MYTHE ET POUVOIR..LE CULTE DE RYANGOMBE-KIRANGA (Pol Pierre GOSSIAUX)
La
religion de Ryangombe offre, par rapport aux religions initiatiques
traditionnelles de l'Afrique, la singularité d'être centrée sur la
personne mystique d'un Héros Divin, dont l'histoire et la mythologie
s'investissent d'une fonction rédemptrice et le culte, d'une dimension
authentiquement eschatologique.
Des
rapprochements – plus quhasardeux, faut-il le dire ? – ont pu être
faits avec l'ancien culte de Mithra (4), voire le christianisme même.
Certaines traditions nkore et rwanda notamment, font de Ryangombe un roi cwezi du
Gitara (ancien royaume de l'Uganda central et méridional) qui aurait
été chassé de son royaume par des envahisseurs d'origine hinda (?),
entraînant avec lui ses armées et ses troupeaux. De longues migrations,
marquées de razzias et d'affrontements sanglants avec les chefs locaux,
l'auraient mené dans les régions confinant aux Grands Lacs, où il
aurait vainement cherché à reconstituer son royaume, avant de trouver
la mort dans une partie de chasse au buffle (selon les versions les
plus répandues).
Les
légendes pseudo-historiques et les mythes relatifs au Dieu, ses
exploits et sa mort, sont nombreux (six ou sept versions récoltées pour
l'aire rwanda (5), quatre ou cinq pour l'aire shi (6), etc.) et varient
de région à région où ils se trouvent contaminés, notamment, par les
légendes concernant les anciens rois ou héros locaux (Wamara, dans les
régions de l'est, Ruganzu Ndori, Kigeri Musinga au Bushi et au Rwanda,
etc.). Le même récit comporte souvent de surcroît, de nombreuses
variantes locales ou individuelles. Néanmoins, l'on peut distinguer
parmi les multiples variantes du mythe, trois séquences, articulées
entre elles le plus souvent selon une même structure syntagmatique, et
regroupant une série de thèmes analogues.
Une première séquence rapporte les exploits de Ryangombe et de ses vassaux ou servants (rw. : Ibisumizi ou Imandwa ; run. : Ibishegu ; ha. : Ibiyaga). Hauts
faits d'armes et de chasse, exploits sexuels, vols, meurtres
constituent les thèmes communs de cette séquence. Ils tendent tous à
affirmer le caractère indomptable (rw. : ubuhangange), l'extrême violence, la cruauté (rw. : ubugome), la ruse et l'intelligence (rw. : ubwenge) proprement
surhumaines de Ryangombe et de ses vassaux. La version du mythe que
nous avons recueillie en 1972 de la bouche de Mutabaruka (c.
1890-1975), tutsi (clan-sindi), qui vécut comme poète officiel à
la cour du Mwami (Roi) Musinga, donne à cette violence une intensité
extrême – notamment dans les ibyivugo et les ibisingizo (sorte
d'autopanégyriques outranciers, qui ne trouveraient d'équivalents dans
notre culture qu'avec les « gabs » des anciens chevaliers (7)) de
Ryangombe et de ses vassaux Ibisumizi. En voici la traduction littérale :
Voici de Ryangombe le récit. De Ryangombe le parieur-de-ne-pouvoir-passer-l
Voici de Ryangombe les vassaux. Le premier est Kagoro-le-puissant, celui-aux-parties-du-corps-
le riche possesseur de fourrage pour les vaches. Puis, de ses vassaux,
Binego-la-Foudre, le tueur de Nyirakajumba (8), le tueur de Nyirabisinde (9), le tueur de Nyirakatoke (10) ; “j'ai, tué (dit-il) Nyirakotake, Nyirakajumba, Nyirabisinde et depuis plus personne ne s'occupe des jachères, plus personne ne s'occupe des bananes, plus personne ne s'occupe de patates douces”. Il a tué Mpumutimucuni (11) avec sa hache de cuivre. Il a tué la vieille, sa grand'mère. Puis, était Mugasa, le vainqueur des guerriers-foudres-de-la-terre, en sorte qu'à présent ne demeurent à vaincre que les foudres du ciel.
Ryangombe, un jour, entreprend de parler à Ruganzu (12). Ruganzu, avec ses vassaux 'Ibisumisi'. Ils se disputent pour savoir qui est le plus fort. Ryangombe était avec Muvunyi, qui passait devant tous les autres pour aller se battre et danser à l ‘intorero (13), lui la-tête-qui-réveille-le-
: « je suis la foudre, je suis l'urine du tonnerre, je ne suis pas, je
ne viens de nulle part, je ne vais nulle part ». Puis Nyabirungu
qui-ne-peut-supporter-le-
: « je n'ai peur de rien, je porte les testicules de mes ennemis autour
du cou, je les casse en morceaux ». (Mugasa, Kagoro, etc. profèrent à leur tour leur ‘icyivugo, auxquels répondent les guerriers de Ruganzu). Ruganzu reconnaît que les guerriers, de Ryangombe sont les plus forts. Ryangombe songe aux moyens d'exterminer à jamais les guerriers aux mots si bizarres. (14).
Parmi
les exploits de Ryangombe, rapportés par d'autres mythes (15), la mise
à mort de son propre fils Bujinja, prend une signification toute
particulière. Ryangombe avait interdit à Bujinja de se rendre dans le rugo (enclos,
résidence) de Nyirantakitamuheneka (lit. : « celle qui se renverse
devant n'importe qui »), l'une de ses nombreuses femmes, initiée par
ailleurs à la sorcellerie. Bujinja n'ayant pas pu résister aux avances
de celle-ci, Ryangombe le tua d'un coup de lance dans la nuque. Le fait
marque, dans certains récits, le début des malheurs de Ryangombe : ses
troupeaux furent décimés, ses terres devinrent stériles, les arbres de
ses forêts s'étiolèrent, etc.
