"Chinafrique" : diplomatie, intérêts économiques & mutations politiques (Terra Nova)


Le
long étiolement de l’influence européenne sur le continent africain
souligne en creux la présence de plus en plus marquante de la
République populaire de Chine (RPC). Le sommet de 2006, à l’initiative
de la RPC, qui a réuni 48 délégations africaines de haut niveau à
Pékin, a marqué non seulement les esprits mais surtout le retour
politique de la Chine sur le continent, après un certain repli au tout
début du processus d’ouverture lancé en 1978.

Par ce pont jeté
entre les deux entités, la Chine a proposé à ses interlocuteurs
africains de s’inscrire de façon durable dans le cadre d’un partenariat
stratégique global, qui a accompagné sa percée économique spectaculaire
en Afrique. Depuis lors, il ne se passe pas une année sans une grande
tournée chinoise ponctuant l’agenda politique du continent, rappelant
ainsi au monde que le continent africain est devenu une zone
stratégique de premier plan.

D’un point de vue politique, ce
rapport s’appuie à la fois sur une relation ancienne et sur des
préoccupations actuelles partagées. Même si cette « nouvelle »
politique africaine de la Chine s’inscrit donc de fait dans la
continuité de son action diplomatique classique, il est utile de
rappeler les fondements de ce partenariat afin d’en appréhender le
revers de la médaille. En effet, le modèle partenarial mis en œuvre par
les Chinois pose des problèmes dans chacune dans ses différentes
déclinaisons, au point de devenir facteur de conflit. Cependant, il
permet la redistribution d’un jeu régional trop longtemps figé.

 

Parler
de la Chine en Afrique est peu convaincant. Cette vision, qui suppose
deux acteurs, le Chinois et l’Africain, est erronée en forme et en
substance. L’Afrique est un continent, qui regroupe 54 nations aux
histoires, régimes et stratégies différents. Si Pékin organise a
posteriori une politique régionale pour les besoins de la grande
diplomatie, la Chine n’a pas une politique africaine, mais des
politiques africaines, portées par des acteurs différents –et c’est
précisément la raison de son succès actuel. La diplomatie chinoise
décline un discours multilatéral mais agit bilatéralement. Elle
n’applique pas un projet politique défini mais joue conjoncturellement
sur une gamme diversifiée de ressources humaines (petits acteurs
économiques, diasporas, étudiants), politiques (hard power, siège au
Conseil de sécurité, discours de puissance ou de PVD selon les
interlocuteurs), économiques (PME et grandes entreprises « privées »,
réserves massives, attractivité économique).

Pour des raisons de
format comme d’objet, la présente note se résignera à retenir le
concept d’ « Afrique » et de « politique chinoise ». L’examen exhaustif
des relations bilatérales appelle une étude, sinon de chacune des
nations, du moins par groupes géographiques ou thématiques (« pays
pétroliers », « Afrique australe »). D’autre part, cette note a pour
perspective la politique africaine de l’UE, que la Commission a jugé
bon d’envisager à l’échelle du continent. Cela nous conduit à retenir
ici les dynamiques et discours communs à son ensemble.

Porteuse
d’un discours idéal et d’une diplomatie du chéquier généreuse, Pékin a
réussi une percée foudroyante sur le continent africain. Abandonnant
progressivement Taiwan pour un interlocuteur plus rentable, 51 nations
africaines ont intégré le cercle de ses partenaires. Entre 1980 et
2006, le volume des échanges sino-africains a été multiplié par 50,
pour atteindre 55 milliards de dollars. La progression est
exponentielle : ce volume a presque doublé en deux ans, pour atteindre
106,84 milliards de dollars en 2008. La Chine elle-même, qui ne
projetait de franchir le seuil symbolique des 100 milliards qu’en 2010,
est surprise de son succès.

Les importations chinoises,
essentiellement des matières premières, s’élèvent à 56 milliards,
tandis que ses exportations (produits manufacturés et textiles à bas
prix) plafonnent à 50 milliards. L’emprise de Pékin, concentrée à
l’origine sur le pétrole, les minerais et les bois, se diffuse
rapidement vers des secteurs clefs, du BTP aux télécoms en passant par
le textile et l’agro-alimentaire. Les contrats chinois se présentent
sous forme de packages, qui rendent la Chine virtuellement maître de
l’ensemble du processus économique lié à l’exploitation d’une
ressource. Elle assume la construction des infrastructures nécessaires,
importe sa main d’œuvre qui fonctionne en circuit fermé (pas
d’approvisionnement local) et les ressources sont la plupart du temps
transformées sur le sol chinois. En échange, Pékin signe une lourde
facture en prêts, avantages « privés » aux dirigeants politiques et
lègue des infrastructures au pays.
Dans les faits, cet essor se
traduit par la présence officielle de presque 1000 entreprises et 500
000 ressortissants. Ces chiffres sont sous-évalués du fait des
trajectoires individuelles des migrants chinois, qui rebondissent d’une
structure à l’autre, et de la tendance de Pékin à minimiser ses
diasporas pour éviter d’attirer l’attention sur ce capital humain, qui
représente une ressource politique majeure. A titre indicatif, les
Libanais, diaspora jusqu’alors la plus présente, sont environ 250 000
et les Indiens moins de 110 000.

Cette progression s’appuie sur
une offre politique et économique séduisant les décideurs africains.
Par opposition au consensus de Washington, qui promet développement
économique contre démocratisation et libéralisation, le consensus de
Pékin est basé sur la coopération entre Etats souverains, libre de
toute interférence dans les affaires internes et officiellement sans
conditions.

