JM Patras: La culture nègre a déjà été adoptée de très longue date par le monde entier!

"«

« Où trouver l’eau?! » Acryl on Canvas 2004. Cheri Samba, 140 x 200 cm – Collection particulière.

Propos recueillis par Dominique Flaux, Genève

 

LA : Peut-on parler de l’émergence d’un art contemporain africain ?

Jean-Marc Patras :
A « art contemporain africain », je préfère l’appellation
d’« art issu de la négritude ». Car c’est là que réside la
valeur culturelle historique de cette création. On peut parler d’art
contemporain indien, l’Inde est un pays, ou chinois, la Chine est un
pays, mais l’Afrique est un continent. Et il n’y a pas une Afrique,
mais des Afriques, ce n’est pas vous qui me contredirez ! A ce
titre, il m’est difficile d’approcher mon travail avec des artistes
contemporains africains seulement sur la foi de leur origine
géographique. Le passé a apporté assez d’erreurs dans ce domaine ;
je pense notamment à ces collections d’« art contemporain
africain » débutées dans les années 90, qui comportaient, comme
critère de base, que les artistes de la collection devaient être des
autodidactes n’ayant jamais fréquenté d’école d’art ! Ce genre de
fantasmes, qui ont prévalu, des deux côtés, aux relations biaisées
entre l’Afrique et l’Occident, sont morts d’épuisement.

« L’élection
d’Obama participe à cette évolution. Elle a changé les mentalités. Les
Africains sont en train de se débarrasser de cet “exotisme” qu’on a
collé sur leur culture pour prendre leur part pleine et entière dans la
culture globale.
 »

Pour moi,
l’Afrique c’est D’ABORD la source mère de la négritude, cette culture
noire dont la modernité culturelle de l’Occident a trouvé, en
grande partie, ses germes féconds. Sans rentrer dans les détails, il
est indiscutable que la culture nègre a été d’une influence
fondamentale pour les artistes occidentaux, depuis les années dix du
siècle dernier, et que cela fût nié, maquillé, travesti, en bref
“exotisé”, par l’histoire. D’ou des colères et révoltes, comme celle de
Miles Davis refusant le terme de jazz, inventé selon lui par les
Blancs, alors que lui souhaitait être considéré comme un compositeur
moderne ! Pourquoi Stravinsky était « moderne » et Miles
Davis « jazz » ? Ces malentendus dévastateurs sont en
train d’être remisés sur les étagères les plus poussiéreuses de
l’histoire. Ce sont les fondements de la négritude, transversale et
globale, qui vont prévaloir.

Alors,
certes, l’Afrique est le continent de la négritude, mais la négritude
est mondiale par sa diaspora et, de longue date, globale par son
influence sur la culture moderne. Les artistes d’Afrique ont, pour la
plupart, intégré cette universalité, et ce qu’ils apportent aujourd’hui
au monde de l’art est en résonance avec ce que la culture nègre a
apporté au monde comme bouleversements dans les arts plastiques, la
musique et la danse, dès la première moitié du siècle dernier.

LA : Ont-ils d’autres points communs que leur origine ?

JMP :
L’héritage d’une culture qui a déjà été adoptée de très longue date par
le monde entier et, donc, la capacité induite d’être assimilé et senti
par un public universel de façon intime.

Il
y a sans doute des milliers de Chinois qui jouent de la musique
d’essence nègre. Vous trouverez assez peu d’Africains qui jouent de la
musique chinoise…

LA :
Voyez-vous un rapprochement entre l’approche plastique et l’approche
musicale des Africains (qui a influencé toutes les musiques
modernes) ?

JMP : Oui,
probablement dans l’absence d’inhibition : Hendrix se permettait
de jouer d’une façon dont d’autres guitaristes de sa génération, aussi
doués que lui, et même plus, n’osaient même pas rêver. Pareil pour
Basquiat et ses oeuvres.

 

LA : Quelle place la culture nègre est-elle appelée à prendre dans les prochaines décennies ?

La
culture nègre est déjà dominante. Les vraies ruptures culturelles que
le monde a connu depuis un siècle, comme le cubisme ou le surréalisme,
sont d’essence nègre. Une relecture de l’histoire de l’art est en train
de s’opérer. C’est inévitable. L’apport de la négritude sera bientôt
redéfini et reconnu. L’élection d’Obama participe à cette évolution.
Elle a changé les mentalités. Les Africains sont en train de se
débarrasser de cet « exotisme » qu’on a collé sur leur
culture, pour prendre leur part pleine et entière dans la culture
globale. Comme l’Amérique a dominé la culture mondiale au siècle
dernier, l’Afrique dominera celle du siècle présent. D’autant plus,
qu’elle échange maintenant avec de nouvelles cultures, comme l’Inde ou
la Chine, et qu’elle continue ainsi à s’enrichir.

