Enchaînement des crises et moyens d’en sortir (Francois Houtart )

 

 

Quand 850 millions d’êtres humains vivent sous la barre de la
pauvreté et que leur nombre augmente, quand chaque vingt quatre heures, des
dizaines de milliers de gens meurent de faim, quand disparaissent jour après
jour des ethnies, des modes de vie, des cultures, mettant en péril le
patrimoine de l’humanité, quand le climat se détériore et que l’on se demande
s’il vaut encore la peine de vivre à la Nouvelle Orléans,
au Sahel, dans les Iles du Pacifique, en Asie centrale ou en bordure des
océans, on ne peut se contenter seulement de parler de crise
financière. Déjà les conséquences sociales de cette dernière sont
ressenties bien au delà des frontières de sa propre origine : chômage,
chèreté de la vie, exclusion des plus pauvres, vulnérabilité des classes
moyennes et allongement dans le temps de la liste des victimes.

Soyons clairs, il ne s’agit pas seulement d’un accident de
parcours ou d’abus commis par quelques acteurs économiques qu’il faudra
sanctionner, nous sommes confrontés à une logique qui parcourt toute
l’histoire économique des deux derniers siècles De crises en régulations, de
dérégulations en crises, le déroulement des faits répond toujours à la
pression des taux de profit : en hausse on dérégule, en baisse on régule,
mais toujours en faveur de l’accumulation du capital, elle-même définie comme
le moteur de la croissance. Ce que l’on vit aujourd’hui n’est donc pas
nouveau. Ce n’est pas la première crise du système financier et certains
disent que ce ne sera pas la dernière.

Cependant, la bulle financière créée au cours des dernières
décennies, grâce, entre autres, au développement des nouvelles technologies
de l’information et des communications, a surdimensionné toutes les données
du problème. L’économie est devenue de plus en plus virtuelle et les
différences de revenus ont explosé. Pour accélérer les taux de profits, une
architecture complexe de produits dérivés fut mise en place et la spéculation
s’est installée comme un mode opératoire du système économique. Cependant, ce
qui est nouveau, c’est la convergence de logique entre les dérèglements que
connaît aujourd’hui la situation mondiale.

La crise alimentaire en est un exemple. L’augmentation des
prix ne fut pas d’abord le fruit d’une moindre production, mais bien le
résultat combiné de la diminution des stocks, de manœuvres spéculatives et de
l’extension de la production d’agrocarburants. La vie des personnes humaines
a donc été soumise à la prise de bénéfices. Les chiffres de la bourse de
Chicago en sont l’illustration.

Gaspillage énergétique

La crise énergétique, quant à elle, va bien au-delà de
l’explosion conjoncturelle des prix du pétrole. Elle marque la fin du cycle
de l’énergie fossile à bon marché (pétrole et gaz) dont le maintien à un prix
inférieur provoqua une utilisation inconsidérée de l’énergie, favorable à un
mode de croissance accéléré, qui permit une rapide accumulation du capital à
court et moyen terme. La surexploitation des ressources naturelles et la
libéralisation des échanges, surtout depuis les années 1970, multiplia le
transport des marchandises et encouragea les moyens de déplacement
individuels, sans considération des conséquences climatiques et sociales.
L’utilisation de dérivés du pétrole comme fertilisants et pesticides se
généralisa dans une agriculture productiviste. Le mode de vie des classes
sociales supérieures et moyennes se construisit sur le gaspillage
énergétique. Dans ce domaine aussi, la valeur d’échange prit le pas sur la
valeur d’usage.

Aujourd’hui, cette crise risquant de nuire gravement à
l’accumulation du capital, on découvre l’urgence de trouver des solutions.
Elles doivent cependant, dans une telle perspective, respecter la logique de
base : maintenir le niveau des taux de profit, sans prendre en compte les
externalités, c’est-à-dire ce qui n’entre pas dans le calcul comptable du
capital et dont le coût doit être supporté par les collectivités ou les
individus. C’est le cas des agrocarburants et de leurs conséquences
écologiques (destruction par la monoculture, de la biodiversité, des sols et
des eaux souterraines) et sociales (expulsion de millions de petits paysans
qui vont peupler les bidonvilles et aggraver la pression migratoire).