Dès
lors, Ryangombe, le roi dépossédé, apparaît comme un perpétuel errant,
en quête de troupeaux, de terres, de nouvelles richesses. Tous les
moyens lui sont bons : vol (un récit shi rapporte qu'il vole les ruches
ou le miel de Katanazi, son frère de sang), rapt, jeu (une interminable
partie digisoro (16), le met aux prises avec Mpumutimucuni), magie, etc. Ses suivants Imandwa et notamment Binego, qui passe souvent pour l'un de ses fils, multiplient les exploits d'une égale violence.
La
deuxième séquence rapporte le mariage de Ryangombe. Tous les récits
s'accordent à lui donner de nombreuses épouses ou de simples favorites.
Le Dieu pariait, on l'a vu, « de-ne-pouvoir-passer-la-
(différente)-dans-ses bras ». Outre Nyirantakitamuheneka, le mythe
réserve pourtant un sort particulier à deux de ces femmes :
Nyirakajumba et Nyagishya.
A. Ryangombe perd la partie d''igisoro qui l'opposait à son demi-frère, Mpumutimucuni et dont l'enjeu était son royaume. Sur le conseil de jeunes devins, il se met en quête de Nyirakajumba (celle-de-la-patate-douce) qui l'aidera à retrouver son pouvoir. II découvre son 'rugo', y pénètre
de force, se fait offrir du lait par la jeune femme, mais n'accepte que
le lait d'une vache blanche. Il le lui crache sur les seins en
proclamant « qu'il vient de l'épouser »
(ce rite de lustration est en effet essentiel dans le mariage
coutumier). Il passe la nuit avec elle et l'abandonne. Nyirakajumba met
au monde Binego. Celui-ci mange, âgé de quelques jours à
peine, les boeufs de son oncle. Il tue ses grands-parents maternels,
son oncle maternel. Il couche avec sa tante – et selon certaines
variantes, sa propre mère. Puis il part à la recherche de son père. Il tue, sur son passage, divers Hutu, et retrouve son père plongé dans une nouvelle partie d ‘igisoro contre Mpumutimucuni. Il tue celui-ci. Ryangombe retrouve sa royauté.
B. Un jour que Ryangombe se rend à la chasse, il rencontre dans la forêt une jeune femme, Nyagishya (celle-du-feu) ‘impenebere (« sans seins »), qui porte sur son dos un enfant sans l ‘ingobyi (sac en peau de mouton ou de chèvre qui permet aux jeunes mères de porter leur enfant sur le dos). Nyagishya exige de Ryangombe une peau sanglante – pour en faire, disent certaines variantes, un ‘ingobyi. Ryangombe hésite (cet acte équivaut à une reconnaissance de paternité). Mais la beauté de Nyagishya finit par convaincre le dieu. Il passe la nuit dans la forêt avec la jeune femme, après lui avoir offert sa bière.
Les traditions shi précisent que la jeune femme n'est autre que la fille de Mpumutimucuni, le demi-frère du héros.
La troisième séquence du mythe raconte la mort de Ryangombe. Cette séquence, dans les versions rwanda, est étroitement associée à la précédente. En voici une version-type, résumée :
Ryangombe décide un jour d'aller à la chasse. Sa mère, Nyraryangombe, veut l'en dissuader. De mauvais rêves, pleins de présages néfastes, lui font craindre pour la vie de son fils. Celui-ci s'en moque. En désespoir de cause, Nyiraryangombe place sa ceinture ‘umweko en travers de l'entrée du ‘rugo : cette barrière magique ne peut être franchie à aucun prix, Ryangombe l'enjambe (17) sans la moindre hésitation. (Ici, s'insère dans certaines versions, l'épisode de sa rencontre avec Nyagishya). Au cours de sa chasse, il lève un buffle ‘mbogo monstrueux (il n'a qu'une corne) qui, après avoir tué ses deux chiens, le charge et le projette en l'air. Ryangombe demande aux arbres de la forêt de le recueillir dans sa chute. Aucun ne veut le recevoir, car il a désobéi à sa mère. Seule, l'érythrine (rw. : ‘umurinzi (« le gardien ») ; shi :cigohwa) accepte finalement de l'accueillir. En mourant sur l'érythrine, Ryangombe demande à ses serviteurs d'aller prévenir sa mère et convie ses fidèles Imandwa à de mystiques retrouvailles dans le volcan Ngendo ou Karisimbi. « Que tous, Tutsi, Hutu et Twa, précise-t-il, m'honorent. Mes ‘Imandwa régneront sur les esprits des morts, comme ils ont régné sur les vivants ».
Certaines variantes ajoutent que le buffle monstrueux (au Burundi, c'est une antilope géante) qui tue Ryangombe n'est autre que Nyagishya, la jeune femme sans seins, qui aurait ainsi le pouvoir de la métamorphose. Au Bushi, la mort de Ryangombe est liée au vol, commis par le Dieu, des ruches de Katanazi, son frère de sang. Celui-ci, pour se venger, met le feu à la brousse où se sont réfugiés Ryangombe et ses mandwa. Le Dieu, cerné par le feu, y meurt sur le cigohwa (« érythrine »). Enfin, certaines traditions évoquent encore sa mort par noyade.
