La logique des guerres imposées au Congo. Essai de lecture de Guerre et droits de l'homme en République Démocratique du Congo
Méthode et mémoire
La méthode utilisée dans la rédaction de ce livre innove par
rapport à plusieurs analyses des compatriotes qui, tout en étant bien
documentées du point de vue des sources, passent rapidement aux considérations
éthiques dans leurs conclusions en enjambant les étapes heuristiques et
herméneutiques. Dans Guerre et droits de l'homme en République
Démocratique du Congo, « l'ossature de chacun des documents repose sur
une charpente à trois chaînons (heuristique, herméneutique et éthique) qui
débouchent sur des recommandations. La partie heuristique décrit les faits sur
base des divers matériaux recomposés pour renseigner sur les situations de
violations des droits; elle déblaie le terrain, jusqu'à situer parfois les
causes lointaines et proches des événements centraux visés par le document. La
partie herméneutique essaie de juger et d'interpréter les faits décrits à la
lumière des instruments des droits de l'homme. Elle regroupe les événements et
relève les textes internationaux ou nationaux sur base desquels les droits ont
été violés. Le troisième chaînon (éthique) porte une appréciation rationnelle
sur les faits et les causes en se référant aux instruments juridiques ou aux
lois positives au caractère raisonnable. » (p.12)
En tenant compte des acteurs intervenants dans cette longue
guerre, le Groupe l'a étudiée sur trois périodes: la guerre des rebelles
(de juillet 1998 à décembre 1998), la guerre des alliés (de janvier 1999 à juin
2000) et la guerre des négociations (de juillet 2000 à juin 2003). Chaque
période est couverte par trois documents.
Dans la description des faits, ce livre mentionne les noms des
compatriotes (ou des étrangers) exécutés sommairement ou disparus, torturés ou
soumis à des traitements dégradants et inhumains, arrêtés arbitrairement, etc.
Donc, à partir de ce livre, la mémoire de nos morts peut être
sauvegardée. Nous pouvons mettre des noms sur nos cadavres en sachant dans
quelles conditions ils ont rendu la vie. Ce livre nous permet de revisiter, avec
un peu de recul, notre appréciation de certains hommes politiques Congolais et
de comprendre, tant soit peu, le jeu des coulisses de la communauté dite
internationale.
Deux exemples. Le revirement de Laurent-Désiré Kabila à l'endroit
de « ses amis » Rwandais. Appréciant les acteurs de la guerre des rebelles, le
Groupe note: « M. Laurent-Désiré Kabila -dont on vante aujourd'hui le
nationalisme – a pourtant confié le ministère des Affaires étrangères et
l'état-major général des Forces armés (postes hautement stratégiques) aux mains
des personnes à qui il renie aujourd'hui la nationalité congolaise; ces
nominations avaient déjà fait l'objet des contestations. » (p. 39) Il y a aussi
un autre fait que ce Groupe n' pas compris: « le silence de la communauté
internationale après que les sources concordantes aient établi la présence des
troupes rwando-ougandaises aux côtés des rebelles
congolais. »(Ibidem) Pour lui, « le moins que l'on puisse dire
c'est que cette seconde « guerre de libération », tout comme la première, est
décidée et préparée avec la bénédiction de ceux qui, en 1996, avaient décidé de
porter Monsieur KABILA à la magistrature suprême. » (Ibidem)
Les constantes
La lecture de ce livre relève plusieurs constantes dans le
déroulement de la triple guerre. Les belligérants (gouvernementaux, alliés ou
négociateurs) ne s'occupent pas de l'avis du peuple. Ils ne sont pas à son
écoute. Il est leur ennemi numéro un. Les alliances avec le RCD, par exemple,
n'ont jamais été avalisées par nos populations dans leur grande majorité. Les
efforts entrepris par cette rébellion reconvertie en parti politique pour gagner
la confiance et rassurer nos populations se sont révélés vains. Surtout à
Kinshasa. « Les Congolais considèrent les leaders du RCD comme des figurants du
lobby rwando-ougandais. » (p.61)
Cette triple guerre, « théoriquement déclenchée pour implanter la
démocratie dans le pays (…) n'a rien apporté de tel. Au contraire, elle a
étouffé les élans de la transition démocratique initiée par la Conférence
nationale souveraine, pour accoucher d'une autre transition qui a remis en scène
les professionnels des armes et des violations des droits. » (p.255)
Appauvrissante économiquement, génératrice des migrations internes, cette guerre
a été une catastrophe du point de vue du respect des droits humains. En effet,
« sur le plan des droits humains, la gamme des violations est impressionnante:
atteinte à la vie; atteinte au droit à la propriété; atteinte à la liberté du
choix de résidence; insécurité et arrestations arbitraires; incitation à la
xénophobie et à la haine ethnique; (…) crimes de guerre et crimes contre
l'humanité; invasion, agression, colonisation, subjugation; exécutions
sommaires, mutilations, massacres, extermination de peuple, anthropophagie,
etc. » (p. 256) Tous les camps commettent ces violations. Et ils les
accompagnent de pratiques d'une barbarie inqualifiable: « trouer les testicules,
couper les fesses, crever les yeux, trancher les oreilles, éventrer des corps et
arracher le coeur, obliger les gens à manger leurs propres oreilles fraîchement
amputées, emporter le sexe des victimes ou l'exhiber en lieu et place de
collier, brandir en signe de trophée des organes humains prélevés sur les
adversaires, etc. » (p. 256)
La communauté internationale et les alliés pléniers
Les négociations que la communauté internationale, pour se donner
bonne conscience, propose, dans ce contexte où les notions de liberté, de
libération, de développement, de bonne gouvernance, de conquête idoine du
pouvoir et de son exercice sont complètement foulées au pieds, ne servent qu'à
reconduire quelques « prêts-à-penser » sans aucune incidence sur la vie
quotidienne de nos populations.