L’UE s’inquiète de cette nouvelle configuration.
L’émancipation financière des décideurs africains permet aux pires
dictateurs de s’affranchir de toute influence modératrice. Par
ailleurs, la politique volontariste de l’Etat chinois, qui appuie
massivement ses entreprises, mine la compétitivité des Européens. Elle
saborde enfin sa politique d’aide au développement, conditionnée à des
efforts en termes de bonne gouvernance, de démocratisation et de
respect des normes – sociales, environnementales.

La présence
chinoise est envisagée pour ses manifestations et souvent de façon
caricaturale (mythe de l’invasion, renforcement de régimes
dictatoriaux, « péril jaune sur théâtre noir »), mais rarement comprise
comme un phénomène naturel de diversification des acteurs africains,
trop longtemps retardée par la calcification des anciennes structures
coloniales. Faute de volonté politique, nations européennes et
africaines n’ont pas su réinventer leurs relations. Elles ont conservé
les liens personnels tissés entre les métropoles et leurs colonies,
sans avoir le courage de se lancer dans le chantier de reconstruction
politique qui s’imposait dans le nouveau cadre juridique. Cela a
étouffé l’émergence de nouveaux acteurs, à l’exclusion des Etats-Unis,
et enfermé le continent dans une relation bilatérale avec l’Occident,
véritable aberration en pleine mondialisation. L’arrivée de la Chine
devrait donc être perçue avant tout comme une normalisation, qui permet
la redistribution d’un jeu figé depuis plus d’un demi-siècle. L’étude
des effets de la présence chinoise, tels que la traduisent les
décideurs africains ou européens, révèle d’ailleurs sans surprise que
la Chine, loin d’être un nouvel acteur sur une scène traditionnelle,
représente au contraire un acteur classique sur une scène qui évolue.

1 – SCENES AFRICAINES : SORTIR DU POST-COLONIALISME

 

1.1 – DU MARCHE A LA ZONE D’INFLUENCE POLITIQUE

Pour
sécuriser ses réserves énergétiques, l’accès à des marchés peu
approvisionnés et protéger les investissements de sa diaspora, la
diplomatie chinoise a revitalisé le partenariat sud-sud de l’ère Mao
sous forme d’un partenariat stratégique. Célébré lors du forum
sino-africain de 2006, il est caractérisé par le respect de la
souveraineté, la non ingérence, l'égalité et la confiance réciproque
sur le plan politique et la coopération gagnant-gagnant sur le plan
économique.

Ces profits sont, contrairement à l’idée reçue,
largement politiques. Elimination diplomatique de Taiwan et
sécurisation de 25% des voix à l’Onu, fort utiles pour obtenir des
nominations de hauts fonctionnaires chinois ou bloquer des initiatives
déplaisantes à l’OMC ou à l’ONU, contre soutien politique et droit de
veto chinois représentent un win-win très convaincant. Au-delà de la
rhétorique amicale, il est évident qu’il s’agit d’accumuler des
ressources favorables au rapport de force sur la scène internationale
et de jeter les premières bases d’un soft power chinois hors de sa
sphère traditionnelle, sa périphérie asiatique.

Mais le profit
politique est réciproque. Pour de nombreux décideurs africains,
l’acteur chinois est un outil très apprécié pour sortir du tête-à-tête
avec les pays occidentaux, qui imposent un statut infantilisant
d’assistés perpétuels. Les récits d’attitudes condescendantes, voire
ouvertement grossières, des cadres du FMI ou de la Banque mondiale
abondent. Le paternalisme des chefs d’Etat européens suscite de
profondes rancœurs. Economiquement, la nouvelle politique européenne
d’aide au développement, qui insiste sur l’intégration de l’Afrique à
l’économie mondiale via les APE et la régionalisation, est privée de
tout crédit par le désastreux précédent des ajustements libéraux.
Ceux-ci ont laminé les ersatz d’industrie locale. Pour achever de
décourager les bonnes volontés, la majorité des aides européennes
s’effectue en trompe-l’œil, sous forme de remise de dettes, et les
décaissements communautaires sont extrêmement lents. La coopération
avec les Occidentaux est donc décrédibilisée sur le plan de l’expertise
comme de l’efficacité.

Par opposition, l’action chinoise est
valorisante. En proclamant qu’elle fait du commerce, en les traitant
avec les égards dus à leur rang, la diplomatie chinoise offre à ses
interlocuteurs et à leurs nations le statut d’allié à courtiser et de
marché à conquérir, les extrayant ainsi de l’éternel assistanat. Elle
est immédiatement disponible et considérable. Le bras financier de la
Chine en Afrique, l’Exim Bank of China, annonçait, en mai 2007, 20
milliards d’investissements publics. Ils s’additionnent aux
investissements privés et aux menus présents d’Etat : le Sénégal, qui a
lâché Taiwan en 2005, a été récompensé d’un prêt de 90 millions. L’aide
chinoise est libre de tout contrôle. Enfin, elle est tangible. En une
décennie d’investissements, Pékin a développé réseaux routiers et
ferroviaires, construit des barrages, des usines et quelques
raffineries, offert des hôpitaux pour séduire également les
populations. La comparaison avec l’action européenne est sans appel.