Ryangombe
passe aujourd'hui, dans toutes les régions où il est honoré, pour un
grand esprit dont la puissance égale – voire surpasse – celle du Dieu
créateur lui-même (rw., run. et ha. : Imana ; shi. : Nyamuzinda ou Lungwe). Ayant proclamé sa suprématie sur les esprits des morts Bazimu, auxquels
l'on impute traditionnellement la plupart des malheurs qui peuvent
marquer le cours d'une existence, il sert de recours contre les
maladies, la stérilité des femmes ou des troupeaux, la malchance, la
pauvreté, etc. Ryangombe confère donc chance (rw. : gutera umutwe mwiza, litt. : « donner une tête bonne »), richesse, etc. Essentiellement bénéfique, il n'est redoutable que pour ceux de ses imandwa (initiés) qui trahissent le secret (-banga) du kubandwa.
Le terme kubandwa (litt.
; « être pressé par… » s-e, « l'esprit du dieu ») (18) désigne
l'ensemble des cérémonies initiatiques qui confèrent le statut de
« possédé », d'imandwa. Ces cérémonies, longues et complexes et
dont les structures et la nature varient de région à région, comportent
plusieurs phases (offrandes au dieu, sorte de « baptême », « retour au
siège », etc.). L'essentiel du mystère réside pour le candidat, dans le
fait d'être mis en présence du Dieu et des grands Imandwa desquels
les dignitaires de la secte assurent, pour la circonstance, les
réincarnations. Le candidat est ainsi « pris », envoûté par l'Esprit,
et se trouve ainsi métamorphosé à son tour en « esprit ». Il reçoit
alors un nouveau nom secret.
Cette
métamorphose ne s'accomplit qu'au terme d'une suite d'épreuves, souvent
des plus pénibles, exigées du candidat, et qui visent à le dépouiller
de sa qualité de nzigo (profane). L'étude de tous les scénarios connus des rites du kubandwa, pris globalement, laisse clairement apparaître que ces épreuves visent à rompre systématiquement les interdits (rw. et run : ikizira, miziro) constitutifs de la société profane et à abolir ainsi le statut d'être culturel, comme tel, du nzigo. Les
règles qui commandent les trois institutions fondamentales de toute
société – celles qui autorisent l'obtention, la circulation et le
partage de la nourriture (travail / interdit de l'anthropophagie), des femmes (mariage / interdit de l'inceste) et enfin des messages (langage
/ interdits linguistiques divers, impératifs de réserve) – se voient
ainsi sciemment et systématiquement transgressées. Relevons, pour
chacune des trois règles citées :
A.
Obligation (seulement verbale au Rwanda ?) de manger de la chair
humaine. Dans certaines régions, l'excrément (ou toute autre ordure)
s'est substitué à la viande humaine (19). Au contraire, certains
aliments habituels sont rigoureusement proscrits : chair de l'antilope mpongo, lie de sorgho au Burundi, patates douces, haricots et petits pois, partout.
B. Obligation pour lumubandwa de commettre l'inceste (20). La nature même des miziro (empêchements)
au mariage, par consanguinité ou affinité, très étendus (et fort
complexes), en facilite la levée. Là encore, selon les régions, et sous
l'influence notamment des Missions, l'obligation s'est souvent
transformée en impératif verbal. Nécessité pour le candidat de se
livrer – ou de se soumettre – à des attouchements obscènes (coït
homosexuel, dans certains cas, au Bushi). Le « communisme sexuel » est d'ailleurs de règle dans certaines phases du kubandwa, notamment au Bushi.
C. Obligation pour le candidat d'apprendre le langage secret des Imandwa, qui est systématiquement scatologique (21). Injures d'une obscénité virulente à l'endroit des organes sexuels de la mère.
La qualité d'initié mandwa qui
s'acquiert au terme de ces longs rites de passage, confère à celui qui
en est revêtu un nouveau statut qui s'inscrit sur un triple plan :
A. Anthropologique. « Possédé » par l'esprit Ryangombe, limandwa n'appartient plus, réellement, au monde des hommes. II échappe à l'ordre de la culture pour entrer dans l'ukuzimu, le monde des esprits de la nature (shi. : emana, run. : bihume) ou des morts (mizimu), avec
lesquels il entretient des relations privilégiées tout en partageant un
égal pouvoir. La certitude de participer après la mort au « règne » de
Ryangombe, dans l'espace des volcans Virunga, intermédiaire
entre la terre et la voûte céleste (et non dans le monde chtonien
réservé aux morts « ordinaires »), renforce chez limandwa le sentiment d'être investi d'un statut différent de celui du nzigo. Les imandwa forment
donc une société dans la société. S'ils observent, dans la vie
quotidienne, les règles et les pratiques qui réglementent celle-ci, ils
n'en gardent pas moins le sentiment très vif de leur autonomie anthropologique. La loi rigoureuse du secret à laquelle ils sont tenus, contribue à renforcer celui-ci.
B. Economique. L'idéologie même de l'initiation, en Afrique, entraîne toujours une
certaine redistribution des richesses. C'est un aspect souvent méconnu
des ethnologues. Tout savoir, tout pouvoir, ne se transmettent qu'en
échange de contre-valeurs économiques. Ainsi le candidat au kubandwa est tenu de verser, entre les mains de ses parrains initiatiques, une dot (vache, bière,
chèvres, sel, outils de fer, etc.) dont l'importance est telle que
nombre de candidats ne parviennent jamais à réunir la part qui leur
aurait permis de franchir la dernière phase (« retour au siège », kwatura, etc.) de l'initiation. Au Burundi, les baganwa (« princes ») devaient offrir tout un rugo, avec ses terres, à leurs parrains initiatiques. Le chef de ceux-ci portait alors le surnom d'igihweba (22).