Donc, de 1998 à 2003, le Congo a baigné dans une absence totale de
culture démocratique. « Toutefois, les intérêts et le pouvoir ont été
déterminants au cours des négociations au regard du nombre élevés de tireurs de
ficelles. Le silence de la communauté internationale qui s'apparente à une sorte
de complicité, justifie la présence d'autres alliés et peut-être initiateurs de
la guerre, les alliés pléniers dont la face est occultée par les alliés
apparents (qui apparaissent). » (p.256) De 1998 à 2003, guerroyer pour accéder
au pouvoir, s'enrichir sans cause et servir les intérêts des alliés pléniers a
été la préoccupation majeure de tous les belligérants sous couvert du prétexte
fallacieux de l'instauration de la démocratie.
A l'issue de son étude méthodique, le Groupe Justice et Libération
tire cette conclusion: « Les vrais alliés des rebelles (Congolais) ne sont pas
le Rwanda et l'Ouganda, mais les puissances occidentales et les lobbys
financiers qui les ont soutenus, encouragés, défendus et aidés à occulter les
abus sur lesquels on se refuse toujours à faire la lumière. » (p.259)
Et la société civile congolaise dans tout ça? Elle a cherché a
avoir sa part de gâteau en se politisant. « Certains de ses acteurs ont parfois
offert aux politiques des occasions en or pour les soudoyer sans remords. Pour
mieux négocier, chaque belligérant avait sa société civile. Les coups bas
croisaient les coups de poing, le double-face rivalisait avec la corruption, le
goût du sensationnel et l'enrichissement sans cause, jusqu'au sein des
confessions religieuses, caractérisèrent le comportement dont on attendait
qu'ils civilisent un conflit barbare. » (p.263) Bref, elle n' a pas assumer sa
responsabilité. « La société civile n'a pas même pu obtenir, ne fût-ce que sur
le plan du principe, l'érection d'un monument pour les victimes de la guerre ou
encore le dédommagement des populations innocentes. » (Ibidem)
L'actualité du livre et les questions qu'il soulève
A ce point nommé, Guerre et Droits de l'homme en République
Démocratique du Congo. Regard du Groupe Justice et Libération est d'un
apport certain. Il contient des noms pouvant être transcrits demain sur un
monument érigé en mémoire de nos victimes. Il contient aussi les noms des
responsables de cette tragédie à qui les comptes seront un jour demandés. Donc,
ce livre mérite d'être lu et gardé comme livre de chevet. C'est d'un. De deux,
ce livre est d'une actualité insolente. Ses dernières phrases confirment la
régression que connaît la scène « de la politicaille congolaise » actuellement.
Ce livre est prophétique!
Dirigé par les ex-seigneurs de guerre dont certains ont des
origines douteuses, le Congo est loin d'avoir amorcé la transition démocratique.
Pourquoi? « La guerre n'apporte jamais la démocratie et un guerrier restera
toujours un cas. Arrivé au pouvoir par la force, le guerrier relativise souvent
le sens du consensus et l'importance de légitimer son pouvoir par une adhésion
politique populaire. La logique de l'exercice du pouvoir par la force le tentera
toujours et dans bien des cas, il n'attendra la force pour déguerpir. » (p.268)
Est-ce un coup de force que prône Jean-Pierre Badidike et ses amis pour que
renaisse un autre Congo. Non.
Pour eux, « ceux qui aspirent à gérer le peuple devraient non
seulement signer une charte de bonne foi pour respecter les droits de l'homme,
mais aussi acquérir une formation adéquate en la matière, notamment sur les
conventions de Genève. Cette formation devrait être complétée par un survol des
notions élémentaires de mathématiques et de logique, en tant que sciences
empirico-formelles, pour aiguiser leur capacité d'abstraction. » (p.268) Donc,
le Groupe Justice et Libération propose « la démocratie capacitaire »
comme moyen pour l'avènement d'une paix durable.
Ce qui soulève certaines questions. Nous allons en poser
quelques-unes. « La démocratie capacitaire » ne devrait-elle concerner que
« ceux qui aspirent à gérer le peuple » ou toute la société? N'est-ce pas toute
la société qui doit être constamment capacitée? Comment faudra-t-il procéder? En
passant par l'école classique? Par l'alphabétisation fonctionnelle ou par les
réseaux transfrontaliers des ascètes du provisoire?Dans un pays aux
infrastructures éducationnelles détruites par plus de quarante ans de pouvoir
tyrannique, par où faut-il commencer? Comment faire pour maîtriser les alliés
pléniers dans un monde où la justice internationale met au pas « les vaincus »?
« La démocratie capacitaire » ne pourrait-elle pas être incluse
dans une démocratie d'interaction ? C'est-à-dire dans ces nouvelles formes de
démocratie assumées à travers une interactivité permanente entre les gouvernants
et les gouvernés? Comment nos populations peuvent-elles capitaliser leurs refus,
leurs aspirations et leurs espoirs à travers des luttes où la résistance aux
anti-valeurs génératrices de la mort en fait un peuple uni et debout pour les
valeurs de la vie?
Ce terrain de nos luttes quotidiennes trouve un début de réponse
dans ce grand livre et nous appelle à plus de recherches et d'apprentissage en
commun dans des tiers-lieux existants et à inventer.
J.-P. Mbelu