Le grand mensonge de la coopération au développement (Lou Keune et Francine Mestrum)

Mais cet enthousiasme nous cache que

nous, les donateurs, sommes en fait des ‘preneurs’. Les Européens vont prendre

dans les pays en développement nettement plus qu’ils n’y investissent. Nous

pensons qu’il est temps de mettre fin à la charité et de donner la priorité aux

causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité et de l’écocide. Nous devons

avoir le courage de questionner notre prospérité matérielle. Est-ce grave ?

Sommes-nous plus heureux aujourd’hui que nous ne l’étions en 1979 ?

 

Le succès de la coopération au développement

1 La coopération au développement est très populaire, dans tous les pays européens d’ouest.

On le constate quand les chefs de gouvernements nous présentent leurs accords sur le volume

des moyens financiers qu’ils y consacrent. On le constate encore mieux à l’aune du grand

nombre de petites et de grandes organisations et des individus qui prennent des initiatives

pour ou dans les pays pauvres. Il y a de plus en plus d’initiatives locales qui permettent aux

gens de se montrer solidaires des pauvres dans le Sud. Des fois, on se croirait dans les années

’60 ou ’70 ! Les gouvernements de nos pays, ainsi que certaines ONG, n’hésitent pas à

répondre aux ‘modes’ de la coopération. Et les nouvelles tendances se succèdent, avec le

micro-crédit comme ‘dernier cri’. Tout le monde paraît satisfait. Et suppose que cela soit utile.

Est-ce utile ?

2 Pouvons-nous être satisfaits de la situation ? L’aide aide-t-elle ? Ou est-ce qu’elle empêche

le développement ? Nous, les auteurs, qui travaillons depuis longtemps dans des mouvements

de solidarité avec les pays pauvres, reconnaissons que toutes ces initiatives et ces activités

peuvent donner de l’espoir. Car à chaque fois, il est clair que beaucoup de gens, des jeunes et

des moins jeunes, s’engagent et se sentent concernés par ce qui se passe dans le monde. Et

bien sûr, il faut le répéter, l’aide peut être utile. Car des écoles sont construites, des enfants

sont nourris, des femmes reçoivent un crédit qui leur permet de commencer un petit

commerce. Et pourtant, non, nous ne sommes pas satisfaits. Pour plusieurs raisons.

3 Une des raisons est la situation concrète des personnes extrêmement pauvres dans le monde.

Il est vrai qu’il y a des évolutions positives, par exemple en matière d’espérance de vie ou

d’alphabétisation. Mais il y a des contre-exemples. Des milliards de personnes vivent dans

une situation de pauvreté extrême. Les inégalités de revenus ne cessent d’augmenter, ce qui

explique que les Nations Unies parlent d’une ‘économie globale du verre de champagne’. Ces

inégalités rampantes sont inquiétantes, même si la Banque Mondiale nous dit que la pauvreté

extrême diminue. Elles menacent la stabilité du monde. Beaucoup de gens dans le tiers-monde

ne peuvent que mendier et espérer qu’une bribe de l’aide au développement tombe de leur

côté. Cette bataille pour les bribes n’est pas toujours des plus positives et renforce une culture

de dépendance plutôt que la responsabilité et les initiatives propres.

4 En matière écologique, la situation se dégrade. La biodiversité diminue constamment,

l’empreinte écologique est supérieure au niveau de soutenabilité et le changement climatique

se manifeste clairement. Les grands nombres de pauvres dans les pays en développement sont

directement confrontés à cette détérioration écologique.