1.2 – LES DIRIGEANTS : LA CHINE COMME RESSOURCE POLITIQUE

Les
dirigeants africains considèrent pour l’instant que l’action de la
Chine renforce leur pouvoir intérieur comme extérieur. Parent pauvre de
la fin de la guerre froide, au terme de laquelle elle a perdu son
statut d’enjeu stratégique, l’Afrique le retrouve grâce à la
compétition énergétique, la hausse du cours des matières premières, et
à l’intérêt de la Chine, qui stimule les autres investisseurs,
Occidentaux, mais aussi Brésiliens, Indiens, Japonais, Coréens. Par
ailleurs, elle leur permet de sortir d’une position d’infériorité dans
les négociations avec les bailleurs de fond ou les soutiens politiques
occidentaux. De récipiendaire, la nation africaine devient partenaire:
dut-elle y perdre autant, ce sera du moins dans un rapport d'égal à
égal qui représente un gain politique considérable. C’est enfin une
ressource dans les stratégies intra-africaines. En RDC, les ressources
minières sont considérées comme des bijoux nationaux. Les vendre aux
Chinois est un crève-cœur, mais les entreprises chinoises paient et
libèrent des Ougandais ou aux Rwandais perçus comme des prédateurs plus
menaçants.

Les Africains louent par ailleurs l’efficacité des
Chinois, leurs méthodes directes, voire leur brutalité en négociations.
Leur approche ne s’embarrasse pas de discours éthiques et est
immédiatement suivi d’effets. L’amitié est creuse, les intérêts
divergents à terme, la xénophobie affleure dans les discours, mais, du
moins, les infrastructures sortent-elles de terre et l’argent coule à
flots.

La notion de respect est un argument fréquent. Par
opposition à l’arrogance occidentale, les Chinois savent traiter leurs
interlocuteurs avec les égards dus à leurs rangs. Chine et Afrique
partagent le goût de l’apparat, de la photo officielle et des grandes
messes diplomatiques. A ce titre, les dirigeants africains apprécient
le savoir-vivre protocolaire des Chinois, qui consolide leur prestige
intérieur.

La population met au crédit des dirigeants les
infrastructures chinoises. A l’inverse, lorsque la colère populaire
gronde contre la corruption ou l’ineptie des décideurs politiques,
l’extrême communautarisme des Chinois, aisément présentés comme
méprisants et prédateurs, en fait des boucs émissaires idéaux. De
manière générale, les décideurs semblent persuadés de garder la main
haute sur les évolutions chinoises. Certains laisseraient en privé sous
entendre qu’ils déclencheront à volonté la vindicte populaire contre la
diaspora si elle devient trop encombrante ou pour détourner une colère
légitime. L’ « invasion chinoise » devient également un thème de
campagne utile aux opposants.

Enfin, la perception d’une
certaine proximité politique facilite la percée chinoise. Le discours
pékinois, de différenciation à destination des Occidentaux et de
communauté à destination des Africains, a essentiellement une valeur de
socialisation. Il a cependant une légitimité sur le fond. Chine et
nations africaines se pensent comme d’anciennes victimes du même
impérialisme . Leur excessive susceptibilité à l’égard de l’ «
impérialisme occidental », au-delà de son usage politique, repose en
partie sur une perception partagée, certes construite plus que vécue.
Absente des stratégies entrepreneuriales (le profit est peu compatible
avec la camaraderie) ou individuelles (on horrifierait le Chinois moyen
en lui annonçant sa fraternité avec l’ouvrier noir), cette dimension
existe entre certains cercles politiques africains et leurs
interlocuteurs chinois et participe à une vision positive de la
présence chinoise.

Sur le fond, ces décideurs sont sans
illusion sur la « non-ingérence chinoise ». Le thème est pour eux une
ressource dans les négociations avec l’UE et un « code de socialisation
» entre les Etats africains et la Chine. Il leur permet de se créer une
unité de discours pour justifier l’échange ressources africaines/argent
chinois de façon plus valorisante qu’un aveu de cupidité. La méthode
n’a rien d’original. Les Etats occidentaux ont également utilisé des
mythes valorisants pour justifier leur action en Afrique. Chez les
élites, le fort scepticisme sur la bienveillante neutralité de la Chine
confine souvent à la franche ironie, sur le mode « les Blancs nous
l’ont déjà faite ».

1.3 – LES PEUPLES : ENTRE HOSTILITE ET RESPECT

La
rhétorique de la Chine, qui consiste à se présenter comme un pays en
développement, a relativement bien pris auprès des populations. La
capacité des travailleurs chinois à évoluer dans des contextes
épuisants et des zones dangereuses, par opposition aux Blancs qui «
refusent de se salir les mains », est appréciée. Les résultats concrets
– hôpitaux, formations, hausse du pouvoir d’achat- sont également
portés à leur crédit. La forte rancœur suscitée par les politiques
d’immigration de l’UE valorise enfin la Chine, qui, elle, est réputée
pour délivrer des visas.

Elle ne parvient toutefois pas à
séduire. La concurrence dans le secteur informel, les maltraitances, la
mainmise sur les ressources naturelles, le mépris des gens et des
coutumes pèsent trop lourdement sur les petites économies locales pour
permettre un réel enracinement des Chinois parmi la population. Ils ne
le souhaitent par ailleurs pas.

1.4 – LES INTELLECTUELS : LA CHINE COMME ALTERNATIVE INTELLECTUELLE ET MODELE DE DEVELOPPEMENT

*Pour
les chercheurs, étudiants et penseurs africains, la présence chinoise
est avant tout une aventure politique et intellectuelle. Rarement
convaincus par leurs dirigeants, ils les rejoignent sur la conviction
que la démocratie n’est pas utile au développement. La Chine en est le
meilleur exemple, d’ailleurs encensé par les Occidentaux. Ceux-ci
exigent en Afrique démocratisation et transparence, qui ne sont pas
précisément les caractéristiques majeures du développement chinois, et
s’extasient sur la Chine. Comment ne pas taxer la politique européenne
d’hypocrisie ? Pourquoi les Africains devraient-ils payer au prix fort
l’implantation de valeurs dont la Chine se dispense de façon
triomphante?