En échange, le candidat une fois initié, retrouvait la contrepartie de
sa dot dans la masse des offrandes exigées des nouveaux candidats, sur
lesquelles il détenait un droit de partage. Plus généralement, les imandwa sont
liés entre eux par des liens de solidarité (ils sont tous, à travers
Ryangombe-Kiranga, frères de sang) qui autorisent les plus démunis à
recourir aux autres membres de la société. Le kubandwa entraîne
donc une circulation et une redistribution constantes des biens de
consommation, des outils et des richesses. Il contribue ainsi,
indiscutablement, à l'équilibre de ces sociétés dont l'économie peu
diversifiée était particulièrement fragile -dépendante par exemple de
la moindre sécheresse. Il importe de rappeler ici qu'une tradition constante veut précisément que le kubandwa ait été instauré (ou renouvelé) par Ryangombe lui-même, pour faire face à l'une des famines générales (rw. : inzara) qui désolaient périodiquement ces régions.
C. Socio-politique. L'on se souvient qu'en mourant, Ryangombe exige d'être honoré de tous et qu'il nomme rituellement les ethnies sur lesquelles il entend
assurer son « règne » : Tutsi, Hutu, Twa. Il importe, pour mesurer la
portée de ce message, de rappeler que dans toutes les régions où le
culte du Dieu est répandu, des ethnies d'origine et de culture très
différentes se sont trouvées forcées de cohabiter entre elles, dans un
climat de tension permanente. La structure des relations interethniques
de ces populations recouvre le schéma archéologique suivant :
1. Des populations d'agriculteurs d'origine bantu, dites Iro, Shi, Hutu, Ha, etc. pénètrent dans la zone interlacustre à une époque indéterminée. Planteurs de haricots, de bananes, éleveurs de petit bétail, ils entreprennent de
défricher la forêt (refoulant des peuples pygmoïdes Twa, Cwa, Rha, etc.
aux confins des rares lambeaux qu'ils en laissent subsister) et
constituent progressivement de petits « royaumes » placés sous
l'autorité mystique du Tambour (Ngoma), dont le détenteur (Mwami : chef, « roi ») tient tous ses pouvoirs. Ces « royaumes » supplantent la structuration politique plus ancienne des clans
patriarcaux. Profondément attachés à la terre, ces peuples élaborèrent
sans doute, si l'on en juge par comparaison avec les tribus bantu avoisinantes, un savoir très complexe (magie, devination) destiné à comprendre l'univers et à en contrôler les forces.
2. La disparition rapide de la forêt (elle était accomplie
à c. 80 % au XVe s. selon l'analyse des pollens (23)) favorise
l'infiltration et la migration par le Nord (N. – N.-E.) de groupes de
guerriers d'origine « éthiopide » (?) (Hima, Hinda, Tutsi, Tusi, Luzi,
etc.) à la tête d'immenses troupeaux de vaches (rw., run., shi. : -ka) en quête de nouveaux pacages. Ces peuples s'emparent, en Ankore, au Bushi, au Rwanda, au Burundi et au Buha, de petits royaumes bantu, et de là, des chefferies voisines, qu'ils entreprennent d'unifier autour de la personne d'un Mwami, détenteur du tambour/roi (institution empruntée aux bantu), qui
se proclame, au fur et à mesure des conquêtes, propriétaire exclusif
des terres, des troupeaux et des hommes, tout en affirmant sa maîtrise
absolue sur le Savoir qui inspirait l'intégralité des pratiques
et des croyances des peuples conquis, mais en axant celui-ci sur de
nouvelles valeurs (la guerre, la chasse, et la vache, constamment
célébrée comme conquérante (24)) et de nouveaux mythes.
L'inféodation progressive des bantu n'a
pu se faire sans moyens violents : les traditions, notamment rwanda,
gardent la mémoire de nombreuses jacqueries paysannes. Mais ces peuples
n'auraient pu cohabiter en dépit de tout pendant des siècles, si les
tensions créées par les barrières ethniques, économiques et
idéologiques n'avaient été modérées par un ensemble d'institutions
destinées à créer entre elles des circuits d'échange. Parmi celles-ci,
les alliances matrimoniales, le pacte de sang (assez fréquent entre
Tutsi et Hutu, Luzi et Shi, etc.) et surtout le contrat de clientèle ubuhake ou ubugabire fondé
sur le « don » d'une ou de plusieurs vaches, semblent avoir été
particulièrement efficaces. La religion de Ryangombe s'investit d'une
fonction semblable. Mieux, les dernières paroles du Dieu semblent
annoncer l'abolition des frontières raciales et proclamer en tout cas
leur insignifiance.