Cette
dynamique est irréversible et elle générera une plus-value
extraordinaire. Il est temps, aujourd’hui, que les grands investisseurs
africains se saisissent de cette opportunité. A l’image de la Deutsche
Bank, qui a rassemblé une collection fabuleuse et qui, aujourd’hui, est
en train de faire une place de premier choix à Samuel Fosso.

LA : Rencontrez-vous le même problème de protection de la création ?

JMP :
Non, car nous sommes organisés pour éviter cela. Cependant c’est un
problème qui intéresse particulièrement Samuel Fosso, qui envisage de
créer une Fondation pour sensibiliser les artistes africains à leurs
droits et devoirs en terme de protection intellectuelle et, aussi
(utopie ?), les gouvernements en les amenant à comprendre que,
dans ce domaine, le laisser aller est une désertification. Je
soutiens activement Samuel dans ce projet ambitieux, mais nécessaire.

LA : Vos artistes sont-ils vendus aussi chers que les artistes occidentaux ?

« C’est
la grande nouvelle de ces quatre à cinq dernières années : il y a
des collectionneurs en Afrique ! Non seulement puissants et
pointus, mais aussi animés d’une volonté claire de pérenniser leur
collection en la mettant à la disposition du public.
 »

JMP :
Les prix des artistes que je représente ont une progression harmonieuse
et constante. Ils ne sont pas l’objet de spéculations hasardeuses et
non maîtrisables. Donc, leurs prix sont très peu corrigés par les aléas
du marché. Ce qui veut dire que, pour l’instant, ils sont à des
prix que certains Occidentaux n’atteignent pas ou plus, dans des
tranches de prix raisonnables, bien sûr.

LA : Quels sont les artistes africains les mieux cotés à l’heure
actuelle ? Quels sont leurs prix ? Et leur progression ?

JMP : Il y a Ousmane Sow, qui
atteint régulièrement les 200 ka en vente publique ou privée. Il
vient même de faire 300 ka cette semaine en premium. El Anatsui,
dont je me suis laissé dire que ses “cloth” (qui ne sont
qu’une partie de son oeuvre) sont vendus par son galeriste new-yorkais
dans les 300/400 k$ et qu’il y a une liste d’attente, William
Kentridge, Samuel Fosso, qui vend des séries complètes à des
institutions ou des privés. Un grand Anatsui à 280 ka en 2009,
devait coûter 15/20 Ka il y a dix ans. Un “Chef” de Fosso, en
100 cm x 100 cm, se négociait difficilement à
1500 a il y a dix ans. Il est épuisé aujourd’hui avec des demandes
à 15/20 ka.

LA : Qui collectionne leurs œuvres ? les Occidentaux, les Asiatiques, les Américains ou Africains Américains ?

JMP :
Des institutionnels ou privés. Depuis vingt ans, les Allemands, puis
les Américains, puis les Belges et les Scandinaves un peu après.
Maintenant Africains, Anglais, Indiens. Aux États Unis, pour
rester administratif, il y a pour l’instant plus de “Caucasiens”.
Mais nous travaillons en direction de la communauté afro-américaine,
qui est indéniablement intéressée.

LA : Voit-on émerger des collectionneurs africains d’art
contemporain ? Et quel est leur profil ? Combien sont-ils
aujourd’hui et dans quels pays ?

JMP :
C’est la grande nouvelle de ces quatre à cinq dernières années :
il y a des collectionneurs en Afrique ! Non seulement
puissants et pointus, mais aussi animés d’une volonté claire de
pérenniser leur collection en la mettant à la disposition du public par
le biais de fondations, centres d’art et autres biennales. Ils
sont hommes d’affaire, proche des pouvoirs, saute frontière,
cosmopolites, éduqués et souvent dotés d’une vision. Il me semble
qu’ils sont responsables et ont le sens du durable. Je ne les connais
pas tous, mais je sais, je sens, qu’ils vont se multiplier.
Aujourd’hui, on peut les localiser en Afrique du Sud, au Bénin, en
Angola et au Sénégal.

LA : Les banques et les fonds africains, généralement très liquides, pratiquent-t-ils ce type de placement ?

JMP :
L’argent et l’art forment le couple parfait : l’un comme l’autre
sont sur leur quant-à-soi, mais ont besoin l’un de l’autre. Chacun
apporte à chacun ce qu’il lui faut dans ses aspirations les plus
secrètes. Je n’ai pas de connaissances de fonds ou de banques
africaines qui investissent dans l’art. D’autres, occidentaux, ont
montés des collections magistrales dont certaines ont intégré des
artistes africains tels que Samuel Fosso. Je ne doute pas que des
banques ou fonds africains se tournent vers cette activité. Ce que
j’entrevois du ratio de développement des liquidités africaines m’en
convainc. Cependant, c’est une entreprise ou le conseil est
fondamental, afin d’élaborer la politique de collection adéquate et un
concept dans l’identité des achats d’oeuvres. C’est une alliance entre
le gestionnaire et le visionnaire. Délicat. Mais, lorsque cela prend,
les résultats sont stratosphériques en termes de retours de toutes
sortes.

