Le fascisme, le stalinisme et X, par Jean Bricmont.

X est un système d’oppression politique qui s’est étendu à presque
toute

la planète, durant ici des siècles, là des décennies, et faisant, au

total, plus de victimes que le stalinisme et le fascisme mis ensemble. X
a

déporté des populations entières, annihilé des cultures, utilisé

l’esclavage, les camps et le travail forcé. X s’est justifié au moyen

d’une idéologie fanatique, le racisme, qui a une grande parenté avec
le

nazisme ; mais cette parenté, contrairement à celle entre nazisme et

stalinisme, est rarement soulignée. X a utilisé, là où il dominait,
un

obscurantisme imposé par des moyens totalitaires. Les séquelles de X

affectent la vie de bien plus de gens que les séquelles du stalinisme
ou

du fascisme. Il est impossible de comprendre le monde contemporain,
qu’il

s’agisse de la dette du Tiers Monde, de la politique du FMI, des

migrations, du racisme, des problèmes écologiques, ou les événements
du

Congo, du Zimbabwe, du Liban, ou même des Balkans, sans remonter à X.
Des

millions de gens dans le monde meurent chaque année, victimes des

conséquences de X.

 

Pourtant, parler de X n’est pas simple ; l’histoire de X, telle que
je

l’ai apprise à l’école, était purement et simplement négationniste.

Aujourd’hui encore, de nombreux livres sont écrits pour justifier
d’une

façon ou d’une autre X. Personne ne demande de mettre des entraves

spécifiques à la liberté d’expression pour les interdire (moi non
plus

d’ailleurs). Depuis quelques décennies, on peut parler un peu plus

objectivement de X, mais il faut faire attention à ne pas exagérer, à
ne

pas dire n’importe quoi. Il faut éviter de tomber dans

l’autoculpabilisation ou de verser les sanglots de l’homme blanc. Il
ne

faut surtout pas oublier de souligner que X coexistait avec une
certaine

démocratie, certes limitée aux bénéficiaires de X, mais quand même.

Surtout, il ne faut jamais utiliser X pour justifier les crimes de Pol
Pot

ou des différentes dictatures qui ont succédé à l’effondrement partiel
de

X. Par contre, il est tout à fait normal d’utiliser, en les invoquant
de

façon rituelle et hors de tout contexte, les crimes de Staline ou de
Pol

Pot pour faire taire les dissidents en Occident, qu’il s’agisse de

justifier la guerre du Vietnam, celle du Golfe ou l’attaque de l’Otan

contre la Yougoslavie.

 

Les crimes de Staline, dont, contrairement à ceux de X, j’ai entendu

parler depuis ma jeunesse, sont constamment révélés ou redécouverts.
Par

contre, lorsqu’on parle de X, on entend souvent dire que c’est une
vielle

histoire, que tout le monde connaît. Il est très mal venu de
souligner

l’idéalisme des militants communistes, les réalisations économiques
de

l’URSS à l’époque de Staline ou le rôle essentiel de celles-ci dans
la

défaite du nazisme. Par contre, on peut difficilement parler de X
sans

rappeler que, quand même, il y avait des aspects positifs et que les

motivations des bénéficiaires de X étaient "complexes".

 

Beaucoup de grands penseurs en Occident ont soutenu X sans nuances et
sans

jamais se renier ; ils étaient bien plus que de simples compagnons de

route de X. Aucun grief ne leur en est fait, contrairement à ceux qui
ont

soutenu dans leur jeunesse Staline ou Mao et qui n’en finissent jamais
de

devoir démontrer, par une fidélité sans faille aux objectifs politiques
et

militaires de l’Occident, la sincérité de leur repentir. Il est de bon
ton

de se demander comment quelqu’un comme Sartre a pu écrire ce qu’il a
écrit

sur le communisme ; mais il serait malvenu de se demander comment

quelqu’un comme Hegel a pu écrire ce qu’il a écrit sur les Noirs et
les

Indiens ; que voulez-vous, c’était l’esprit de l’époque.

 

L’Église catholique, la famille royale ainsi que la plupart des
partis

politiques belges ont entretenu une longue complicité avec X, qu’il
n’ont

jamais publiquement reniée ; mais, contrairement aux partis suspectés
de

stalinisme, cela ne leur fait aucun tort. Si un groupe de gens se

réunissent sous un portrait de Staline en Russie, cela provoque chez
nous

l’indignation. Mais la statue équestre d’un des plus grands criminels
de

l’histoire en plein centre de Bruxelles ne dérange personne ; en
effet,

ses crimes sont liés à X.

 

La plupart des grands monuments de Bruxelles ont été construits grâce
au

pillage rendu possible par X. En allant au terminus du tram 44, on

découvre un musée consacré à une apologie à peine déguisée de X. Nos

richesses, notre système politique et nos institutions trouvent
toutes

leurs racines dans l’histoire de X. Mais, alors que l’histoire du

stalinisme doit, dit-on, nous amener à rejeter toute utopie, les
horreurs

de X ne suffisent pas à les discréditer. Au contraire, nous en sommes
si

fiers que nous avons l’outrecuidance de donner notre mode de vie en

exemple au monde entier, en particulier aux victimes de X (comme
s’ils

pouvaient, eux, reproduire l’histoire de X). Paradoxe ultime : le

continent qui a faire naître et qui a profité au maximum de X doit,
selon

un discours faisant pratiquement l’unanimité de la gauche à la
droite,

absolument s’unifier sur le plan militaire pour pouvoir mieux
intervenir

en faveur des droits de l’homme, surtout dans les pays qui ont été

victimes de X.

 

Évidemment, X est le colonialisme et l’impérialisme occidental (pour

utiliser un mot quasi tabou). Mon but ici n’est pas de défendre le

stalinisme ou le fascisme mais de souligner l’inanité d’une bonne
partie

du discours politique contemporain qui, en se focalisant sur les crimes
de

ce qu’on fait passer pour l’Autre de nos sociétés, permet d’occulter
de

façon quasi-permanente la source principale des conflits qui déchirent
le

monde actuel. En effet, il y a bien quelque chose de commun à des

événements apparemment aussi divers que la guerre du Vietnam, le coup

d’État de Pinochet, l’assassinat de Lumumba, les embargos contre Cuba
et

l’Irak, ou ce qu’on appelle la globalisation : il s’agit de la

continuation de X par d’autres moyens. Tant que les Occidentaux

n’accepteront pas d’envisager lucidement leur propre passé et
n’essayeront

pas de redresser les torts qui leur ont fait tant de bien, les
discours

anti-totalitaires que tant d’intellectuels adorent tenir ne seront en
rien

moralement supérieurs à ceux sur la charité chrétienne que tenaient
les

patrons au siècle passé.

 

Jean Bricmont

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