Crise de civilisation

La crise climatique, dont l’opinion publique mondiale n’a pas
encore pris conscience de toute la gravité, est, selon les experts du Giec
|1|, le résultat de l’activité humaine. Nicolas Stern, ancien collaborateur
de la Banque
mondiale, n’hésite pas à dire que « les changements climatiques sont le plus
grand échec de l’histoire de l’économie de marché ». En effet, ici comme
précédemment, la logique du capital ne connaît pas les « externalités », sauf
quand elles commencent à réduire les taux de profit.

L’ère néolibérale qui fit croître ces derniers, coïncide
également avec une accélération des émissions de gaz à effet de serre et du
réchauffement climatique. L’accroissement de l’utilisation des matières
premières et celui des transports, tout comme la dérégulation des mesures de
protection de la nature, augmentèrent les dévastations climatiques et
diminuèrent les capacités de régénération de la nature. Si rien n’est fait
dans un proche avenir, de 20 à 30% de toutes les espèces vivantes pourraient
disparaître d’ici un quart de siècle. Le niveau et l’acidité des mers
augmentera dangereusement et l’on pourrait compter entre 150 et 200 millions
de réfugiés climatiques dès la moitié du XXIe siècle.

C’est dans ce contexte que se situe la crise sociale.
Développer spectaculairement 20% de la population mondiale, capable de
consommer des biens et des services à haute valeur ajoutée, est plus
intéressant pour l’accumulation privée à court et moyen terme, que répondre
aux besoins de base de ceux qui n’ont qu’un pouvoir d’achat réduit ou nul. En
effet, incapables de produire de la valeur ajoutée et n’ayant qu’une faible
capacité de consommation, ils ne sont plus qu’une foule inutile, tout au plus
susceptible d’être l’objet de politiques assistancielles. Le phénomène s’est
accentué avec la prédominance du capital financier. Une fois de plus la
logique de l’accumulation a prévalu sur les besoins des êtres humains.

Tout cet ensemble de dysfonctionnements débouche sur une
véritable crise de civilisation caractérisée par le risque d’un épuisement de
la planète et d’ une extinction du vivant, ce qui signifie une véritable
crise de sens. Alors, des régulations ? Oui, si elles constituent les étapes
d’une transformation radicale et permettent une sortie de crise qui ne soit
pas la guerre, non, si elles ne font que prolonger une logique destructrice
de la vie. Une humanité qui renonce à la raison et délaisse l’éthique, perd
le droit à l’existence.

Certes, le langage apocalyptique n’est pas porteur d’action.
Par contre, un constat de la réalité peut conduire à réagir. La recherche et
la mise en œuvre d’alternatives sont possibles, mais pas sans conditions.
Elles supposent d’abord une vision à long terme, l’utopie nécessaire ;
ensuite des mesures concrètes échelonnées dans le temps et enfin des acteurs
sociaux porteurs des projets, au sein d’un combat dont la dureté sera
proportionnelle au refus du changement.

Quatre axes salutaires

Face à la crise financière qui affecte l’ensemble de
l’économie mondiale et se combine avec une crise alimentaire, énergétique et
climatique, pour déboucher sur un désastre social et humanitaire, diverses
réactions se profilent à l’horizon. Certains proposent de punir et de changer
les acteurs (les voleurs de poules, comme dit Michel Camdessus, l’ancien
directeur du FMI) pour continuer comme avant. D’autres soulignent la
nécessité de réguler le système, mais sans changer les paramètres, comme le
financier George Soros. Enfin, il y a ceux qui estiment que c’est la logique
du système économique contemporain qui est en jeu et qu’il s’agit de trouver
des alternatives.

L’urgence de solutions est le défi majeur. Il ne reste plus
beaucoup de temps pour agir efficacement sur les changements climatiques. Au
cours des deux dernières années, selon la l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 100 millions de personnes ont
basculé sous la ligne de pauvreté, le besoin impératif de changer de cycle
énergétique est à nos portes. Une multitude de solutions alternatives
existent, dans tous les domaines, mais elles exigent une cohérence pour
garantir leur efficacité ; non pas un nouveau dogme, mais une articulation.

La vision de long terme peut s’articuler autour de quelques
axes majeurs. En premier lieu, un usage renouvelable et rationnel des
ressources naturelles, ce qui suppose une autre philosophie du rapport à la
nature : non plus l’exploitation sans limite d’une matière, en l’occurrence
objet de profit, mais le respect de ce qui forme la source de la vie. Les sociétés
du socialisme dit réel, n’avaient guère innové dans ce domaine.

