La justice grandit la nation : un message-bilan qui laisse un peu sur la soif… (J.-P. Mbelu)
Les avancées et linertie
des institutions issues des élections de
2006
Ce message se veut une contribution à « la construction
dun meilleur avenir pour tous les Congolais » et aux « choix fermes à opérer
pour un Congo prospère et heureux ». Nos Pères Evêques voyant pointer le
cinquantenaire de notre pays à lhorizon dressent un bilan de 49 ans de
laccession de notre pays à lindépendance. Ce bilan, faut-il lavouer, est
globalement sombre tout en présentant
quelques notes positives, « des avancées indéniables ». Parmi ces avancées, il y
a « la conscience de lappartenance à une même Nation, la cohésion sociale qui a
permis de résister aux velléités de balkanisation, (…) lémergence dune
élite autochtone de renommée
incontestable ». Si « la mise en place
des institutions démocratiques » figure parmi ces avancées, le fait que ces
institutions aient participé de la déconstruction du « tissu éthique de notre
société » les disqualifie. En dautres termes, la mise en place de ces
institutions na servi à presque rien. Nos Pères Evêques notent que « malgré les
engagements pris par le Gouvernement, nous ne voyons pas une détermination
réelle des acteurs politiques de concevoir et de faire fonctionner un mécanisme
et des modalités cohérents de prévention
et de répression des actes de corruption » et ils posent cette question :
« Comment comprendre cet état dinertie quasi-totale ? » Ils y répondent en ces
termes : « La responsabilité du Gouvernement dans cette situation est engagée.
La corruption est une des bases de la répartition inéquitable de la richesse
nationale entre la classe opulente constituée des autorités publiques et la
majorité de la population qui vit misérablement. En plus, la corruption entretenue par limpunité entraîne
la dégradation des infrastructures de base, le découragement des opérateurs
économiques, le mépris des textes et des normes, lappauvrissement de lEtat et
de son affaiblissement ». Les
conséquences de cet esprit de corruption sont énormes. Il y a dune part lentropie représentative, cest-à-dire
lintroduction de la méfiance croissante entre les gouvernés et les gouvernants,
entre les gouvernés et les institutions publiques, et dautre par la violence et lhumiliation dont les
gouvernés sont lobjet au quotidien. Laffaiblissement de lEtat est aussi
lune de ces
conséquences.
Celui-ci a des causes externes et internes. Il y a dune
part la solidarité humanitarisée par
les Organisations daide et corrompue par lesprit de lucre dont les Congolais
eux-mêmes souffrent en détournant des biens et des fonds destinés à laide à
leur seul profit. Et dautre part, « des organisations et pouvoirs occultes qui
veulent avoir la main mise sur la RD Congo et ses richesses quelles tiennent à
contrôler et exploiter à souhait. La plupart sont de mèche avec des Congolais
qui placent leurs intérêts au-dessus du bien de lensemble de la population.
Certains sillustrent par leur cupidité
et laccaparement des richesses forestières et minières au détriment des
populations locales ». Ceci est tellement flagrant que nos Pères Evêques doutent
« de la sincérité de lintention quils affichent daider la RD Congo ». Dans
cet imbroglio socio-politique, une certaine religiosité vient « détourner
lattention des Congolais de leurs responsabilités dans la société » en leur
faisant « espérer que le changement viendra comme par un coup de baguette
magique ».
En lisant le dernier message de nos Pères Evêques,
limpression qui se dégage est que lentropie représentative est doublée
dune entropie sociale. Le fossé
entre la bourgeoisie compradore et le commun des Congolais devient de plus en
plus un gouffre. De qui cette bourgeoisie est-elle composée ? « Des gouvernants,
des gestionnaires de la chose publique et des hommes daffaires malhonnêtes
(qui) sadonnent à un enrichissement éhonté, injustifiable par rapport à ce
quils gagneraient loyalement ».
Face à ce diagnostic sans complaisance de létat de notre
pays, que proposent nos Pères Evêques pour que le pays prenne un nouvel élan ?
Ils proposent que nous puissions compter sur le Seigneur. Mais comme ils savent
que si lon ne saide pas le Ciel risque de demeurer sourd, ils ajoutent : « Il
nous faut aussi changer notre échelle de valeurs, opérer des choix courageux et
judicieux et prendre le plus bel élan pour bâtir un Congo
nouveau ».