De fait, le kubandwa s'ouvre
à tous, même s'il est vrai que dans certaines régions, les Tutsi/Luzi
éprouvent encore quelque réticence à y pénétrer. Il se définit lui-même
comme une famille : « une nouvelle famille », dit-on à l'initié, auquel
on énumère soigneusement les devoirs qui le lient à ses nouveaux
« parents ». Il arrive qu'un simple Hutu puisse initier un Tutsi du
plus haut rang et en devenir ainsi le mwami. Cette famille forme d'ailleurs une sorte d'état dans l'état ou mieux un royaume (bwami) dans le royaume, car Ryangombe est constamment salué du titre de Mwami durant
l'initiation. Les structures de ce « royaume » semblent reproduire
celles de l'état « profane » : les initiés d'un même clan sont placés
sous l'autorité d'un igishegu/imandwa, hypostase de l'un des
grands suivants de Ryangombe-Kiranga, et l'initié suprême,
réincarnation du Dieu, siégeait de droit à la cour des anciens Bami,
shi, rwanda et rundi. La secte comme telle ne disposait que d'un
pouvoir politique réduit : certains ibishegu, au Burundi, avaient en apanage (?) l'administration de certaines collines et recevaient, comme tels, le titre de mutware (« chef »)
: ainsi Mukakiranga, la femme de Kiranga, « gouvernait »-t-elle la
région du Buranga (25). Mais c'est le seul cas venu à notre
connaissance où le fait d'être initié comporte des prérogatives
proprement politiques. La puissance de la secte repose uniquement sur
l'autorité mystique de Ryangombe, son triomphe sur l'empire des morts.
Cette autorité est telle, il est vrai, qu'elle donne l'illusion à ceux
qui en ont quelque part d'exercer un pouvoir réel – quoique indécis.
D'ailleurs le bwami de Ryangombe s'affirme lui-même comme un
pouvoir parallèle, voire comme instance d'un pouvoir supérieur à celui
de l'ordre institutionnel : le mythe fait du héros divin un éternel
contestataire, un « insoumis » constamment en lutte contre les rois
« légitimes » – et triomphant le plus souvent d'eux. De même, en
fait-il le rival déclaré d'Imana, le Dieu Créateur. A cet égard,
l'interdit qui frappe partout les bami (rois civils) de
s'initier au culte (seul cas d'exclusion connu) manifeste – en
s'offrant à la conjurer – l'intensité du danger qu'encourrait le
pouvoir « civil » à tomber sous la tutelle de la puissance magique du
Dieu. Un dicton rundi commente cet interdit :
« Umwami ntahagarara ku wundi »
« Un roi (Kiranga) ne se met pas debout sur un autre »
Et au Bushi :
« Abami babiri barhabalamirana »
« Deux rois ne se promènent pas ensemble » (26).
L'on
sait d'ailleurs que le roi Musinga du Rwanda vit son autorité contestée
parce que – n'étant pas appelé à régner- il s'était fait initier (27).
L'autorité et le pouvoir de Ryangombe reposent sur une doxa fort
peu élaborée. Le fait religieux comme tel réside davantage dans un
rituel, un cérémonial et une sémiologie sacrée qu'en un ensemble de
dogmes proprement dits. En cela, la religion de Ryangombe s'apparente à
toutes les religions des peuples sans écriture. Le dogme central se
fonde sur la mission rédemptrice du Dieu – son triomphe sur l'empire
magique des morts – et le pouvoir ainsi conquis de libérer les vivants
de la « malchance » – la maladie, la stérilité, la pauvreté.
Ce dogme, le mythe seul est en mesure de le cautionner puisqu'il n'existe naturellement aucune « théologie » explicite, aucun corpus exégétique
qui puissent en assurer la définition. Or, à première vue, le mythe
n'assume point ici cette fonction. D'une part, il consacre un certain
nombre de faits (vols, assassinats, guerres, amours, etc.) qui sont
sans rapports apparents avec la mort du Dieu et qui semblent comme tels
privés de toute fonction eschatologique. D'autre part, la séquence
finale du mythe suggère que la mort du héros n'est que le châtiment
immanent – donc juste – du mépris absolu qu'il affiche contre l'ordre
théoriquement infrangible de la mère.
Loin
d'apparaître comme une « victime », dont le sacrifice créerait dans
l'ordre mystique de la Justice un déséquilibre tel qu'il appellerait en
compensation la grâce, accordée au Dieu, d'une Rédemption qui
s'étendrait à tous ses sectateurs, Ryangombe-Kiranga ne semble être
qu'un « héros » sans morale, qui finit par lasser l'Ordre et se trouve
rejeté dans la mort au moment même où il en franchit les bornes ultimes.
Cette
apparente dys-fonction entre le message explicite du mythe et son rôle
théorique (fondateur de rites et caution ultime d'une religion)
contraint de supposer au message un sens plus profond et crypté qui
requiert de nouvelles lectures.
Dans
la première séquence donc (cf. plus haut) l'accent est mis, l'on s'en
souvient, sur l'extraordinaire violence, la férocité frénétique de
Ryangombe et de ses vassaux Imandwa. Cette violence se trouve constamment magnifiée dans le paroxysme même, outrancier, de la rhétorique des ibyivugo (Ryangombe : « celui-dont-l'épée-ne-peut-
etc.). C'est une anti-morale qui se trouve ici consacrée, ou plutôt une
éthique où la destruction, le mépris de la vie s'affirment comme
finalité propre. Le mythe magnifie l'impuissance absolue des héros à se
soumettre aux règles qui commandent une économie fondée sur le travail,
l'échange, la thésaurisation des biens. Au travail, les héros opposent
la guerre ; à l'échange, le vol (cf. version shi où Ryangombe vole le
miel de son frère de sang), le refus du don (au Burundi, Inakigunu ou
Sengoge, l'une des Imandwa, est « celle-qui-ne-donne-jamais-
et Kagoro notamment) ont pour fonction principale de garder les vaches
de Ryangombe, lui-même n'hésite pas à mettre ses troupeaux en gage,
dans la partie d'igisoro (shi : muchuba) qui l'oppose à son
frère (ou demi-frère) Mpumutimucuni. En tuant son propre fils, Bujinja,
Ryangombe provoque la stérilité de ses troupeaux. Mais c'est likisingizo (chant de louange) de son autre fils Binego qui porte ici le message le plus clair :
« Je suis, y clame-t-il, le trou qui brise les pattes des vaches mères (il s'agit, on le devine des troupeaux ennemis), je suis le 'rugo' où ne rentrent pas les génisses,
je suis la cystite purulente, je passe parmi les vaches de mon oncle
paternel (son ennemi) : celles que je vois traire s'épuisent, celles qui étaient pleines ne mettent pas bas… » (28).