La Chine, elle, a compris que « la croissance ne
se mange pas ». Alors que les aides au développement des Etats de l’UE
se font sous forme de remise de dette (à titre d’exemple, sur les 5839
milliards d’euros d’aide de la France en 2008, 2705 le sont sous forme
d’allègement de la dette), ce qui est perçu comme une duperie, elle
débloque des milliards en prêts sans intérêt.

Pékin convainc
d’autant plus qu’elle a l’intelligence de se présenter comme ce que
pourraient être les nations africaines dans vingt ans. Elle devient un
modèle théorique alternatif à la démocratie libérale. La grande qualité
de son développement, aux yeux d’intellectuels excédés par des siècles
d’ingérences, est d’offrir un modèle allogène, développé sous
l’autorité de Pékin et en fonction de ses choix souverains.

Sa
culture de la production (textiles, petits biens de consommation), dont
l’absence en Afrique est une faiblesse structurelle, intéresse les
intellectuels. L’idée phare est que si les dirigeants savaient
négocier, comme la Chine a su le faire, l’implantation des usines
chinoises en Afrique puis à terme la venue des capitaux et du
savoir-faire des pays développés, les nations africaines pourraient
suivre la même voie, libre de contraintes politiques.

La Chine
se présente également comme détentrice d’un savoir-faire non-violent
(sic) dans la gestion d’un Etat multiethnique. Les conflits
interethniques étant l’une des plaies d’Afrique, ce discours a une
forte résonnance auprès de ceux qui se rêvent en bâtisseurs de nations
modernes.

Par ailleurs, la présence chinoise s’insère à point
nommé dans le renouveau diffus du panafricanisme. Il encourage cet
intérêt pour un mode de développement pour l’Afrique et par l’Afrique.

2 – LE CONSENSUS DE PEKIN – MYTHES & REALITES

Au-delà
de cette perception d’une alternative convaincante, les manifestations
pratiques de la présence chinoise tendent à relativiser l’hypothèse
d’une convergence politique. Tant dans ses fondements que dans ses
manifestations, la politique de l’acteur chinois ne se différencie pas
fondamentalement de celle de ses prédécesseurs. Il affronte des
reproches et reproduit des pratiques qui, passé l’effet de surprise,
lui confèrent un rôle classique.

2.1 – LES FAILLES THEORIQUES

Le win-win

Il
s’agit d’une relation pragmatique, au sein de laquelle chacun des
acteurs est libre de rechercher exclusivement son profit. Il ne tient
qu’au décideur africain de négocier au mieux des intérêts de sa nation.
Dans le pire des cas, il négocie pour ses intérêts individuels. Mais il
est rare qu’aucun bénéfice tangible, en termes d’infrastructures,
n’accompagne le contrat. De plus, la simple présence chinoise est un
bénéfice politique puisqu’elle accroit l’attractivité internationale du
pays, ainsi signalé aux investisseurs et diplomates.

Le win-win
est remis en cause par certains chercheurs ou opposants politiques, qui
soulignent qu’en l’absence d’apport massif de moyens de production, le
partenariat permet à la Chine de s’enrichir en transformant, donc en
produisant la valeur ajoutée au bénéfice exclusif des Chinois, des
ressources achetées en Afrique. Les termes de « pillage », «
néocolonialisme », « plus prédatrice que les Blancs » se multiplient.
Thabo Mbeki, ex-président d’un des poids lourds de l’Afrique, dénonçait
ainsi l’ « agenda caché » de la Chine, accusée de vouloir satelliser le
continent. Pour la majorité des acteurs, les avantages concrets de la
présence chinoise, notamment le rééquilibrage des relations avec
l’Occident, surpassent toutefois son coût.

La non-conditionnalité

La
non-conditionnalité est en revanche un leurre. La reconnaissance
diplomatique de la RPC est une condition à la présence chinoise, qui a
toujours répondu à des considérations stratégiques. Le voyage africain
de Zhou Enlai, en 63-64, dont le souvenir est actuellement mobilisé par
les autorités chinoises comme marque d’amitié historique, a eu lieu au
lendemain du schisme sino–soviétique : il s’est toujours agi de
conquérir des capitales au détriment de Taipei, de Moscou ou de
Bruxelles. Rien que de très banal à cela : en relations
internationales, on trouverait difficilement une relation dépourvue de
considérations stratégiques.

De façon plus contestable, en
accordant des prêts faramineux, Pékin fausse l’avenir national. Elle
sait pertinemment qu’une majorité de ses interlocuteurs se soucie de
ses ressources personnelles plus que de l’avenir de son pays. Elle
transfère donc sur les épaules des générations futures des
responsabilités massives. Pour l’instant, Pékin accorde des remises de
dette. Mais il est aisé de deviner que les échéances non remboursées
pourront à terme l’être en cédant purement et simplement des
territoires, des mines, des nappes à l’Etat chinois.
L’aide chinoise
est de surcroît « liée » à l’obtention par des entreprises chinoises
d’appels d’offres pour la réalisation desquelles elles emploieront de
la main d’œuvre chinoise. Pour caricaturer, Pékin prête de l’argent
public chinois qui doit être utilisé pour employer des investisseurs
privés chinois. La nation africaine sert d’intermédiaire et de théâtre,
en échange de quoi elle récupère des infrastructures.

Enfin,
cette aide est conditionnée en termes de profit: les barrages, chemins
de fer, centrales doivent atteindre un taux de rentabilité contractuel
pour justifier l’aide chinoise. Faute d’être atteint, il doit être
compensé par des cadences de travail accélérées, le non paiement des
salaires, etc.