Le message de nos Pères Evêques pose lun des problèmes fondamentaux
préoccupant notre pays : la privatisation du bien de lensemble, la perte du
sens de lEtat et de sa finalité. Doù ils estiment qu « il est
donc temps de rappeler à notre peuple et à nos dirigeants quil existe des
valeurs fondamentales sans lesquelles la vie, le progrès, le développement
solidaire et le bonheur de la nation ne sont pas possible. Ce sont notamment ces
valeurs du bien commun, du respect
absolu de la loi Fondamentale, dun développement solidaire quil nous faut
redécouvrir ». Il y a perte du sens de lEtat, de sa
finalité et de la solidarité collective dans la mesure où certains dirigeants
commis au service du bien commun le sacrifice au profit de leurs intérêts
égoïstes, dans la mesure où les fonds et les biens destinés à laide des
populations victimes de la violence et de lhumiliation sont détournés par
des compatriotes pour leur
enrichissement personnel. Et la justice qui peut grandir une nation où il y a une grave inversion des
valeurs, cest celle qui implique « lexistence dun Etat de droit, dans lequel
personne ne concentre tous les pouvoirs entre ses mains. La justice sociale et
distributive doit être promue car elle offre à tous une égalité de chance fondée
sur les mérites objectifs et non sur le clientélisme. Cette égalité de chance
permet à lEtat et à ses institutions de garantir le bien commun et de
promouvoir le développement solidaire et intégral du
pays ».
Des acquis à capitaliser
et des questions en quête de
réponse
Les affres de la guerre dagression imposée à notre pays
par la coalition des multinationales et des gouvernants du Nord avec la collaboration des hommes et femmes liges
Ougandais, Rwandais et Congolais a créé « une conscience dappartenance à une
même Nation » et « une cohésion sociale » comme « armes redoutables » contre les
« velléités de balkanisation » de notre pays. Cet acquis est à capitaliser, les
Maîtres du monde nayant pas encore dit leur dernier mot. La conscience
collective dappartenance à une même Nation devrait être entretenue à travers
les médias alternatifs accordant une place de choix au débat et aux échanges
entre Congolais(es). Mais aussi à travers des plates-formes et des Forum dépassant régulièrement les
frontières des ethnies, des partis politiques et dautres « chapelles diaboliques » pour que les Congolais(es) se
rencontrant et échangeant ensemble puissent mieux se connaître, mieux saimer,
mieux coopérer et mieux protéger la
conscience susmentionnée.
Aussi, mettre et remettre en place des institutions
démocratiques devrait rentrer dans les mœurs
congolaises.
Le message de nos
Pères Evêques témoigne pourtant que cela ne suffit pas. Et puis, suffit-il
dorganiser, à nimporte quel prix les élections pour croire quelles auront
comme issue la mise en place des institutions démocratiques ? Si des élections de 2006 sont nées des institutions gérées par des gouvernants ayant perdu le
sens et la finalité de lEtat, des gouvernants ayant privatisé les intérêts de
lensemble, des individus ayant fait de la corruption, du tribalisme, du
clientélisme, du népotisme, de légoïsme, de la vénalité et de
lirresponsabilité « les piliers » de la gestion dun Etat moderne, ce quil y a
une certaine approche congolaise du pouvoir et de la démocratie qui devrait être revue et
corrigée.
Le message de nos Pères Evêques vient reposer la question
de lidentité et du parcours de certains animateurs de ces institutions et celle
de « leurs mérites objectifs ». Qui
étaient-ils ? Doù venaient-ils ? Les
élections de 2006 nont-elles pas été un moment de légitimation de la coalition
des forces externes et internes décidées à affaiblir lEtat pour avoir « la
main-mise sur la RD Congo et ses
richesses quelles tiennent à contrôler et à exploiter à souhait » et à
balkaniser ? Les Congolais(es) ont-ils été suffisamment outillés pour
éviter dopérer des choix compromettant
pour leur bonheur collectif partagé ?
Aussi ces forces externes ne sont pas aussi occultes que
nous le disent nos Pères Evêques. Elles sont connues et citées dans les différents rapports de
lONU et dans le dernier livre de Charles Onana intitulé Ces tueurs tutsi, au cœur de la tragédie
congolaise.