Ce
refus passionné d'une éthique qui ne serait pas pure gratuité, pure
dépense – et refus absolu d'échange – crée autour de lui le désert :
car ce ne sont pas les vaches seules de Ryangombe qui deviennent
stériles : ses terres, ses pacages et la forêt tout entière sont
ravagés et anéantis par lui. Nyirabirungu, l'une de ses filles, est la
grande prêtresse de la terre chtonienne, froide et stérile. Mukasa,
torrent impétueux, « creuse-jusqu'au-rôcher » en dispersant les terres
fertiles.
Cette valorisation de la « stérilité » est poussée jusqu'à l'extrême, ici encore, par Binego, dont likisingizo clame :
« Je ne suis pas, je ne suis pas engendré, je n'engendre pas, j'empêche que tout enfant s'engendre après moi (‘sinkulikiza) » (29).
Pourtant il ne faut pas s'y tromper. Ce refus apparent de toute morale est une morale du refus. Celle-ci
correspond de toute évidence, au-delà de la transcription hyperbolique
qu'en donne le mythe, à la morale des anciens guerriers-pasteurs
(Cwezi, Luzi, Tutsi, Hima, etc.) qui finirent au cours des âges par
supplanter les peuples bantu, agricoles.
Cette
morale reposait sur un impératif économique absolu: la conquête de
nouveaux pacages. Le très faible rendement du bétail domestiqué par les
pasteurs « éthiopides » (à peine plus d'un litre de lait par jour, pour
une seule vache laitière) contraignait ceux-ci à étendre sans fin leurs
troupeaux, qui étaient alors leur seul moyen de subsistance. Les
troupeaux de plusieurs milliers (voire dizaines de milliers) de têtes
n'étaient pas rares. Mais ceux-ci, par leur importance même,
constituent le facteur permanent d'un déséquilibre écologique : ils
créent, littéralement, le désert dans une lente et inexorable
progression. Car une seule tête de bétail réclame en moyenne dix
hectares de terre pour pâturer, les sols sont pauvres et le rythme
saisonnier des pluies est si lent que les pacages, rasés, labourés par
les sabots des bêtes ne se renouvellent pas et se transforment en
landes stériles (la zone interlacustre, encore couverte d'une épaisse
forêt vers le Xe siècle, était en voie de désertification totale à la
fin du XlXe siècle (30)).
L'impératif d'une conquête régulière, continuelle,
de nouveaux herbages exige la mobilisation permanente en vue des
guerres inévitables qu'entraînent de telles annexions. En corollaire
s'est développée toute une éthique : celle-là même que les jeunes
guerriers apprenaient à l'Intorero. Cette éthique était fondée sur la valorisation systématique de la guerre, de la mobilité (ce trait se trouve magnifié dans les ibyivugo de nombreux Imandwa. Ceux du Buha se surnomment eux-mêmes : ibiyaga, « les
vents »), du détachement, de la mort. L'assimilation aux forces
intangibles et immatérielles : celle du feu, du vent et de l'air, y est
constante, et en corollaire, le dégoût pour tout ce qui contraint à la
permanence ou en entraîne le désir : la terre, la glèbe, la lente
gésine des plantes, l'intolérable attente de la vie. Rien ne doit fixer
le guerrier, rien ne peut arrêter le troupeau : ni les morts (leur
cadavre était abandonné aux fauves) ni les femmes (la virginité la plus
sévère était exigée d'elles en dehors du mariage ; les filles-mères
étaient exilées ou mises à mort), ni même, en toute rigueur, la vache.
Car celle-ci, selon une loi de la pensée magique universelle, n'avait
de valeur que si elle créait le territoire dont elle avait besoin, et les vaches avant même d'être signes de richesses (et, a fortiori valeurs
en soi) étaient créatrices de valeur, donc de terres (31). Les vaches
sont donc, avant tout, considérées comme des instruments de guerre :
leurs immenses troupeaux forment des armées, et même à l'époque où les
pasteurs semblent sédentarisés et où la vache s'investit d'une valeur
presque exclusivement économique, les troupeaux demeurent sous
l'autorité suprême des chefs de guerre.