Non-ingérence et souveraineté

Le mythe
de la non-ingérence a été sapé par le soutien chinois aux milices du
coup d’Etat de 2006 au Tchad. Ces milices évoluent au Soudan, où Pékin
a les coudées franches. Pour les analystes africains, la Chine n’innove
pas : elle récupère les méthodes des Européens. « La surprise, c’est
que la déstabilisation n’est pas l’œuvre des puissances accoutumées du
fait : c’est désormais la Chine qui signe son arrivée sur le continent
en tant que puissance prédatrice » . Peu rancunier ou apeuré, Idriss
Déby, fortement encouragé par Paris, abandonnera Taipei pour Pékin
quatre mois plus tard.

Deux autres critiques émergent, liées
au déni de la souveraineté du peuple sur ses terres. Dans la majorité
des Etats sub-sahariens, la propriété s’apparente à un usufruit à la
transmissibilité élargie, dite par le droit oral et coutumier. Or, les
Etats africains vendent les terres aux Chinois par acte codifié, sans
consulter les populations locales. Les expropriations dressent des
tribus contre les Chinois de façon parfois violente. D’autre part, les
enceintes regroupant bureaux et logements des entreprises chinoises
sont de facto interdites à tout ressortissant non chinois, sur le
modèle des concessions.

La constitution discrète, puis de plus
en plus visible, de milices privées pour défendre les sites ou les
employés chinois dans les pays à la situation sécuritaire volatile, où
ils deviennent la cible d’attentats et d’enlèvements (Soudan, Somalie,
Niger, Erythrée, etc.), achève d’accentuer le caractère colonial de
l’entreprise. Mainmise sur la terre et présence armée visant à défendre
l’étranger de l’autochtone sont par définition les faits du colon.
Cependant, le phénomène s’insère dans la tendance mondiale à la
privatisation de la sécurité, conséquence prévisible du succès du
libéralisme économique, plus que dans le cadre de la PE chinoise.

Enfin,
avec la récente interdiction de visa du Dalaï-lama par l’Afrique du
Sud, la conditionnalité vient de révéler un jour nouveau. Les pressions
chinoises ne font pas l’ombre d’un doute, mais le résultat surprend.
Est-il bien raisonnable de sacrifier une partie du capital diplomatique
de l’Afrique du Sud –la nation de Mandela persécutant un prix Nobel de
la paix est un symbole déplorable pour le pays- alors même qu’elle
semble plus apte que ses voisins à s’émanciper de tout tuteur ?

2.2 – LA PRATIQUE : UNE PRESENCE CONFLICTUELLE

Conflits armés

La
politique chinoise face aux conflits armés dépend entièrement du
contexte. Parfois, le conflit sert les intérêts chinois en tenant à
distance les autres investisseurs. C’est le cas par exemple en RDC, où
les acteurs politiques congolais aspirent avant tout à « se libérer des
Blancs », mais également des Ougandais ou des Rwandais. La Chine a donc
intérêt à ne pas s’impliquer pour apparaître comme le seul
interlocuteur neutre et respectueux de la souveraineté nationale – et
devenir un investisseur privilégié.

Au Zimbabwe, Pékin se place
au contraire en dernier ami du paria, comme elle le fait en Birmanie,
en Corée du Nord ou au Soudan. Les livraisons d’armes chinoises,
révélées par le blocage d’un cargo chargé d’armes à destination
d’Harare à Durban en avril 2008, représentent une ingérence dans les
conflits africains et un viol des résolutions de l’ONU plus qu’ennuyeux
pour un Etat du Conseil de Sécurité.
Dans d’autres cas, le conflit
dessert l’intérêt des entreprises chinoises. Pékin s’implique donc de
façon croissante sur la scène sécuritaire. Les six missions de maintien
de la paix sur le sol africain, comme l’effort de formation des
militaires africains via des coopérations bilatérales prouvent que
l’APL estime qu’elle a un rôle à jouer dans la stabilisation de
l’environnement –et qu’elle se créé son réseau d’armées amies.

Enfin,
les efforts accomplis par la diplomatie chinoise à l’égard du Soudan
démontrent que la Chine peut évoluer sur la question du soutien aux
dictatures dans la mesure où celui-ci ternit son image internationale
et entrave son intégration au cercle des puissances responsables.

Le
cas du Soudan semble particulier. Si on accorde peu de crédit aux
grandes déclarations d’amitié sino-africaine, il est probable qu’un
lien particulier unit Pékin et Khartoum. Toutes deux ont fait
l’expérience de l’ostracisme international dans les années 90 (l’une
pour Tiananmen, l’autre pour son hospitalité à Ben Laden), toutes deux
l’ont traduite comme une manifestation de l’impérialisme occidental,
toutes deux récusent la dimension positive de la critique extérieure :
seul un droit de veto au Conseil de sécurité et des réserves
pétrolières les différencient, d’où une complémentarité évidente.

En
l’espèce, cette relation permet d’exercer des pressions sur Khartoum.
Pour influencer un Etat, encore faut-il avoir des contacts avec lui. Or
les Occidentaux s’étaient privés de tout levier suite aux sanctions de
97 – désamorcées par la bonne intégration du système financier
soudanais aux finances islamiques, qui prive le gel des avoirs
d’efficacité, elles ont permis à la Chine de s’imposer là encore comme
seul interlocuteur puissant. La coopération chinoise aux efforts de
paix a été obtenue par pression et non par principe. La crainte des
retombées médiatiques à l’approche des JO – érigés en offensive
diplomatique à la gloire de la grandeur chinoise, ils représentaient un
levier rare – a été efficace. Il faut retenir la leçon. La
participation chinoise au règlement des conflits ne sera pas acquise en
jouant sur la fibre humanitaire mais en identifiant les enjeux
diplomatiques liés au prestige, à la respectabilité, domaines
d’investissements massifs de la politique étrangère chinoise.