A ce point nommé, le courage prophétique de nos Pères
Evêques pose quand même problème. Comment peuvent-ils, malgré toute la
documentation existant sur la tragédie congolaise, parler des forces occultes là
où les acteurs pléniers et les collabos de cette tragédie sont connus ? Il est
possible que ça soit par mesure de prudence. Mais cela peut aussi être porté par
ce besoin de moraliser la vie publique en passant à côté du risque pris par le dernier grand prophète du premier
testament, Jean-Baptiste : regarder les grands tout droit dans les yeux et dire
à Hérode : « Il ne tai pas permis de prendre la femme de ton frère ». Moraliser
la vie publique en généralisant les responsabilités nest pas mal. Néanmoins, il
nous semble comporter le danger de contribuer à lirresponsabilité collective. Quand dans un Etat dit démocratique,
« tout le monde se plaint » de la corruption, même ceux qui disent avoir eu le
mandat du peuple ( ?) pour éradiquer les antivaleurs, cela semble être un signal qui ne trompe pas : ces
mandataires ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. La conséquence logique
découlant de ce constat serait denclencher des mécanismes pouvant conduire à
leur démission. Ailleurs, en Grande-Bretagne, par exemple, ils sont déjà 13
ministres à avoir quitté le gouvernement pour des questions de viol du code de
bonne conduite dans la gestion des affaires de lEtat. La réplique à cette
approche pourrait être : « Léglise est au milieu du village. Elle doit éviter
la stigmatisation ». Très bien ! Mais le jour où le triomphe des antivaleurs
emportera « le village », où que léglise se
placera-t-elle ?
Oui. Cest bien de moraliser la vie publique. Mais cela
devrait se faire sans oublier la parabole de « lherbe et de la poutre »
exigeant que « la correction fraternelle » commence une conversion personnelle.
Quand nos Pères Evêques parlent des institutions rongées par la corruption, ils
notent : « Aucune institution en RD
Congo nen est épargnée tant la pratique tend à devenir normale aux yeux de
beaucoup de Congolais. De lécole primaire à luniversité, dans les cours et
tribunaux comme dans dautres instances de décision et dexécution, des réseaux
maffieux continuent, imperturbable, dopérer ». Où se situent les églises dans
tout ça ? Est-ce vrai quelles sont toujours, tout le temps, au-dessus de la
mêlée ? Quand nos Pères Evêques
affirment que pendant que notre peuple clochardisé croupit dans la misère, « des
gouvernants, des gestionnaires de la chose publique et des hommes daffaires
malhonnêtes sadonnent à un enrichissement éhonté, injustifiable par rapport à
ce quils gagneraient loyalement », ne devraient-ils pas ajouter « certains
hommes de Dieu » à cette liste ?
Le péché didolâtrie de largent aurait aussi élu
domicile dans les institutions ecclésiales. Cela rendrait inoffensifs et
inefficaces tous ces messages de moralisation de la vie publique dans la mesure
où aucune institution nétant épargné, donner des leçons du haut de la chaire de
vérité deviendrait très peu crédible.
Prenons un exemple. Quest-ce quun Pasteur peut donner
comme leçon de morale à un gouvernant lui ayant acheté une maison en Europe ou
sachant quil a détourné largent destiné à telle ou telle autre œuvre à son
propre profit ? Quelle leçon de solidarité collective peut donner cet autre
Pasteur qui ne peut travailler pastoralement quentouré de compatriotes de sa coterie ? Où cet autre qui clochardise
ses collaborateurs au point den faire « les amis de Bacchus », les tuant ainsi
à petit feu ? « Faites ce quils vous disent et non ce quils font » devient un
appel moralisant tellement facile quil
décrédibilise ceux qui le lancent.
Redécouvrir les valeurs
fondamentales
Lappel à la redécouverte des valeurs fondamentales
lancée par nos Pères Evêques devrait être entendu aussi au sein des églises. Les populations de nos
quartiers, de nos villes et de nos villages ont tant besoin dun leadership
politique consciencieux, des élites intellectuelles de qualité que dun
leadership religieux responsable, des guides qui ne soient pas aveuglés par
lidolâtrie de largent, du pouvoir et du sexe.
Redécouvrir les valeurs fondamentales nous paraît être
urgemment une question de conversion, de retournement profond, dune metanoia que les discours seuls ne peuvent pas produire.
Il nous semble que la corruption dont il est question chez nous soit dabord une
question didolâtrie des biens matériels : lavoir a pris toute la place de
lêtre et « aucune institution nest épargnée ».
A laube des indépendances africaines, Cheik Amidou Kane
posait déjà cette question en pensant à ses jeunes congénères africains : « Ce
quils vont apprendre à lécole vaudra-t-il ce quils vont oublier », le bomoto, le bumumtu ? Quelle serait la réponse de
léglise-mère, éducatrice et famille de Dieu à cette question? Peut-elle faire un bilan interne, sans complaisance ?
Assumer son rôle prophétique pour sadresser à ceux du dehors, cest plus facile
que dêtre prophète chez soi. Quelle peut être la part de léglise à la
consolidation de la dictature de Mobutu et de celle de Joseph Kabila ? Ce bilan
mérite aussi dêtre dressé au cours de lannée du Jubilé. Ne fût-ce quà
lintérieur de léglise… (à suivre)
J.-P. Mbelu