1909 Voyage du Prince Albert au Congo belge (Recension)

La Belgique reprit l’Etat Indépendant du Congo à la fin de
1908.  Léopold II mourut un peu plus d’un an plus tard, le 10 décembre 1909.
Cet événement était cependant encore imprévisible au moment de la reprise, car
l’état de santé du Roi colonisateur déclina brusquement durant l’année 1909.
Dans la manière dont on légiféra pour la future colonie, en particulier en ce
qui regarde ses rapports avec la métropole, maints détails montrent que le
Parlement pensait avoir encore pendant plusieurs années à compter avec le vieux
renard et se méfiait de ses astuces.  

Le Prince Héritier (le futur Albert I°) était, comme on sait, un homme fort
différent. Sachant qu’il serait appelé à régner aussi sur le Congo, il voulut
le visiter, chose que Léopold II n’avait jamais faite. Le voyage du Prince
Albert est le premier d’un membre de la famille royale au Congo. Voulu et
organisé par le Prince lui-même, il constitue un véritable exploit sportif, ce
qui ne devait sans doute pas déplaire à Son Altesse, qui était un grand
sportif. À vélo, à pied, en bateau et en chemin de fer, il parcourut pendant
près de trois mois ce pays immense venant du Cap et de Rhodésie, à partir du
Katanga afin de rejoindre le fleuve et redescendre sur Léopoldville, Matadi et
Borna. Il croisa d’ailleurs, en cours de route, le Ministre des Colonies Jules
Renkin, qui faisait lui aussi connaissance avec le Congo, mais dans l’autre
sens. Le Ministre, en effet, entra au Congo par Boma, tandis que le Prince, qui
désirait se rendre compte par priorité de la situation au Katanga, entra par le
Sud, à partir du Cap et par la ligne de chemin de fer qui, à ce moment, n’était
pas encore entrée au Katanga. Le rail ne franchit la frontière congolaise que
le 11 décembre 1909,
le lendemain de la mort de Léopold II.

Le journal qu’il a rédigé de son voyage, sur base de ses
carnets de notes, n’avait jamais encore été édité. Le Prince Albert n’en avait
pas l’intention. Il ne se prétendait pas
écrivain et avait couché ces notes sur le papier dans un but surtout personnel. 

Des archives non publiées font sur les historiens un peu le même effet qu’a sur
les chiens un steak enfermé dans une armoire. Leur frustration s’exprime en
tirant la langue et en salivant d’abondance… (Je parle bien entendu des
chiens !) 

La raison de cette frustration est surtout que l’on pouvait espérer trouver
dans ces carnets, sinon l’explication, du moins quelques indications sur ce
qu’elles pouvaient être, de l’attitude qui fut celle d’Albert I°. Il ne pouvait
ignorer que la raison de la reprise résidait avant tout dans les abus
scandaleux dénoncés par des campagnes au départ anglaises, mais confirmées
ensuite par la Commission d’Enquête qui
parcourut le Congo en 1904. Son journal prouve d’ailleurs qu’il avait lu attentivement ce rapport. Toutefois,
dès son accession au trône, il s’alignera sur ce qui demeurera la position
officielle belge tant que la colonie durera : Léopold II était un grand
homme calomnié et le Congo belge continue sa grande œuvre. 

D’où question : cet alignement reflète-t-il une évolution personnelle
d’Albert I°, ou est-il simplement l’attitude d’un souverain constitutionnel qui
s’aligne sans plus sur la position de son gouvernement ?