Ensuite, privilégier la valeur d’usage sur la valeur
d’échange, ce qui signifie une autre définition de l’économie : non plus la
production d’une valeur ajoutée, source d’accumulation privée, mais
l’activité qui assure les bases de la vie, matérielle, culturelle et
spirituelle de tous les êtres humains à travers le monde. Les conséquences
logiques en sont considérables. À partir de ce moment, le marché sert de
régulateur entre l’offre et la demande au lieu d’accroître le taux de profit
d’une minorité. Le gaspillage des matières premières et de l’énergie, la
destruction de la biodiversité et de l’atmosphère, sont combattus, par une
prise en compte des « externalités » écologiques et sociales. Les priorités
dans la production de biens et de services changent de logique.

Un troisième axe est constitué par une généralisation de la
démocratie, pas seulement appliquée au secteur politique, par une démocratie
participative, mais aussi au sein du système économique, dans toutes les
institutions et entre les hommes et les femmes. Une conception participative
de l’État en découle nécessairement, de même qu’une revendication des droits
humains dans toutes leurs dimensions, individuelles et collectives. La
subjectivité retrouve une place.

Enfin, le principe de la multiculturalité vient compléter les
trois autres. Il s’agit de permettre à tous les savoirs, même traditionnels,
de participer à la construction des alternatives, à toutes les philosophies
et les cultures, en brisant le monopole de l’occidentalisation, à toutes les
forces morales et spirituelles capables de promouvoir l’éthique nécessaire.
Parmi les religions, la sagesse de l’hindouisme dans le rapport à la nature,
la compassion du bouddhisme dans les relations humaines, la soif de justice
dans le courant prophétique de l’islam, la quête permanente de l’utopie dans
le judaïsme, les forces émancipatrices d’une théologie de la libération dans
le christianisme, le respect des sources de la vie dans le concept de la
terre-mère des peuples autochtones de l’Amérique latine, le sens de la
solidarité exprimé dans les religions de l’Afrique, sont des apports
potentiels importants, dans le cadre évidemment d’une tolérance mutuelle
garantie par l’impartialité de la société politique.

Applications concrètes

Utopies que tout cela ! Mais le monde a besoin d’utopies, à
condition qu’elles se traduisent dans la pratique. Chacun des principes
évoqués est susceptible d’applications concrètes, qui ont déjà fait l’objet
de propositions de la part de nombreux mouvements sociaux et d’organisations
politiques. L’adoption de ces principes permettrait d’engager un processus
alternatif réel face aux règles qui président actuellement au déroulement de
l’économie capitaliste, à l’organisation politique mondiale et à l’hégémonie
culturelle occidentale et qui entraînent les conséquences sociales et
naturelles que nous connaissons aujourd’hui. Les principes exprimés
débouchent sur de grandes orientations qu’il est possible d’esquisser.

En effet, il est clair que le respect de la nature exige le
contrôle collectif des ressources. Il demande aussi de constituer en
patrimoine de l’humanité, les plus essentielles à la vie humaine (l’eau, les
semences…), avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne. Il
signifierait également la prise en compte des « externalités » écologiques
dans le calcul économique.

Privilégier la valeur d’usage exige une transformation du
système de production, aujourd’hui centré prioritairement sur la valeur
d’échange, afin de contribuer à l’accumulation du capital considéré comme le
moteur de l’économie. Cela amène à la remise en place des services publics, y
compris dans les domaines de la santé et de l’éducation, c’est-à-dire leur
non-marchandisation.

Généraliser la démocratie, notamment dans l’organisation de
l’économie, suppose la fin d’un monopole des décisions lié à la propriété du
capital, mais aussi la mise en route de nouvelles formes de participations
constituant les citoyens en sujets.

Accepter la multiculturalité dans la construction des
principes exprimés signifie ne pas réduire la culture à une seule de ses
composantes et permettre à la richesse du patrimoine culturel humain de
s’exprimer, de mettre fin aux brevets monopolisant les savoirs et d’exprimer
une éthique sociale dans les divers langages.

Utopie ! Oui, car cela n’existe pas aujourd’hui, mais pourrait
exister demain. Utopie nécessaire, car synonyme d’inspiration et créatrice de
cohérence dans les efforts collectifs et personnels. Mais aussi applications
très concrètes, sachant que changer un modèle de développement ne se réalise
pas en un jour et se construit par un ensemble d’actions, avec un déroulement
dans le temps divers. Alors comment proposer des mesures s’inscrivant dans
cette logique et qui pourraient faire l’objet de mobilisations populaires et
de décisions politiques ? Bien des propositions ont déjà été faites, mais on
pourrait en ajouter d’autres.

