« Les Etats nont pas damis. Ils nont que des intérêts » dixit De Gaulle. Essai de déconstruction dune vision du monde pathologique (JP Mbelu)
Au nom
du « réalisme »
Ces propos psittacistes ont lair dêtre cohérents et « réalistes ».
(Dans le dictionnaire de psychologie, le terme psittacisme a pour origine
latine psittacus, qui signifie perroquet. Il est employé pour qualifier
la répétition mécanique d'expressions, phrases ou formules par un sujet, qui ne les comprend pas
nécessairement, comme un perroquet.) Si vous rétorquez que le vol ou le recel ne
se transforment pas en « vertus » du
moment que les produits quils procurent servent à construire des villes ou à
produire des « gadgets », vous vous entendez dire : « Léconomie marchande nest
pas morale. Les marchands sont
cyniques. » Donc, les Etats marchands peuvent être cyniques dans la défense de
leurs intérêts au point de nier la possibilité de toute amitié entre eux. Ces
propos psittacistes sont dogmatiques au nom du « réalisme ». Ils se répètent
comme un « credo » en excluant toute possibilité de construction de
contre-discours mettant à lavant plan dautres façons de faire et de coopérer
qui ne soient pas fondées sur le cynisme
(et la mort). Dans ce contexte, le discours de ces compatriotes sur nos millions
de morts devient ambigu. Il les déplore tout en soutenant le discours qui y
conduit. Certains initiateurs de ce discours et leurs clients continuent dêtre
pris au sérieux quand ils visitent notre pays.
Le plus grave est que ce psittacisme nie le caractère
construit des propos de De Gaulle à partir dune
vision du monde capitaliste considérée comme le seul horizon indépassable de
toute approche de la relation à lautre. Cette vision capitaliste du monde fondée sur les règles de la compétitivité et
de la concurrence en semble souffrir daucune remise en question chez les
compatriotes susmentionnés. Les critiques superficielles formulées à son endroit
ne touchent pas les principes auxquels il obéit. Ceux-ci privilégient la
rivalité comme mode de gestion de la relation à lautre. La gestion rivalitaire de la relation à lautre
fait de ce dernier soit un moyen (pour laccumulation de biens) ou un ennemi à
combattre (et/ou à abattre). Si lOccident, ce centre messager de la bonne
parole de la rivalité suicidaire, contient (encore) les débordements qui en
découlent, cest grâce à son système de redistribution du minimum vital, à
lorganisation de sa justice et de sécurité. La crise financière risque, sil
ny prend garde, de faire sauter les digues !
Psittacisme et contrôle de la
pensée
Disons que répéter comme un perroquet que « les Etats nont pas
damis. Ils nont que des intérêts) en mettant entre parenthèse le fait que ces
deux bouts de phrases participent dune vision du monde capitaliste excluant
toutes les autres peut trahir un ensorcellement des cœurs et des
esprits préjudiciable pour notre devenir commun. Pourquoi ? « Ce credo »
participe du contrôle de la pensée collective par la pensée dominante
capitaliste (à travers lécole, luniversité et les médias dominants). Il
enchaîne la pensée. Or, comme le souligne à juste titre Woodson, « si vous contrôlez la pensée dun
individu, vous navez pas besoin de vous inquiéter de ses actions. Lorsque vous déterminez la façon de penser
dun individu, vous navez pas besoin de vous préoccuper de ce quil fera.
Si vous parvenez à lui donner un complexe dinfériorité, vous naurez pas à la
forcer à accepter une position inférieure, car il recherchera cette position
pour lui-même. Si vous le convainquez quil est à juste raison subordonné, vous
navez pas besoin dexiger de lui quil passe par la porte de derrière. Il
passera par cette porte sans quon le lui demande ; et sil ny a pas de porte
de derrière, sa nature même en exigera
une. » (WOODSN, C.G.,
The Mis-Education of Negro.
Washington, D.C., The Association of Publishers, IN., 1993, p.
84-85).
Le pouvoir ensorceleur des cœurs et des esprits contenu
dans ce « credo » conduit à la négation et/ ou refus dautres visions du monde
dhier et daujourdhui privilégiant la coopération, la fraternité, la
solidarité et lamitié comme fondements de la relation (économique) aux
autres.
Le peu dattention accordé au socialisme du XXIème siècle
tel quil est en train de naître en Amérique Latine au profit de limposture démocratique occidentale
dans notre pays trouve ici lune de ses justifications. Et pourtant, lalternative bolivarienne pour les Amériques (lALBA) est de plus
en plus un exemple éloquent de la démonétisation de la compétitivité au profit
de la coopération, de laccumulation
brutale des capitaux qui dépossède les plus faibles au profit de lamitié mêlée
au troc (médecins cubains contre le pétrole vénézuelien), etc.
