02.07.09 Le Potentiel : Cinq questions à Alphonse C. Quenum
1. Quelle lecture faites-vous de la crise financière qui secoue le monde ?
La dimension financière et monétaire de la crise est la plus visible
et cest delle que tout le monde parle, alors quil y a aussi,
sous-jacente, une crise que jappelle prométhéenne, cest-à-dire : tout
ce que lon peut faire, on croit devoir le faire. Telle est, pour une
bonne part, la démarche dans laquelle lOccident donne limpression
dexceller. On nous a fait croire que la technologie avancée, non
contrôlée était une dynamique incoercible qui libèrerait le champ à la
pensée. Or, que voyons-nous ? Cest la technologie qui consume lhomme
et le met lui-même, je dirais, en position décrasement par la création
de sa propre intelligence. LOccident a poussé trop loin la logique du
productivisme au point doublier celui qui doit être au centre de tout
cela, cest-à-dire, lhomme. Or, cest justement lhomme qui doit être
au centre de tout ce qui sorganise. Il est et doit rester au
commencement comme acteur. Il doit être la finalité aussi comme le
sujet en vue duquel toutes les prouesses technologiques saccomplissent
Pendant la guerre froide, des Africains ont tenté dinsuffler quelque
chose de nouveau. Mais les modèles dominants nous ont laissé croire par
exemple quil ny a pas de 3ème voie et nous navons pas pu faire
grand-chose contre notre servilité et notre tendance à seulement
consommer. La plupart de nos cadres militants marxistes ou libéraux
répétaient à lenvie cette chanson alors que précisément non seulement
il y a une 3ème voie, mais il y a plusieurs autres voies quil faut
chercher.
2. Comment allons-nous nous en sortir? Comment remettre
lhomme au coeur de toute cette technologie avancée, au coeur de tout
ce productivisme?
Nous devons en être dautant plus préoccupés que nous ne sommes pas
des consommateurs effrénés. Même si nous y sommes poussés, nous sommes
à la périphérie. Nous devons souhaiter et travailler à lavènement de
modèles qui soient à la mesure réellement de lhomme et qui ne
lécrasent pas. Aujourdhui, la faiblesse même de lOccident
productiviste, cest quon a limpression quelle a une carence de
pensées. Il ny a plus de penseurs englobants. On a mis de côté la
philosophie et on est devenu sous un certain angle des manuels. Lhomme
nest pas que manuel, lhomme est un pensant. Il faut que la pensée
conditionne le manuel, cest-à-dire tout ce qui vient de la création,
de la technologie.
3. Quentendez-vous par penseurs englobants ?
Prenons lexemple de la France que nous connaissons un peu moins
mal. La France de laprès guerre a produit des penseurs antagonistes.
Prenez Jean-Paul Sartre, cest un perturbateur, on laime, on ne laime
pas, mais il remettait un certain nombre de choses en cause. On peut
citer Althusser et autres qui relisent le marxisme et essaient de
ladapter, de le lire de façon plus critique et moins dogmatique.
Prenez un penseur englobant comme Raymond Aron qui est de la droite. Je
veux parler de tant de penseurs qui ont offert au champ politique des
matériaux de réflexions. Les divers partis de droite ou de gauche
cherchaient à travers les écrits de ces hommes de pensées ce quils
peuvent proposer à des fins dorganisation de la société pour
construire le possible. Le politique a besoin de lutopie des grands
penseurs pour se propulser dans lavenir.
4. Comment articulez-vous le lien entre la crise morale et la crise financière ?
Le lien entre la crise morale et la crise financière tient au fait
quil y a un laisser-faire. Le laisser-faire a provoqué un
déchaînement, et le règne de largent incontrôlé. On a beau crier à la
corruption, elle sétale sous nos yeux avec des formes anonymes. De
temps en temps, on arrive à la cristalliser et à la traquer. La morale
derrière tout cela apparaît ringarde. Or maintenant, on se rend compte
quaucune société, quelle quelle soit, ne peut exister sans
«interdits», cest-à-dire ce dont il est convenu de faire ou de ne pas
faire ensemble.
Ce nest pas un lieu de blocage, mais cest un lieu de consensus
dynamique pour permettre à chacun de faire tout en respectant le seuil
de la liberté de lautre comme un lieu sacré.
Je sens le vent du besoin dune «resacralisation » de lespace public.
On a voulu désacraliser le lieu public en promouvant sans sen rendre
compte un individualisme sauvage qui évacue le respect même de la
personne âgée par exemple, parce que toute faiblesse est considérée
comme inutile.
5. Vous voyez les contradictions à ce niveau, parce que
cest simplement le cynisme du marché. Devant tout ça, comment
insuffler une raison régulatrice ?
Si donc choc des civilisations il peut y avoir, cest au sens de
civilisation morale. Ce nest pas simplement au sens de il y a un peu
plus de voitures, il y a un peu plus de maisons belles, on se déplace
plus facilement dun lieu à un autre. Il y a un manque de sens profond,
on ne sait quelle est la finalité profonde de ce mouvement incontrôlé.
Il suffit de regarder, dobserver lévolution des mots. On a
discrètement évacué du champ de la réflexion le mot morale, et on y a
introduit le mot éthique, croyant que le mot éthique est plus sain,
moins religieux. Donc la désacralisation rampante gêne parce que la
morale a besoin despace sacral, du sacré qui établit le seuil du
profane et de ce qui tient lieu de transcendant.
TIREES DE ALLAFRICA.COM
Prêtre béninois.