Le livre contient le journal de route écrit de la main du
Prince Albert de retour en Belgique en 1909 sur base de ses carnets de notes et
des commentaires de l’auteur. Ces commentaires ne consistent d’ailleurs pas
tant en annotation du texte princier, qu’en un assez épais dossier documentaire
(Il occupe 80 pages d’un ouvrage qui en compte 256, photos comprises).
L’auteur, Raymond  BUREN est ne a Elisabethville (Lubumbashi)
au Congo en 1932. Docteur en droit de I’UCL et licencié en sciences politiques
et administratives, il retourna au Congo beige comme fonctionnaire territorial
dans le Bas-Congo. Nommé magistrat au parquet d’Usumbura en avril 1960, il fut
affecté par la suite aux parquets de Kamina, Koiwezi et Éiisabethville où il
exerça jusqu’en 1967 comme Substitut du Procureur d’État. Réintégré en
métropole, ii termine sa carrière en 1999 comme Premier Substitut du Procureur
du Roi. Avec autant de racines katangaises, il
a tout naturellement
concentré ses commentaires sur le Katanga. Cette région — que le Prince Albert
a tenu personnellement à visiter — était, à l’époque de son voyage,
pratiquement inoccupée par l’administration du Congo belge et semblait fort
menacé alors par des velléités d’expansion britannique.  

Cette documentation katangaise fait un peu désordre mais, comme il s’agit de
textes anciens devenus pratiquement introuvable, on ne s’en plaindra pas.  On retrouve ainsi un résumé du texte de
Mgr de Hemptinne « Les Mangeurs de
cuivre
 » sur la métallurgie des Basanga, qui contient ce renseignement
précieux et eu connu : « les gisements miniers étaient une
« propriété collective » ;
seul le puit d’extraction ou la carrière ouverte appartenait à celui ou ceux
qui y travaillaient », qui met à néant la prétention d’avoir trouvé ces
gisements comme des « richesses inemployées » ou sur des « terres vacantes ».
Quelques textes sur Msiri valent aussi le détour 

Par contre, l’auteur n’a pas su éviter de donner à sa longue introduction le
caractère de « tampon antichoc » que les publications belges
relatives à la colonie revêtent trop souvent, dès qu’elles se veulent
officielles ou ont dû recevoir d’augustes autorisations. Comme si cent ans plus
tard, les Belges en étaient encore à caresser l’illusion d’avoir été des
colonisateurs meilleurs ou plus doux que les autres. Il est tout simplement
ridicule de reprendre éternellement la légende des calomnies anglaises à propos des campagnes de la Congo Reform
Association. Nous savons fort bien que ces critiques étaient fondées. Que,
surtout aujourd’hui, nous en supportions mal le ton pathétique et larmoyant,
c’est autre chose. ET que bien sûr des intérêts mercantiles puissent s’emparer
de rapports humanitaires quand ça les arrange, c’est une autre évidence. On le
fait encore tous les jours avec des rapports d’Amnesty International ou
de Human Right Watch. Ce n’est pas
une raison pour en mettre le contenu en doute ! Et pourquoi nous infliger
un récit de le reprise du Congo qui contient même des erreurs matérielles. Le
libéral George Lorand se voit ainsi aligné par surprise dans les rangs du
POB ! L’on nous dit que les catholiques étaient pour la reprise (en
précisant qu’il n’y avait pas encore de démocrates-chrétiens), les socialistes
contre, sauf Vandervelde, et les libéraux divisés. Il y a sur le sujet un livre
de Jean Stengers (« L’élaboration de
la Charte coloniale
 ») qui montre sans doute passible que, sauf au POB, tous les courants comprenaient des
coloniaux et des anticoloniaux. Quant aux démocrates-chrétiens (qui n’ont
jamais été un groupe séparé du parti catholique) il y avait au Parlement les
daensistes, et à la commission des XVII, Jules Renkin, que Woeste appelait
« le lieutenant de Monsieur Daens ». Jean Stengers ayant porté entre
autre le titre d’Historien du Roi, on peut quand même oser croire que ses
écrits ne sont pas inspirés par des idées subversives !

Pour Charles-Ferdinand Nothomb, préfacier, l’intérêt du
Prince héritier pour les situations réelles et la description sans fard qu’il
en fait montrent à quel point Albert était soucieux du bien commun des
populations mais aussi de l’organisation de la colonie qui se met en place et le Prince héritier est généralement admiratif face aux exploits réalisés en
quelques années seulement par les Belges au Congo. 