5 Il ne s’agit pas seulement de la pauvreté et de l’écocide. Il s’agit aussi de l’exclusion

permanente. La plupart des pauvres sont marginalisés. Au niveau mondial, le chômage est

beaucoup trop important. La concentration du pouvoir économique entre les mains d’un petit

groupe de sociétés transnationales se renforce. Cette marginalisation ne frappe pas seulement

les individus pauvres, mais également leurs gouvernements. Que peut faire le gouvernement

d’un pays comme le Mali contre le pouvoir réel d’une seule compagnie transnationale, surtout

quand on sait que ces compagnies ont des liens directs avec les gouvernements des pays

riches et avec les organisations internationales. Seuls les gouvernements des pays

relativement plus forts peuvent résister à ce pouvoir. Mais dans ce cas, le prix à payer peut

être élevé, notamment en termes de surexploitation des hommes et de la nature, en Inde, en

Chine, au Brésil …

6 Cette marginalisation croissante, cette dépendance et le déficit démocratique qui en résulte,

font que les appels du Nord à une responsabilisation et à des initiatives propres sont en fait

déplacés. Ceux qui les lancent sont souvent coresponsables de l’idéologie des puissants de ce

monde. Ils condamnent tout ce qui n’est pas dans leur propre intérêt, comme la migration,

l’illégalité, le radicalisme de gauche et le fondamentalisme religieux.

7 Cette idéologie est le néolibéralisme. La domination de cette pensée unique semble être en

recul en ce moment, parce qu’une résistance s’est fait jour dans nos pays européens, contre le

fondamentalisme du marché, la privatisation et la dérégulation. Mais en fait, rien d’essentiel

n’a changé dans le modèle néolibéral. Dans les pays en développement, cette idéologie est

toujours d’application. Il suffit de regarder les politiques imposées par l’Organisation

mondiale du commerce, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Union

européenne : libéralisez, libéralisez, libéralisez !

8 Ces appels font semblant d’ignorer les conséquences désastreuses de ces libéralisations.

Celles-ci se manifestent dans la croissance économique défaillante, avec l’exception des pays

qui ne suivent pas les recettes néolibérales. Elles se manifestent aussi dans les catastrophes

écologiques de plus en plus fréquentes. Et elles se manifestent dans la vie quotidienne des

individus. Pensez par exemple à la vendeuse qui perd sa part de marché par la concurrence

des supermarchés internationaux. Ou pensez aux paysans et paysannes, aux artisans et petits

marchands qui perdent leur moyens de subsistance par la concurrence internationale.

9 Les conséquences du néolibéralisme se manifestent aussi dans les formes nouvelles et

anciennes des transferts néocoloniaux du Sud vers le Nord : la fuite des cerveaux, le

rapatriement des bénéfices privés, supérieurs aux investissements, l’évasion fiscale

moyennant les paradis fiscaux légaux, le paiement d’intérêts et le service de la dette qui sont

supérieurs aux prêts publics et privés octroyés à ces pays. Et, last but not least, la perte en

termes de valeurs humaines et naturelles par les flux commerciaux du Sud vers le Nord.

Notre civilisation

10 La pauvreté et l’inégalité, l’écocide et la marginalisation sont directement à mettre en

rapport avec les économies des pays riches, avec nos niveaux de vie. L’empreinte écologique

de l’habitant moyen des pays en développement est toujours inférieure au niveau de

soutenabilité. La surcharge s’explique entièrement par notre surconsommation. Il en va de

même pour les émissions de CO2 et d’autres gaz à effet de serre. Dans les prix du textile et

des aliments pour bétail que nous achetons, les coûts sociaux et environnementaux réels ne

sont pas calculés. Si les ouvrières ne gagnent que quelques centimes pour fabriquer nos jeans,

est-il acceptable d’acheter le ‘made in China’ ? Pouvons-nous continuer notre consommation

de viande quand on sait les dégâts sociaux et écologiques que sa production provoque dans

des pays tels la Thaïlande ou l’Argentine ? Comment justifier que nous achetions et que nous

utilisions des voitures sans prendre en compte sérieusement les émissions de CO2 ? Et si nous

nous rendons compte de quelques problèmes, nous inventons des solutions ‘soutenables’ sous

forme de biomasse comme source énergétique, sans nous demander si cela ne risque pas de

mettre en danger la production vivrière dans les pays pauvres… sans nous demander si la

production d’éthanol n’est pas aussi polluante … Notre civilisation est-elle civilisée ?

