres barbares avec leur cache-sexe qui ne dissimulait pas grand-chose.

Avec le
recul, je puis affirmer que c'était notre façon de réfuter la ventriloquie. De
ne plus être la caisse de résonance de civilisateurs patentés qui concédèrent
du bout des lèvres, à nos parents,  l'étiquette glorieuse 'd'évolués
évoluant". Il leur fallait quelques siècles encore pour parcourir les
échelles de la
Civilisation
et se rapprocher tant soit peu de l'homme blanc.

 Mais
si je n'avais pas tant lu, aurais-je écrit?

Certains
écrivains m'ont marqué plus que d'autres. La littérature a été le piment qui a
donné son goût brûlant à mon adolescence. Elle m'a imprimé, à moi et à mes
camarades, cette marque qui se traduit quelques décennies plus tard, par ce
goût irréductible pour les causes perdues d'avance; cette sensibilité d'écorché
vif qui porte aux chimères.

Nombreux
furent les écrivains qui apportèrent des réponses à mes interrogations d'adolescent.
Ils furent tout aussi nombreux à me fasciner. C'est à cette époque (dans les
années 70) que j'ai eu à découvrir les plus grands: Camus, Zola, Hugo,
Sartre…, Césaire, Senghor, Sembene Ousmane, Jacques Roumains, pour n’en citer
que quelques uns. Je refusais pour ma part de lire ces enchanteurs dans les
éditions édulcorées («en français facile") qui circulaient à l'époque. Je
leur préférais les éditions estampillées "texte intégral" dont la
bibliothèque familiale était richement pourvue.

La
littérature m'apportait la rumeur du vaste monde. Elle me permit de découvrir
que l'Afrique n'avait pas été colonisée parce qu'elle l'aurait mérité à quelque
titre que ce soit. Cheik Amidou Kane m'en dissuadait par sa condamnation nette
de l'art de vaincre sans avoir raison.

Dès cette
époque, je fus porté à contester les affabulations de nos vainqueurs
omniscients.

A
interroger les silences de notre histoire, les non dits et les pointillés
m'obsédaient.

 

Le refus de la zombification

 

Ecrire pour
moi, c'est refuser la zombification. Mais qu'est-ce donc qu'un zombie?

On le
reconnaît assez aisément à son psittacisme: cette tendance marquée à reproduire
de façon mimétique des références livresques fussent-elles les plus douteuses.
Intellectuellement, il accuse une dépendance maladive à l'égard de
représentations et de clichés qu'il tient de ses chers maîtres. Grâce à eux, le
discours forgé naguère, pour légitimer et perpétuer notre dépendance, a de
beaux jours devant lui.

Ah!qu'ils
adorent les farandoles de la vanité, les micmacs, les jeux de masques, les
transes de l'autosatisfaction. Le zombie pèche le plus souvent par sa
maîtrise insuffisante de l'histoire qui a forgé son peuple et qui l'a mis
au monde. Il a  trop à coeur de complaire à ses mentors que pour
remettre à plat des assertions historiques qui ne le sont qu'au nom d'a priori
idéologiques.

Le zombie
incarne ce que je ne voudrais jamais être : un écrivain,  que dis-je, un
auteur aux propos trop lisses vivant sur son stock de clichés élégamment
distillés.

Pour moi
pas d'écriture sans dissidence. Le consensualisme tue la vraie littérature.

Je me suis
toujours voulu de ceux qui ouvrent une brèche dans les silences bétonnés.

Il n'y a
d'écriture à mon entendement que celle qui empêche de tourner en rond , celle
qui empêche de fermer les yeux. Un grand poète l'a dit " Poète, ton
silence est crime". 

 

Pourquoi écrire

 

J'écris par
nécessité vitale .Mais sans doute mon écriture constitue-t-elle une tentative
pour concilier deux univers clivés, deux écoles aux discours diamétralement
opposés.

D'un côté
l'école dite moderne, celle de l'homme blanc ou son avatar ; de l'autre celle
de la sagesse, des gestes, des rites et des savoirs retransmis depuis la nuit
des temps par la magie du verbe mais pas seulement.

Deux
écoles, avec chacune ses vérités, son univers, son langage, ses usages
normatifs, ses codes, et de surcroît jalouse de ses prérogatives autant dire de
son emprise sur nos esprits.

D'un côté,
l'affirmation de nos ascendances gauloises ; de l'autre la mémoire toujours vivace
de Ilunga Mbidi , roi-fondateur et sa lignée de successeurs, ravalés dans nos
manuels scolaires au rang -combien peu enviable!-de "potentats
sanguinaires", de roitelets rétrogrades et présomptueux", de
"polygames indécrottables"etc.

Et sans
doute plus problématique encore, l'entrée en collision, dans nos pauvres
caboches de potaches, de vérités à l'allure inconciliables.

L'instituteur
proclamant que la ligne droite est à la fois la plus sûre et la plus courte. Ma
mère vantant, pour sa part, la vertu des méandres.

Dans la
brousse, le plus sûr n'est pas de filer tout droit; c'est aller vers le danger;
s'exposer à l'ennemi autrement dit se jeter dans la gueule béante du lion.