 Que le mérite de l’Etat Indépendant ait
été de créer en fort peu de temps une infrastructure, principalement de
transports, à l’échelle de cet immense pays, est un fait qui n’est discuté par
personne. Il figure tout aussi bien dans le rapport Casement que dans celui de
la Commission d’Enquête. Il est même curieux que l’on considère si souvent ces
textes comme des compliments diplomatiques destinés à atténuer le
« coup » des critiques situées ailleurs dans le rapport. Elles sont
au contraire des raisons de croire en l’objectivité de l’auteur, qui ne manque
pas de citer aussi les aspects positifs.  

Le Prince Albert fait toutefois à ce sujet une remarque originale, qui revient
à plusieurs reprises ; C’est que les réalisations positives sont le plus
souvent l’œuvre de petits fonctionnaires, et qu’on ne peut en dire autant des
titulaires de fonctions élevées. Et il st à noter qu’il ne cite jamais
nommément le Gouverneur Wahis, alors encore en fonction. 

Il faut parfois chercher sa pensée dans le choix des mots. Quand vers la fin de
son voyage, il évoque un orchestre jouant « frénétiquement une interminable Brabançonne », on ne peut que
partager sa lassitude d’auditeur perpétuel d’un morceau qui ne compte tout de même
pas parmi les œuvres qui sont la fine pointe de l’art musical…  

Et plus loin encore, dans un mouvement de colère, « Le travail en
Afrique, l’or à Bruxelles, voilà la devise de l’État Indépendant »
 et
ailleurs, il laisse pour une fois percer non pas « l’Etat
Indépendant » mais « Léopold II ». 

Le Prince Albert n’hésite pas à fustiger l’inertie du capitalisme
belge,
lorsqu’il aborde la question des réserves minières du Katanga
convoitées par les Britanniques, ou encore l’absolutisme léopoldien lorsqu’il
évoque la vraie muraille de Chine voulue par Léopold Il entre les deux
pays. Et de poursuivre: «Les Belges ont rarement l’enthousiasme et l’esprit
d’aventure inné, ils n’ont pas demandé mieux que de se désintéresser de
l’entreprise africaine du Roi, ll y a là tout un courant à remonter et cela ne
sera pas facile…  

En quoi il était sans doute trop
pessimiste : débarrassés de « l’absolutisme léopoldien », les
successeurs de Léopold II, c'est-à-dire les Grandes Compagnies, n’allaient pas
bouder leur héritage, à condition bien sûr que l’on maintienne à leur profit
les privilèges qui, chez un seul homme avaient paru abusifs.

Son journal montre qu’on lui a
parlé du travail forcé sous prétexte d’impôt, de la manière abusive dont
étaient faites les réquisitions de caoutchouc. Lui-même emploie – une seule fois, il est vrai – l’expression
« caoutchouc rouge ». Tout le monde, d’ailleurs, semble sur son
passage d’accord pour demander la fin de ces pratiques et l’impôt en argent. 

Le Katanga occupe à lui seul la moitié environ du voyage et des notes du
Prince. Ce n’est pas seulement une question d’intérêt, mais aussi de facilité
de circulation. Le Sud-Est du Congo est la partie la plus
« sportive » de son voyage, avec beaucoup de chemin à faire par voie de
terre. On a même renoncé à un crochet par Kambove. Puis, à partir de
Stanleyville, le déplacement s’effectue en bateau et comparativement plus vite.
Les régions les plus touchées par le « caoutchouc rouge » sont donc
celles qu’il a visitées le plus superficiellement.

Le Prince était avant tout
attiré par le Katanga, et ses notes recèlent d’ailleurs une analyse , chiffres
à l’appui, des intérêts des uns et des autres dans l’UMHK, qui occupe plusieurs
pages. Et le Katanga y est vu surtout comme menacé par une trop grande présence
anglo-saxonne. C’était d’ailleurs le point de vue de tout le monde à l’époque
et Antoine Sohier, arrivé un an plus tard, ne tiendra pas un autre langage. Il
ne faut quand même pas s’étonner que, neveu et successeur de Léopold II, il ait
estimé qu’il n’était pas là pour faire le procès de son oncle, que tout cela
appartenait au passé, que la page était tournée et qu’il avait à s’occuper de
l’avenir, c'est-à-dire de son règne qui allait bientôt commencer.

GDB

 

 

 

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