 

LA : Quels sont les prochains grands rendez-vous pour une personne qui voudrait découvrir ces artistes ?

JMP :
Tous les musées du monde, en-tout-cas en Europe et aux USA, mais aussi
les foires (Frieze à Londres, par exemple, sponsorisée par la
Deutsch Bank…) et les biennales, surtout, qui sont les labos ou
prennent naissance certaines des fusées du futur. Beaucoup de
pertes, mais aussi les plus belles pépites.

 

LA : Vous avez été pionnier dans ce secteur. Avez-vous été rejoint par (beaucoup) d’autres agents ou galeristes ?

JMP :
Dans mon modèle, je suis atypique et unique. Mais j’ai assez
d’expérience pour savoir que la marge devient vite la norme. J’ai eu
maintes fois l’occasion de le voir confirmer. De plus en plus de gens
de par le monde me contactent, désireux de travailler dans mon sens. Je
devrai ouvrir une école !

LA : A quand un grand musée d’art contemporain en Afrique ?

JMP :
Je ne sais ni quand ni ou. Mais je sais que cela va venir rapidement.
Pas seulement un, d’ailleurs, mais plusieurs !


jm.patras@wanadoo.frCet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir

www.jeanmarcpatras.com

« J’ai découvert Chéri Samba grâce à Bizot, dès 1982 »

Jean-Marc
Patras : Je suis toujours resté dans le droit fil de l’œcuménisme
culturel qui m’anime depuis mon adolescence, puis de mon activisme au
sein du magazine Actuel, aux côtés de son patron, Jean
François Bizot, dans les années 80. A l’époque, nous défrichions. Le
talent n’avait pas d’appellation d’origine contrôlée. C’est pour moi
l’esprit de l’art : incontrôlable, libre et inlocalisable sur une
carte plane, seulement sur la carte, en multi-dimension, de l’esprit.
J’ai ouvert ma première galerie en 1984 ou 85 au Père Lachaise (!) et
j’y ai exposé de jeunes artistes français tels B.P. ou Jean Faucheur.
Les deux années précèdant cette activité, j’avais managé un groupe de
graffiteurs qui s’appelaient Les frères Ripoulin, où l’on trouvait
notamment Pierre Huyghe, qui est aujourd’hui probablement le plus grand
artiste contemporain français de sa génération. À l’époque, le monde de
l’art c’était New York et c’est tout. Donc, je voulais montrer les Frères Ripou
dans une grande Galerie de NY. Ce qui fut fait. J’avais découvert et
croisé Chéri Samba, grâce à Bizot, dès 1982. Lorsque, début 89, j’ai
appris que le Centre Pompidou organisait Magiciens de la Terre,
j’ai compris qu’un tournant se profilait, surfant sur les perspectives
d’un monde ouvert pour lequel nous étions beaucoup à avoir travaillé et
rêvé depuis les années 70. Quand j’ai su que Chéri Samba était
dans les artistes exposés, je me suis dit que s’il y avait au moins un
type pour qui ce serait cohérent de montrer des artistes non
occidentaux, eh bien, c’était moi ! Donc je suis allé à Kin
chercher Samba, que j’ai représenté au moins huit ans et qui m’a engagé
par contrat pour le représenter. Ce contrat d’employeur qu’il m’a
signé, il ne l’a toujours pas dénoncé !!! Et j’ai exposé d’autres
artistes de Kin que j’avais regroupé sous l’appellation d’origine
incontrôlable Ecole de Kinshasa, repris d’ailleurs en 93 dans
une expo organisée par Martin Kippenberger, qui était à l’époque l’un
de mes principaux clients. A partir de là, et faute de mieux, j’ai
parlé d’art contemporain africain, mais mon idée, trop peu
politiquement correcte pour l’époque, était autre. Elle se nourrissait
de l’histoire contemporaine des Noirs, les indépendances africaines,
leurs leaders poètes, l’Afrique fantôme de Leiris, le surréaliste, les
Coltrane, Miles, Tyner…, ces génies de la musique moderne, qui tous se
référaient à l’Afrique. En outre j’exposais aussi à l’époque des
Cubains, tel José Toirac ou un Chinois tel Yan Pei Ming ! J’ai
utilisé le terme art contemporain africain par défaut, parce que je
savais bien que le terme était réducteur, tout en s’appliquant à un
champ vaste comme l’univers ! C’était trop tôt pour abaisser
toutes mes cartes.

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.