Enfin,
la prolifération des armes légères chinoises, qui inondent l’Afrique,
doit plus aux stratégies commerciales des entreprises chinoises qu’à
une politique centrale. La légèreté de l’Etat chinois à cet égard,
alors qu’il manifeste simultanément la volonté de signer les traités et
les coopérations sur le sujet, pose la question de la validité de ses
engagements juridiques plus que de son rôle africain.

Conflits sociaux

Le marché du travail est le lieu d’enracinement des hostilités africaines les plus franches.

Toute
attachée à louer le « miracle » économique chinois, la communauté
internationale a négligé d’éclairer l’un de ses facteurs : l’économie
des droits sociaux. Les Africains l’apprennent à leurs dépens. Ils
acceptent mal les conditions de travail, le non-respect du SMIC ou des
horaires maximum lorsque l’Etat a une législation, les impayés de
salaire, les maltraitances et les prélèvements divers à la source.
Egalement nombreuses en Chine, les rébellions (démissions
individuelles, émeutes collectives) sont plus fréquentes en Afrique.
Les mines sont le théâtre des plus violentes manifestations. Hu Jintao
lui-même aurait été empêché de faire sa tournée dans les mines de
Zambie en février 07. Le président de la fameuse puissance chinoise
reculant discrètement devant des ouvriers africains: le camouflet a été
escamoté par la diplomatie chinoise, dont la susceptibilité est à
géométrie variable .

Concurrence économique

L’indifférence
des exploitants chinois pour les régulations péniblement mises en place
par les Etats autour des ressources halieutiques et forestières est
porteuse de conflits. Les bois précieux, notamment, sont abattus
au-delà des quotas, exportés directement en Chine par cargos chinois et
transformés en Chine, où ils gagnent une valeur ajoutée qui échappe
totalement à la nation d’origine. Dans ces zones, la rancune est tenace
contre les Chinois et l’Etat, qui se laisse déposséder, perçu comme
faible ou complice.
Même constat dans les zones où l’économie
locale est concentrée sur la pêche. Les navires industriels chinois
nettoient littéralement la côte et les zones de pêche reculent à une
distance où les petites embarcations africaines ne peuvent plus aller,
laissant les Chinois seuls maîtres des eaux: mépris des lois
nationales, pénurie alimentaire, chômage technique, dégâts visibles sur
un environnement naturel auquel la population est attachée. La menace
n’est pas à prendre à la légère. L’explosion de la piraterie au large
de la Somalie a été liée aux conflits pour les ressources halieutiques.

Le mouvement de spill over observé sur une décennie crispe
également les acteurs économiques locaux. Des ressources énergétiques,
les Chinois sont passés aux infrastructures, puis aux biens
manufacturés, aux services, à la production agricole. Les premiers
conflits autour des denrées alimentaires se produisent dans des
secteurs localisés. Les producteurs nigériens d’oignons rouges, à la
saveur particulière, sont ainsi frappés par la concurrence industrielle
des agriculteurs chinois (aide de l’Etat pour l’achat d’équipements,
crédits, techniques) d’oignons blancs. L’action d’ONG en faveur de
l’agriculture locale, appuyée sur la spécialisation qualitative, a
permis d’équilibrer la tendance, mais la pénétration agricole des
Chinois inquiète.

Enfin, la double concurrence des Chinois sur
le marché de l’emploi informel et de la production « parallèle » est
une source majeure d’hostilité. L’arrivée des biens manufacturés
chinois à très petit prix a permis aux plus démunis de bénéficier d’une
hausse de leur pouvoir d’achat. Mais la pratique de la copie
industrielle de l’artisanat local, à forte valeur traditionnelle et
symbolique, est très mal acceptée. Outre la perception d’un profond
irrespect pour la culture locale, les copies de mauvaise qualité –
boubous qui rétrécissent au premier lavage, fausses théières de
cérémonie- achèvent de relativiser la compétitivité chinoise.

La
seconde concurrence est celle de l’emploi. Non seulement les Chinois
importent leur main-d’œuvre, mais encore les membres de la diaspora
investissent le secteur informel – beignets, lavages de vitre, porteurs
d’eau-, souvent la seule ressource des foyers les plus pauvres. Dans un
secteur bien particulier, celui de la prostitution, la concurrence
chinoise est particulièrement peu appréciée pour sa pratique de tarifs
dérisoires. Les professionnelles camerounaises se sont récemment
constituées en syndicat, premier du genre, pour protester contre les
tarifs déloyaux des nouvelles venues.

Les différents acteurs
chinois – grandes entreprises, employeurs, individus-, ont donc un
comportement éloigné du discours diplomatique. Ils ne troublent pas
l’ordre public – dans le cas contraire, ils sont renvoyés au pays-,
mais ils se soustraient à l’autorité de l’Etat d’accueil, empiétant sur
sa souveraineté juridique et économique, voire territoriale.

3 – LE CONSENSUS DE BRUXELLES : REFONDER L’APPROCHE EUROPEENNE

La
Chine a bénéficié de la conjoncture mondiale et sub-saharienne, mais
elle a surtout su considérer les décideurs africains comme les acteurs
de leur histoire, tandis que les Européens semblaient incapables de
sortir enfin du post-colonialisme . Dans un tel contexte, la
progression chinoise était une évidence. Comme le révèlent les discours
africains, si la Chine convainc, c’est avant tout par défaut ou par
comparaison.