Un développement non soutenable

11 Le développement actuel de l’économie mondiale n’est pas soutenable en termes

écologiques et sociaux. C’est dans ce contexte qu’il faut constater que la coopération au

développement, même si elle est l’expression de sentiments sincères, n’est en fait qu’une

effronterie. C’est, une fois de plus, l’histoire de la main qui donne ce que l’autre main

reprend. Et ce que nous donnons est bien moins de ce que nous prenons. Toutes ces histoires

et ces évaluations positives des instances gouvernementales et non gouvernementales nous

empêchent de voir ce qui est en train de se passer structurellement. La coopération au

développement n’est qu’une illusion. Mais c’est une illusion qui fonctionne, qui

enthousiasme, et qui légitime qu’en fait il s’agit d’un business florissant. C’est aussi devenu le

discours, ou la conviction, qu’il est tout à fait permis d’être très riche à condition de donner

quelques bribes aux plus pauvres et à l’environnement. De la charité à l’état pur.

12 C’est ainsi que la coopération au développement est en fait, en termes structurels, un

mensonge. A force de se répéter, elle empêche que l’on voie ce qui se passe réellement. Il est

à prévoir que dans quelques décennies commence dans nos pays un Historikerstreit,

comparable à ce qui s’est passé en Allemagne autour du mantra ‘Nous ne le savions pas’.

Et maintenant ?

13 Le savoir nous oblige. De toutes façons, nous serons contraints de regarder la réalité en

face, dans toute sa cruelle complexité. Voici le premier pas à faire : reconnaître que nous

sommes des preneurs et non pas des donateurs. C’est ce qui peut nous permettre de prendre

notre responsabilité.

14 Des pas supplémentaires seront nécessaires. D’abord en référence aux problèmes

structurels. Il faudra mettre fin à la libéralisation du commerce international, à la domination

des compagnies transnationales et des organisations internationales telles l’OMC, la Banque

mondiale, le FMI et l’Union européenne. Il s’agira d’une autre forme de ‘libéralisation’, pour

tous les pays, y compris les européens. Les pays et les régions doivent avoir une possibilité de

décider eux-mêmes du développement qu’ils souhaitent, en respectant les responsabilités

globales et les limites inhérentes aux marges politiques.

15 En ce qui concerne le commerce mondial, il faudra mettre fin au modèle de croissance par

les exportations. Des initiatives seront nécessaires pour arriver à internaliser les coûts sociaux

et écologiques dans les prix. Les pays et les régions doivent pouvoir protéger leur économie

contre la concurrence internationale et d’autres interventions. Ils doivent avoir des chances

réelles de poursuivre leur propre développement. Cela comprend la possibilité de subvenir à

leurs propres besoins alimentaires et énergétiques.

16 Il ne s’agit pas seulement de questionner la croissance guidée par les exportations, mais

également la croissance elle-même chez nous. Nous entendons par là la croissance telle

qu’elle nous est présentée d’habitude, à savoir le produit intérieur brut. Nous ne sommes pas

contre la croissance, mais contre cette croissance-là, car le monde a déjà violé les limites de la

croissance matérielle possible. Du point de vue de la lutte contre la pauvreté, les

investissements nécessaires pour réaliser une croissance traditionnelle sont trop importants.

Nous favorisons une politique sélective de croissance et de rétrécissement. A court terme, une

telle politique doit mener à réduire la consommation matérielle des Européens et ainsi à

réduire l’empreinte écologique et l’émission de gaz à effet de serre, ainsi que la restauration

de la biodiversité.

17 Pour lutter contre la pauvreté, la redistribution n’est pas seulement plus soutenable mais

aussi plus effective. Des mesures seront nécessaires pour taxer différemment les revenus et la

consommation (matérielle) dans nos pays. La circulation de capitaux devra également être

taxée. Ces mesures doivent permettre d’organiser une redistribution mondiale de moyens

financiers.

18 Différentes réformes devront être mises en place. Les pays européens devront mettre fin

aux statuts fiscaux privilégiés pour les entreprises internationales. Il faudra les encourager

pour qu’elles réinvestissent une partie de leurs bénéfices dans les pays en développement, en

tout premier lieu dans des activités en faveur du développement humain et naturel. En ce qui

concerne la dette extérieure des pays pauvres, il est urgent de l’annuler.