Le pouvoir ensorceleur des cœurs et des esprits du « les
Etats nont pas damis. Ils nont que des intérêts » est une tentative de disqualification de nos
traditions où le diyi dimpe (la
bonne parole, la parole porteuse de fraternité et de lamitié) partagé vaut plus
que les biens matériels. Diyi dimpe mbalanda nansha kumpele
kantu, dit un proverbe Luba.
Mine de rien, répéter « ce credo », cest tomber au
quotidien dans un viol de limaginaire disqualifiant nos cultures au nom de
lexistence capitaliste que certains occidentaux qualifient de très malade, de
pathologique. (Lire ARNSPERGER, Critique de lexistence capitaliste.
Pour une éthique existentielle de léconomie, Paris, Cerf, 2005 ; C.
FLEURY, Les pathologies de la
démocratie, Paris, Fayard, 2005).
Mais comment faire pour sortir de la reproduction dune vision du monde foncièrement
malade, pathologique ? Voici quelques propositions.
Dabord, il est important de la connaître de lintérieur,
dapprofondir cette connaissance et de manière permanente. Nous ne le dirons
jamais assez : « Notre pays doit avoir « ses spécialistes » et « ses experts »
de lOccident. Des patriotes qui étudient cet « accident » de manière permanente
et partagent le fruit de leurs recherches avec lélite politique, religieuse,
culturelle de notre pays et avec nos
populations. »
Ensuite, il est toujours important de déconstruire les
« mots dordre », de les questionner au lieu de les répéter comme des
perroquets. Au besoin, de les questionner en nos langues. Pour le credo dont il
est question dans ce texte, dans notre langue vernaculaire, nous le
questionnerons par exemple en ces termes : « Mudi bakalenge ba matunga adi amba ne
mamanye malu abenga bulunda maswe amu bintu mmunyi ? Kadi se betu banyinka
bakadi bamba se mukalenge batu bamufinga bantu kabatu bamufinga nsona (bintu) ?
Se bakadi bamba se : « Shiya bintu ngwa kala, nyisu wafwa washiya nyoko, nyoko
wafwa washiya bibia, bibia balwa kubiangata kudi badidi. Matunga aa ikala
mamanye mudi kufwa ne mudi kuya moyo, bawu bakalenge bafwila bintu ? Aba bantu
aba mba kulonda bushuwa ? »
Enfin, pour rompre avec le psittacisme, il serait souhaitable que nous (ré) apprenions à penser
et à travailler prioritairement dans nos
langues (sans négliger le multilinguisme). Nous utilisons ici le verbe penser
(kulepesha lungenyi ne meji, en
tshiluba) dans le sens de cette opération qui possibilise lélargissement
des horizons de nos connaissances et de
nos savoirs, de nos savoirs-faire, de nos savoirs-être dans un dialogue
permanent avec nous-mêmes (nos traditions et nos cultures), les autres et
lAutre.
Cet exercice exige une réorientation fondamentale de
léducation et de la formation citoyenne
au niveau nationale : nous sommes lun des rares pays au monde qui dit sa fierté
dêtre majoritairement francophone ; sans honte. (Chose impensable en France, en
Chine, au Japon, aux U.S.A., en Allemagne, etc.) Et dans lentre-temps, nous
assistons, chez nous, à une sérieuse montée de lillettrisme lié au taux exponentiel de lanalphabétisme, à
leffondrement de lécole et de luniversité (organisée en français) et à la
course pour des titres académiques vides de contenu. Il faudrait penser à
recréer notre bonheur autrement « Heureux, écrit Aminata Traoré, sont ceux
qui pensent sexpriment et travaillent
dans leur propre langue ; bien des interprétations erronées de leur propre
situation leur seront épargnées ». (Le viol de limaginaire, Paris,
Fayard, 2002, p.67). Longtemps après Mabika Kalanda, elle est convaincue (et
nous avec elle) que « lautre Afrique possible commence (…) par la
décolonisation des esprits. Son avènement est un préalable à notre participation
à lordre du monde sur des bases autres que celles de la subordination et de la
simulation. » (Ibidem, p.165). Au
Congo, nous en sommes loin davoir commencé à rompre avec ces bases de la
subordination et de la simulation. Un autre leadership politique et une
Assemblée constituante seraient des préalables indispensables à cette démarche
refondatrice de notre pays.
J.-P. Mbelu