Tirer les leçons de la percée chinoise impose de
revoir notre approche en fonction de trois grands axes :
l’autonomisation politique des partenaires africains, la volonté
d’implanter via la coopération Europe-Afrique les bases d’un
développement économique équilibré, l’offre d’une alternative
démocratique au modèle chinois.

Il ne s’agit pas de négliger
les causes non économiques du sous-développement, des conflits
ethniques, de la pandémie du Sida ou de la difficulté qu’il y a à
construire des nations aux contours imposés par la colonisation. Mais
abandonner toute volonté d’investir dans des économies qui sont
précisément des vecteurs de stabilisation serait délétère pour
l’avenir.

Les entreprises européennes ont de forts atouts,
notamment en matière de qualité. Bruxelles a les moyens de les soutenir
à condition de se doter d’une politique ambitieuse, qui ne sacrifie pas
la conditionnalité, en présentant une offre suffisamment attractive
pour convaincre la nation partenaire de son intérêt à jouer dans les
règles. Elle doit avoir une forte valeur ajoutée (protection ou
développement des ressources locales, offre éducative, industrielle,
technologique supérieure) – faute de quoi elle n’aura aucun intérêt
face à celle de la Chine, que ses réserves et son régime politique
autorisent à libérer des sommes énormes sans avoir à se soucier de
l’avis du contribuable.

Les deux faiblesses majeures des
économies africaines semblent être l’absence de moyens de production –
en particulier d’industries de transformation, indispensables à
l’exploitation des immenses richesses naturelles du continent- et d’une
offre de formation de qualité. Ces faiblesses sont liées, l’absence de
main d’œuvre qualifiée dissuadant les investisseurs. Elles ne sauraient
être surmontées sans régler parallèlement les problèmes fondamentaux de
l’instabilité politique et de la sécurité. La Chine, soucieuse de
protéger ses intérêts, pourra être un partenaire ponctuel dans ce
domaine.

Or les documents communautaires de référence sont en
aporie totale avec ces constats . Le projet de coopération trilatérale
Chine-UE-Afrique laisse deviner que l’UE se préoccupe avant tout d’une
rivalité stratégique sino-européenne. Entre vœux pieux d’émancipation
des nations africaines et tentative d’encadrement de la Chine, la
Commission semble prête à faire l’économie de toute conditionnalité
pour ne pas perdre trop de parts de marché.

Ces propositions
donnent l’impression que « les masques tombent », pour reprendre les
termes d’un expert des relations euro-africaines. L’UE, « décomplexée
», selon l’infâme euphémisme en vigueur (les valeurs humanistes étaient
donc un complexe?), afficherait son vrai visage. Les pratiques
européennes ont été trop longtemps en contradiction flagrante avec son
discours. Pour remédier à cela, elle semble avoir choisi de changer…de
discours.

L’orientation néolibérale des institutions
européennes explique en partie cette évolution. Mais cette erreur
stratégique – son socle de valeurs humanistes constitue la meilleure
ressource diplomatique de l’Union-, semble également engendrée par une
démission politique face aux réalités africaines et une ignorance
totale de la politique extérieure chinoise.

L’Afrique est
réifiée (théâtre de la compétition), la Chine fantasmée (en filigrane,
les fadaises habituelles sur l’inexorable conquête du méchant dragon),
deux approches engendrées par la combinaison de l’orientalisme et de
l’assimilation des intérêts communautaires aux intérêts économiques. Au
final, cette tentative de bandwagoning – théorie réaliste qui consiste
pour une nation faible à rejoindre une puissance ou une coalition
lorsqu’elle estime que le coût de l’opposition est supérieur à ses
avantages- est un aveu de faiblesse politique et intellectuelle.
Envoyer ce message aux nations africaines comme à Pékin est désastreux
pour l’ensemble de nos relations extérieures.

En cas de
ralliement chinois à ce projet de condominium, et l’on voit mal où y
serait son intérêt, le mépris avec lequel Pékin a traité le dernier
sommet européen donne à penser sur la qualité de sa coopération. La
realpolitik n’a pas pitié des faibles. La Chine appréciera le prestige
diplomatique inhérent à sa présence dans un nouveau forum multilatéral,
signera à des fins de socialisation, et fera paisiblement cavalier seul
dans les faits. Comment lui en tenir rigueur ? C’est un choix
rationnel. Pékin préfère aux grandes déclarations d’amitié les intérêts
partagés. Il est donc impératif de se présenter en position de
partenaire sûr de ses atouts, et non de suiveur.

3.1 – PENSER « L’AFRIQUE » AUTREMENT

Par-dessus-tout,
la crispation de l’UE face à l’arrivée de la Chine signale un
inquiétant décalage historique. A l’ère de la mondialisation, elle est
incapable de considérer la diversification des acteurs comme un
phénomène naturel et souhaitable sur le continent africain. Elle ne
parvient pas à cesser de penser en termes d’injonctions pour penser en
termes d’interactions.

La vision européenne reflète une
perception exclusivement négative de la présence chinoise. Les
questions du soutien aux dictateurs, de certains conflits et du respect
des droits sont centrales –et concernent également les capitales
européennes. Cependant, les bénéfices de la présence chinoise imposent
de nuancer cette approche. L’action chinoise, malgré son cynisme, a
l’immense qualité de faire sortir l’Afrique du post-colonialisme en
dotant les nations des moyens de leur émancipation. Un discours
reconnaissant cet aspect du rôle chinois serait apprécié par l’Afrique
comme par la Chine, et permettrait de mieux les disposer à l’égard de
critiques ciblées. L’excessive intolérance de Pékin face aux critiques
est un problème. Ne pas reconnaître les effets positifs de ses actions
n’aide pas à le résoudre.