Valoriser le bien public

Sur le plan des ressources naturelles, un pacte international
sur l’eau, prévoyant une gestion collective (pas exclusivement étatique)
correspondrait à une conscience existante de l’importance du problème.
Quelques autres orientations pourraient être proposées : la souveraineté des
nations sur leurs ressources énergétiques ; l’interdiction de la spéculation
sur les produits alimentaires ; la régulation de la production des
agrocarburants en fonction du respect de la biodiversité, de la conservation
de la qualité des sols et de l’eau et du principe de l’agriculture paysanne ;
l’adoption des mesures nécessaires pour limiter à un degré centigrade
l’augmentation de la température de la terre au cours du XXIe siècle ; le
contrôle public des activités pétrolières et minières, au moyen d’un code
d’exploitation international vérifié et sanctionné, concernant les effets
écologiques et sociaux (entre autres les droits des peuples indigènes).

À propos de la valeur d’usage, des exemples concrets peuvent
également être donnés. Il s’agirait de rétablir le statut de bien public, de
l’eau, de l’électricité, de la poste, des téléphones, d’internet, des
transports collectifs, de la santé, de l’éducation, en fonction des
spécificités de chaque secteur. Exiger une garantie de cinq ans sur tous les
biens manufacturés, ce qui permettrait d’allonger la vie des produits et de
diminuer l’utilisation de matières premières et de l’énergie. Lever une taxe
sur les produits manufacturés voyageant sur plus de 1 000 km entre leur lieu
de production et le consommateur (à adapter selon les produits) et qui serait
attribuée au développement local des pays les plus fragiles ; renforcer les
normes du travail établies par l’Organisation internationale du travail, sur
la base d’une diminution du temps de travail et de la qualité de ce dernier ;
changer les paramètres du PIB, en y introduisant des éléments qualitatifs
traduisant l’idée du « bien vivre ».

Les applications de la démocratie généralisées sont
innombrables et pourraient concerner toutes les institutions qui demandent un
statut reconnu publiquement, tant pour leur fonctionnement interne que pour
l’égalité dans les rapports de genre : entreprises, syndicats, organisations
religieuses, culturelles, sportives. Sur le plan de l’Organisation des
Nations unies, on pourrait proposer la règle des deux tiers pour les
décisions de principe et de la majorité absolue pour les mesures
d’application. Quant à la multiculturalité, elle comprendrait, entre autres,
l’interdiction de breveter les savoirs traditionnels ; la mise à disposition
publique des découvertes liées à la vie humaine (médicales et
pharmaceutiques) ; l’établissement des bases matérielles nécessaires à la
survie des cultures particulières (territorialité).

Nouvelle Déclaration universelle

Un appel est lancé pour que les propositions concrètes soient
rassemblées en un ensemble cohérent d’alternatives, qui constitueront
l’objectif collectif de l’humanité et les applications d’une Déclaration
universelle du Bien Commun de l’Humanité par l’Assemblée générale des Nations
unies. En effet, au même titre que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme
proclamée par les Nations unies, une Déclaration universelle du Bien Commun
de l’Humanité pourrait jouer ce rôle. Certes les Droits de l’Homme ont connu
un long parcours entre les révolutions française et américaine et leur
adoption par la communauté internationale. Le processus fut aussi progressif
avant de proclamer la troisième génération des droits, incluant une dimension
sociale. Très occidental dans ses perspectives, le document fut complété par
une déclaration africaine et par une initiative similaire du monde arabe.
Sans aucun doute, la
Déclaration
est souvent manipulée en fonction d’intérêts
politiques, notamment par les puissances occidentales. Mais elle reste une
référence de base, indispensable à toute légitimité politique et une
protection pour les personnes. Aujourd’hui elle doit être complétée, car
c’est la survie de l’humanité et de la planète qui est en jeu.

Une chose est certaine : la sortie de crise ne pourra se faire
sans abandonner les paramètres de l’économie capitaliste et redéfinir les
concepts de croissance, de développement et de prospérité. La traduction de
ceux-ci dans les pratiques collectives et individuelles sera le résultat de
nombreuses luttes sociales, du travail des intellectuels et des valeurs
morales injectées dans la vie sociale. C’est aussi un impératif pour tous
ceux qui se référent au christianisme.

[1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du
climat

Article paru dans POLITIQUE hors-série n°12 – septembre 2009 –
Crises et sortie de crises

 

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