Ce qui est
révéré au nom de la logique cartésienne, se trouve délégitimé par les canons de
la sapience ancestrale. Imaginez un peu le dilemme pour les écoliers que nous
étions. Et comme pour ajouter à notre trouble, la ville où nous évoluions était
précisément le contraire de la brousse: un " centre extra-coutumier";
une ville en plaquette  de chocolat, aux rues se coupant à angle droit,
aux maisons alignés au cordeau.

C'est pour
jeter un pont sur cette béance entre deux mondes que l'écriture s'est révélée à
moi comme "une arme miraculeuse" même si la querelle entre la ligne
droite et les sinuosités du sentier de tracée ancestrale est loin de connaître
une trêve.

 

Pour qui écrire?

 

Césaire le
magnifique m'a estampillé de son propos devenu proverbiale: " Je suis la
bouche des malheurs qui n'ont point de bouche." Cette sentence hautement
programmatique, j'ai voulu à ma façon, et en toute modestie, me l'approprier.

Le vers de
Césaire depuis lors a été mis à toutes les sauces de l'écrivain qui se veut
"engagé et engageant", pour faire honneur à une autre expression, de
percée récente mais devenue elle aussi obligée.

Pourquoi ne
pas se contenter d'un genre: le roman, la poésie, le théâtre ou l'essai?
Pourquoi diantre embrasser tant de genres au risque de s'y perdre? Pourquoi se
colleter avec des canons, des formes si diverses, au risque d'y casser une
plume trop gloutonne ou de se voir coller l'étiquette peu gratifiante de
polygraphe?

N'y
aurait-il d'écrivain que global?

 

Pour moi
l'écriture, en tous les cas, est "une chose qui dure" à l'instar de
ce que Paul Valéry disait du poème, appelé par essence à une forme de
pérennité. 

 

Pour qui écrire?

 

J'écris
aussi pour moi-même, pardi. Pour me faire plaisir et pour oublier, fût-ce
momentanément, le sablier qui se vide inexorablement. Entailler l'arbre de ma
vie. Y inscrire la trace fragile de mon passage sur cette terre des hommes.

Ni
détenteur d'une vérité absolue, ni mage ni gourou. Mais détenteur d'une parole
unique, irremplaçable. J'écris pour la beauté gratuite du geste. Pour ce
dialogue infini qui poursuit par-delà les siècles entre des textes et des
écrivains d'époques et de moeurs différentes. J'écris pour miner les préjugés.
Afin de prêter ma voix à ceux qui croupissent dans les cachots du silence, aux
femmes et aux hommes bien vivants mais rendus invisibles et inaudibles par les
méfaits du mépris. Oui j'ai une vision naïve, superlative de l'écrivain. Il ne
s'agit guère, qu'on me comprenne, d'entériner les exploits dérisoires
d'histrions médiatiques.

L'écrivain
vit dans et par la langue. La littérature des instituteurs m'a toujours fait
sourire.

Celle qui
relève du "libanga littéraire" m'inspire du mépris. Tirer de la
langue autre chose que du convenu, s'éloigner des platitudes, de la foultitude
des clichés ainsi que des rhétoriques empathiques, tels sont, pour moi les
vertus d'une véritable écriture.

 

Ecrire, toujours écrire

 

C'est la
seule manière, à mon sens, d'échapper aux diktats et aux fantasmes de notre
société du spectacle, soumise au primat de l'image et au consensus des foules.

J'écris
parce qu'il me paraît urgent de restituer à l'écriture le droit d'aînesse que
lui ont ravi les médias narcotiques infusés à haute dose d'approximations
télévisuelles ou autres dans le triomphe des rites du sensationnel. Car je rêve
de "prêter " une voix de raison" au corps hideux de l'univers.
Oui, je voudrais recacher la langue, toutes les langues de bois. M'exprimer
depuis ce lieu forclos aux boursouflures technocratiques et bureaucratiques qui
ont semé tant d'exclusions hideuses et de misères ingérables. Conférer un droit
d'aînesse à l'écriture, c'est poser celle-ci comme une ennemie naturelle du
prêt à consommer idéologique, propre à notre temps.

C'est
confronter l'homme à l'essentiel qui est l'exercice de la pensée et la manière
dont il rêve le monde. Ce qui suppose que les élites n'ont point renoncé à
leurs responsabilités. Et aussi que l'écrit ; le livre en l'occurrence n'est
pas une simple marchandise. Mais en voilà un vaste sujet.

J'écris
parce que j'ai la faiblesse de croire que l'écriture est salvatrice.

Salvatrice
l'écriture?

Oui, car
elle est le refuge par excellence du magistère critique. Un espace où se
libèrent les poussées créatrices. Ici éclôt et s'étoffe la dialectique pour la
réfutation des vérités simplettes. Celles-là mêmes qui prospèrent sous la
couvée des certitudes évangéliques".

L'authenticité
de l’écriture, pour moi, se situe résolument aux antipodes des discours
télécommandés qui frayent avec les gouffres de la logomachie et les terrorismes
de pensée. Leurs étiques sont d'autant plus trompeuses qu'elles s'avèrent
interchangeables. car l'écriture consiste à pourfendre ces simplismes , qui
sous toutes les latitudes confondues, sont la bannière des identités
meurtrières , qu'elles se réclament des nationalismes fumeux, des fédéralismes
et confédéralismes démagogiques, des provincialismes niais, des séparatismes ,
sans parler d'autres formes d'extrémismes.

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