Que la morale de Ryangombe et de ses Imandwa, soit
– caricaturée, il est vrai, par l'excès même de la rhétorique du mythe
– celle de guerriers pasteurs, trouve sa confirmation dans le souverain
mépris que les Imandwa affichent à l'endroit des travaux de la
terre : Binego, encore lui, en proclamant qu'il a tué trois femmes hutu
: « Celle-qui-cultive-les-
et que, depuis plus personne ne s'occupe des jachères, plus personne ne
s'occupe des bananes, plus personne ne s'occupe des patates douces »,
semble par cette énumération, vouloir désigner l'ensemble des activités
des agriculteurs bantu, pour en abolir la valeur. Rappelons
d'ailleurs que parmi les prohibitions alimentaires qui frappent les
initiés, on relève les produits qui forment la base de la nourriture
des paysans : patates douces, haricots, petits pois, etc., exclus au
profit d'une alimentation purement pastorale : lait, bière et viande de
vache. Le langage « secret » des Imandwa traduit le dégoût absolu des pâtes et des féculents, tout en magnifiant le lait et le miel :
|
Elément |
nom rwanda |
nom secret |
signification |
+ |
lait |
amata |
amaijya |
« le beau » |
+ |
vache |
inka |
nvizihiza |
« celle qui donne le bonheur » |
+ |
miel |
ubuki |
ubununa |
« le bon » |
– |
pâtes |
umutsima |
umuhomannyo |
« ce qui obstrue l'anus » |
– |
haricots |
igishyimbo |
igihimbajya
ibirimunnyo |
« ce qui fait péter » « ce qui est dans l'anus » |
– |
feuilles de haricot en légumes |
umushogoro |
umufokora |
« ce qui élargit l'anus » (32) |
Le mépris affiché par le mythe pour l'univers des paysans est tel et
s'oppose d'une manière tellement criante au message « universaliste »
du Dieu qu'au Burundi, le cérémonial a dû mettre en place une instance
compensatoire : Inamukozi, l'une des femmes de Kiranga, y incarne la
« cultivatrice ». Lors de ses manifestations, elle se livre avec
frénésie au travail de la houe, piochant tout sur son passage.
Surtout,
elle ne supporte pas la vue de la vache. Lorsqu'elle en aperçoit, écrit
le P. Zuure, « elle entre en fureur, elle insulte les vaches, ‘ces
choses à poil (binyaboga). ‘Elles vont abîmer mes champs.
Elle brandit une serpette, veut se lancer sur elles pour les tuer. Les
hommes s'emparent d'elle pour l'en empêcher. ‘Je ne veux pas de ces
saletés, dit-elle, je me nourrirai plutôt de sogo (plante
sauvage, amère, que l'on mange comme légume). » (33). Il est vrai
qu'au Burundi, la secte avait tendance à se restructurer selon les
clivages ethniques traditionnels : ainsi, selon P. Baranyanka, Hutu et
Tutsi n'honoraient pas les mêmes Ibishegu. Mais même au Bushi,
où la prise de pouvoir par les pasteurs Luzi semble avoir créé moins de
conflits que dans les régions voisines, la vache (inkavu), désignée dans le langage des Imandwa par un terme qui signifie « profit », « trésor » (yomangenda), est également surnommée cinyabuligo,, ce qui peut se lire indifféremment : « celle-qui-chie-mauvais » ou « celle-par-qui-le-malheur-
Si l'on examine à présent la seconde séquence du
mythe – celle du mariage de Ryangombe (voir plus haut) -, l'on retrouve
la même impuissance, manifeste chez le Dieu, à se plier à la moindre
des règles, des interdits (-ziro), qui commandent la circulation et
l'usage des femmes.
Le
chapitre, fort complexe, de la sexualité du héros et de ses vassaux
pourrait faire à lui seul l'objet d'une étude. Nous nous bornerons à en
relever ici quelques traits essentiels.
Rappelons tout d'abord que le Dieu, dans son icyivugo, est « le-parieur-de-ne-pouvoir-
(différente) dans-ses-bras ». Pari inscrit dans le parallèle direct de
celui qu'il engage sur son épée qui, elle, « ne peut passer une journée
sans chair ». La femme est donc l'ennemie de la nuit, victime désignée
au sexe-épée du héros, pour qui le jour est l'espace du meurtre et la
nuit celui du viol. Les mythes, shi notamment, précisent en effet que
c'est le mode habituel pour Ryangombe de connaître les femmes. Binego,
mime caricatural de son père, annonce plus clairement encore, dans son icyivugo, qu'il
est le « tueur-des-femmes », qu'il désigne d'ailleurs d'un terme
tellement méprisant (« les-vaches-sans-cornes » –
êtres-sans-valeur-guerrière) que l'on ne l'applique qu'aux chiens.
Des
nombreuses femmes que le mythe accorde à Ryangombe, il en est trois
(outre la mère du héros, sur laquelle on reviendra ailleurs) auxquelles
il réserve un rôle particulier. Toutes trois offrent quelque anomalie,
soit anthropologique, soit sociologique.
La première, Nyirantakitamuheneka (« celle-qui-se-renverse-
est une sorcière atteinte de continuelles fringales sexuelles : elle
prend un malin plaisir à tromper Ryangombe avec n'importe quel passant.
Sorcière (son rugo, précise le mythe, est construit dans la
forêt), elle envoûte ceux qu'elle désire. C'est ainsi qu'elle charme
Bujinja, son beau-fils, et cause ainsi sa mort – provoquant
indirectement la ruine du royaume de Ryangombe.
Nyirakajumba (« celle-de-la-patate-douce »)
la mère de Binego. Elle n'est pas nommée dans la tradition shi, où elle
est désignée comme « une jeune sorcière » (fille d'ailleurs d'un
sorcier) que Ryangombe viole. Dans les versions rwanda, elle est
désignée au héros par un collège de jeunes devins (bapfumu), comme
celle qui doit le sauver de la ruine. Il l « épouse » par ruse, en
crachant, on s'en souvient, du lait sur sa poitrine (dans le mariage
coutumier, l'époux accomplit un geste semblable) mais sans observer le
moindre des autres rites (très nombreux) qu'exige le cérémonial
ordinaire du mariage. Enceinte, elle se voit abandonnée par le dieu.