19 Ces quelques mesures, parmi beaucoup d’autres, doivent contribuer à résoudre les

problèmes structurels des pays en développement. Mais elles n’auront d’effet qu’à long terme.

C’est pourquoi il faut commencer dès maintenant à garantir la survie des pauvres. D’une part,

il s’agit d’une aide humanitaire afin de pallier aux besoins les plus immédiats. D’autre part, il

s’agit de garantir de façon permanente les moyens de subsistance des populations. Ici, nous

pensons aux services sociaux de base tels que les soins de santé, l’alimentation, l’éducation, le

vêtement, le logement, le revenu, etc. L’aide humanitaire et la satisfaction des besoins

essentiels sont des droits humains, ce ne sont pas des faveurs. Aussi longtemps que les

sociétés et les gouvernements des pays pauvres n’ont pas les moyens nécessaires de les

garantir, une aide mondiale sera nécessaire. La solidarité est et reste importante.

20 Des décisions sur l’avenir du monde sont toujours prises dans des enceintes non

démocratiques. Il suffit de penser au G8, à la Banque mondiale et au FMI. Au sein de l’OMC,

ce sont les grands pays qui détiennent le pouvoir réel. En fait, une certaine dé-démocratisation

s’est mise en place, par exemple avec la marginalisation de la CNUCED. Bien entendu, la

façon dont fonctionnent les Nations Unies peut être critiquée, et il faut se réjouir des efforts

qui sont faits pour les améliorer. Mais, les autres organisations font-elles mieux ? La Banque

mondiale fait preuve d’une désorganisation certaine. Le G8 est impuissant pour réaliser les

promesses faites d’une année à l’autre. Le FMI a perdu sa légitimité et sa crédibilité. Il est

urgent de reconfirmer la primauté des Nations Unies et de ses organes et de les faire

fonctionner concrètement.

21 Certains diront que ces propositions sont trop difficiles à réaliser. Ils se trompent. Des

individus, des groupes et des organisations sont en train de développer des alternatives et des

solutions, issues de la base et fondées sur l’autonomie. Cela peut vouloir dire que l’on change

sa façon de vivre et/ou que l’on commence à participer à des programmes orientés vers un

changement structurel. Ce pouvoir émergent est bien visible, par exemple à l’occasion du

sommet alternatif au G8 en Allemagne. Des campagnes pour recueillir des fonds peuvent, en

théorie, être un excellent début mais, dans la pratique, elles ne sont que trop souvent une

entrave à l’action efficace.

Retour vers 1979 ?

22 Ce raisonnement ne peut mener qu’à mettre fin à la coopération au développement telle

qu’elle existe aujourd’hui. Les mesures que nous proposons impliquent un retournement de

nos discours et de nos actions. Les projets et les programmes de ‘développement’ perdent leur

pertinence. Il s’agira tout d’abord de s’attaquer aux causes structurelles du développement

inégal et de garantir les droits humains. Cela sera très rentable mais nous coûtera beaucoup

d’argent. Est-ce grave ? Malgré notre enrichissement matériel depuis, disons 1979, nous ne

sommes pas devenus plus heureux. Etions-nous malheureux en 1979 ?

Tilburg/Bruxelles, août 2007.

Lou Keune travaille à l’Université de Tilburg, Pays-Bas. Il est parmi les animateurs de l’initiative ‘Pour le

changement – Alternatives au néolibéralisme’ (www.globalalternatives.nl). Il a publié des ouvrages sur

l’économie solidaire, les alternatives au PIB, la coopération au développement, le tourisme, stratégies de survie,

etc. A.W.M. Keune@uvt.nl

Francine Mestrum travaille à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique). Elle a publié des ouvrages sur la

pauvreté, le développement et la mondialisation. Elle milite dans le mouvement alter-mondialiste et participe

régulièrement au Forum social mondial. mestrum@skynet.be

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