Il est impératif que l’UE cesse
d’être sur la défensive face à une Chine dans l’initiative. Le modèle
chinois n’est pas une obligation, c’est une alternative qui dépendra
des choix nationaux. La politique communautaire doit donc consister à
présenter les avantages de ses modèles nationaux. La prospérité des
nations européennes et la crédibilité de ses acteurs économiques
(culture de la qualité, respect d’un certain nombre de normes
techniques et juridiques, expertise, complémentarité et non concurrence
avec les acteurs locaux) en font un modèle qui fascine plus que la
Chine. Reste à regagner une crédibilité humaine et politique.

Le
maintien du régime en place, objectif premier du PCC qui séduit bien
évidemment les leaders africains actuels, serait considéré comme un
désastre par beaucoup d’intellectuels africains, qui la considèrent
comme un modèle économique, mais pas obligatoirement politique . En
fonction de leur histoire, les populations africaines expriment
également des aspirations à la démocratie qui relativisent les chances
d’implantation du « modèle chinois ». Auprès de ces groupes, l’UE a un
rôle à jouer.

Sur le plan économique, le modèle chinois est
apprécié, mais pas idéalisé. Si la Chine est la 3ème puissance
économique, elle est au 81ème rang mondial par l’IDH. De fait,
l’écrasante majorité de la population chinoise vit selon ce rang. Dans
un premier temps, la Chine a toutefois sorti 300 à 400 millions de
personnes de l’extrême pauvreté, et cette expérience sera utile aux PVD
partenaires. L’expertise de la Chine (sortir de la grande pauvreté une
partie de sa population par le développement) et européenne
(redistribuer à l’ensemble des populations les bénéfices de la
croissance) semblent complémentaires, non concurrentes.

3.2 – REPENSER L’UE EN AFRIQUE

La
Chine, en bousculant les lignes de forces, offre à l’UE l’opportunité
de se poser la question de son rôle en Afrique. Il faut avant tout se
détacher des stratégies antichinoises pour adopter des politiques
pro-africaines, et définir l’UE comme une alternative non conflictuelle.

Il
faut réaffirmer notre engagement en faveur des droits humains, de la
démocratie. Mais l’opposition aux dérives autoritaires doit se faire
dans le respect de la souveraineté nationale – comme Bruxelles a
respecté celle de Pékin, dont les pratiques n’ont pas arrêté les
investisseurs.

Quelques pistes qui ont vocation à être élaborées en propositions politiques :

–  
 Prendre acte de la redistribution du jeu et favoriser la coopération
multilatérale, en incluant l’Inde, le Brésil, etc., plutôt que les
coopérations bilatérales,
–    relancer la politique de prêts, en éradiquant progressivement le fonctionnement sous forme de remise de dette ;
 –    favoriser les investissements dans l’industrie légère (main d’œuvre non qualifiée) et de (semi-) transformation,
–  
 ne pas brusquer les dynamiques de régionalisation, nouveau leitmotiv
de l’UE. Avant de renoncer à certains attributs de la souveraineté,
chaque nation aspire à les maîtriser. Les nations européennes, qui
n’ont pas aisément accepté le transfert de leurs prérogatives, peuvent
fort bien le comprendre ;

–    cesser de diffuser des messages
feutrés de prudence envers la Chine dans les ambassades en Afrique,
dont les praticiens soulignent l’effet contre-productif : les craintes
de l’Europe augmentent le prestige de la Chine ;

–    avancer sur les accords de Doha,

–  
 proposer une offre de formation supérieure décentralisée (sur le
modèle de l’ENA au Maroc), en relançant la coopération universitaire,
désastreusement négligée ces dernières années – au grand profit de la
Chine, qui sous-traite une partie de l’éducation de sa future élite aux
universités occidentales tout en formant un nombre croissant
d’étudiants africains, et se constitue ainsi un vivier d’interlocuteurs
privilégiés.

–    favoriser les coopérations multilatérales dans
le domaine de la régulation et des normes techniques, aisées à
développer dans des domaines qui intéressent la Chine, l’Afrique et les
pays émergents.

3.3 – UNE REMISE EN QUESTION SALVATRICE

Les
voies à explorer sont nombreuses. Quelle qu’en soit l’issue, les
perspectives paraissent aujourd’hui plus favorables qu’hier. La Chine
peut remercier les Européens. Ils lui ont pavé la voie et taillé le
costume de l’interlocuteur respectueux. Reste à savoir combien de temps
elle saura l’endosser. Dans l’expectative, les Européens peuvent
remercier la Chine. Elle offre l’opportunité salvatrice de se remettre
en cause. Enfin, son action sonne le glas du post-colonialisme.

L’UE
peut contribuer à rééquilibrer les pratiques chinoises et à les
compléter en implantant sur le sol africain les moyens de production
dont l’absence ruine les perspectives de développement. Les Etats
africains bénéficient de la diversification de leurs interlocuteurs,
pas de leur uniformisation. S’aligner sur la Chine en renonçant à toute
conditionnalité serait un nouveau reniement à l’égard des peuples
européens comme africains, et un ultime signe de faiblesse à
destination de Pékin. Pour cela, il faut impérativement relancer le
pôle prêt, une ambition certes délicate en période de crise, mais
indispensable au maintien d’une politique africaine de l’Union qui
satisfasse les intérêts des parties concernées, tout en lui permettant
de ne pas renoncer à ses exigences en matière de droits.

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