Son fils, Binego, vengera son père en tuant Mpumutimucuni, mais il
commet l'inceste avec elle. Les prodiges réalisés par Binego, tout
jeune, ne s'expliquent que si l'on admet avec le mythe shi, que
Nyirakajumba est sorcière.
Nyagishya (« celle à qui “la chose” brûle »), enfin, cumule les anomalies : c'est tout d'abord une impenebere, une
femme dont les seins ne sont pas développés. Ces êtres, incapables
d'allaiter (donc de fonder une famille), passaient pour des monstres
et, comme tels, étaient rejetés de la société : on les exilait ou on
les supprimait (on les abandonnait aux bêtes fauves, ou on les jetait
au fond d'un gouffre). En dépit de tout, Nyagishya est mère (une
variante laisse entendre que le père de son enfant n'est autre que
Ryangombe), mais en portant son enfant sans ingobyi (sac de
portage), elle affiche que son enfant est sans père légitime. Ici
encore, il s'agit d'une anomalie : les filles-mères, lorsqu'elles ne
parvenaient pas à avorter, étaient traditionnellement mises à mort.
Enfin, Nyagishya est anthropologiquement un monstre : elle est velue,
disent certaines traditions, et surtout, elle possède le pouvoir
inquiétant de se métamorphoser en bête. Elle appartient à cette
catégorie – bien représentée dans les contes rundi, rwanda et shi – des
bihindure : sortes d'ogres ou loups-garous qui, la nuit, se
transforment en lycaons, en chacals ou en léopards. Une variante très
précieuse, rapporte que ce qu'elle exige de Ryangombe, avant de se
transformer en buffle pour le tuer, n'est autre que du sang (d'homme
?). C'est pour avoir accédé à cette demande que Ryangombe serait mort :
cet élément du mythe cautionnerait le rituel anthropophagique de
l'initiation kubandwa. Le mythe précise que Ryangombe trouve du
charme à cette femme-monstre, qu'il s'en éprend réellement et que pour
une fois, il observe avec elle un cérémonial d'échange (don de bière,
étalage d'une natte sur le sol lorsqu'ils couchent ensemble dans la
brousse). Enfin, rappelons-le, selon la version shi, Nyagishya était sa
propre nièce – qu'il n'avait pas reconnue.
De
ces trois femmes, relevons qu'elles appartiennent toutes au monde de la
sorcellerie. Elles s'insèrent ainsi dans cet espace mythologique qui
est à la fois en-deçà et au-delà de la culture. Aucune des trois n'est
réellement capable de s'intégrer dans le circuit normal de l'échange
matrimonial et de s'accepter comme productrice d'alliances : il s'agit
bien, comme le dit Binego de toutes les femmes, de « vaches sans
cornes ». Toutes, à un titre quelconque, sont incestueuses : elles
ignorent les interdits qui nécessitent le don, s'arrogeant un pouvoir
proprement princier (l'inceste royal était toléré au Bushi et au
Rwanda). L'une, offerte à tous, semble rendre l'échange inutile : elle provoque la ruine de Ryangombe en séduisant son fils Bujinja. L'autre, Nyagishya, par sa morphologie même (impenebere), se trouve exclue du mariage et rend l'échange impossible : elle
tue Ryangombe. La version qui en fait un monstre anthropophage est
particulièrement précieuse : l'anthropophagie est une forme d'inceste,
l'on « consomme son semblable » (coucher ensemble, entre frère et sœur,
est rendu au Bushi et ailleurs par un terme qui signifie « se manger
soi-même ») (35). Reste Nyirakajumba, seule femme apparemment
accessible des trois, soumise à son statut. Mais ici c'est Ryangombe
qui se montre incapable de se plier au cérémonial : aucune demande en
mariage (mieux, le père ou l'oncle de Nyirakajumba est hostile au
héros, qu'il traite de brigand et de vagabond), pas de dot (prérogative
princière), aucune alliance familiale réelle. C'est par ruse qu'il
épouse Nyirakajumba, et il l'abandonne aussitôt après. Le mythe semble
pourtant valoriser la parodie de rituel auquel il s'est soumis (sur le
conseil, ne l'oublions pas, de devins bapfumu) puisque Binego,
le fils qui naîtra de son union, sauvera – momentanément – son royaume,
en tuant Mpumutimucuni. Mais est-ce si sûr ? La relation fils (Binego)
– père (Ryangombe) est constamment magnifiée dans le mythe car elle
s'impose comme le paradigme de la relation initié – initiateur dans
l'économie du kubandwa. Mais l'on doit se souvenir que selon la
version shi, la femme qui se transforme en buffle n'est autre que la
fille de Mpumutimucuni, qui vengerait ainsi son père. Binego serait
donc, par son inconscience, la cause lointaine de la mort de Ryangombe.
Une étude plus approfondie devrait d'ailleurs interroger la relation
réelle de Binego et de sa mère : dans certaines versions, il fréquente
sa couche, devançant ainsi rituellement l'assassinat de son père. Dans
d'autres, il tue une certaine Nyirakajumba, qui n'est point signalée
comme sa mère mais sa belle-mère (elle lui refuse des patates), voire
un(e) Hutu cultivateur (-trice) de patates douces (36). Cependant, il
arrive régulièrement dans les imigani (contes) de la
littérature interlacustre qu'un personnage se trouve dédoublé – cela
pour permettre au héros du conte d'accomplir sur lui, ou avec lui, des
actions apparemment contradictoires ou inconciliables. Le
Nyarakajumba-hutu planteur de patates pourrait donc n'être qu'un
doublet narratif de la mère de Binego.