1959: Souvenirs et témoignage de page d’histoire : « Mes journées de janvier 1959 » par Clément Vidibio

 

"LEOPOLDVILLE---KINSHASA.jpg"


Le samedi 3 janvier 1959, au n° 21 de
l’avenue de la Victoire (croisement des avenues Victoire et Ethiopie),
les trois « patrons » collégiaux de
l’hebdomadaire « La Présence congolaise » que sont Gabriel Makosso,
Joseph Ngalula et Joseph Mbungu tiennent peu après midi l’habituel
conseil de rédaction qui répartit à chacun sa part
de travail à exécuter pendant le week-end.

Il y a, au menu le politique, avec le meeting à la Place de l’Ymca,
non loin de là, des dirigeants de l’Abako. Il y a le culturel et le
social, avec les différents rendez-vous culturels dont
l’agenda accapare le plus gros des effectifs de la maison, et il y a
aussi le sport, dimanche 4 janvier, une affiche étincelante avec la
rencontre devant opposer le V. Club à l’équipe des
aviateurs le Fc. Mikado.

A Joseph Mbungu a été confiée la couverture de l’événement politique
de l’Ymca et à votre serviteur le reportage au stade Roi Baudouin,
devenu par la suite stade Tata Raphaël après avoir été
baptisé par les avatars de la politique stade du 20 Mai.

Dimanche 4 janvier : le déclic qui casse les ressorts de l’horloge
du temps colonial ! 

Brumeuse dès le matin, la journée a retrouvé les couleurs aux heures
de midi.

Armé d’un appareil de photo « Rolleiflex » et de deux bobines de
films, j’ai pris un fula-fula en partance vers le stade au croisement
des avenues Assosa-Prince Baudouin (Kasa-Vubu
aujourd’hui).

A cette heure de la journée, les bus sont bondés de monde et tous
prennent manifestement deux directions : le stade Roi  Baudouin et la
Place Ymca.

Venant de l’Ouest de la capitale, tous les fula-fula comme celui à
bord duquel j’ai réussi à me frayer difficilement une place déversent
leurs passagers à la station filling Shell au croisement
des avenues Victoire-Gambela.

Un peloton de la gendarmerie a pris position devant cette station.
Elle a reçu la consigne d’empêcher les automobilistes de poursuivre la
route vers le pont Cabu en raison de l’affluence de gens
qui se dirigent à la Place Ymca, à l’appel des dirigeants de
l’Alliance des Bakongo (Abako). Mais l’administration coloniale avait
plutôt  dans l’esprit une volonté affichée de faire échec
au meeting politique des leaders abakistes dont elle redoutait les
conséquences sur une population autochtone de plus en plus électrisée
par les discours aux accents indépendantistes
inquiétants.

Il ne fallait donc pas que ce meeting  se tienne. Quadriller et
verrouiller le périmètre compris dans cet espace Ymca déjà noir de monde
avant que ne soit prise la décision d’en interdire
l’accès au grand public d’abord, aux dirigeants abakiste ensuite :
telles étaient les consignes données aux gendarmes. Mais c’était trop
tard, les ordres étaient venus bien après que les
partisans de Joseph Kasa-Vubu, Edmond Nzeza Nlandu, Daniel Kanza,
Kingotolo et consorts ne prennent d’assaut la Place Ymca et ses abords.

Débordés par les événements, les gendarmes ont jeté les gants et
laissé la foule affluer vers cet endroit.

Embarqué dans une espèce de dynamisme de la foule s’épaississant à
vue d’œil et convergent vers un même centre d’intérêt, le reporter
sportif que j’ai été a succombé à la tentation d’aller vivre
l’événement politique, plutôt que d’aller couvrir le match au stade.
Après tout, me suis-je dit, puisque « Présence Congolaise » ne sortira
que samedi prochain, j’aurais eu tout le
temps de m’inspirer de ce que les confrères de la presse quotidienne
auront raconté sur le déroulement de cette rencontre. Je ne me suis
donc fait une raison et choisi d’aller vivre le meeting de
l’Abako. «  Mes patrons me tiendront certainement pas rigueur, et je
saurai trouver des anecdotes croustillantes pour enrichir le papier de
fond qu’écrira Jeff Mbungu » (ainsi
appelions-nous affectueusement Joseph Mbungu, celui qui avait repris
plus tard tout seul la direction de « Présence Congolaise » ).

 C’est aussitôt que je
suis arrivé à l’entrée de la Place Ymca que les dirigeants de l’Abako
ayant à leur tête Kasa-Vubu tout de blanc vêtu en tête
ont fait leur apparition devant l’entrée de la Place Ymca sous les
ovations d’une foule en délire. Ils provenaient, selon toute
vraisemblance, de la parcelle en face, sise dans la rue Inzia,
propriété du président de l’Abako Joseph Kasa-Vubu.

Vite, très vite j’ai couru au-devant d’eux en me frayant un espace à
travers la foule. « Clac, et re-clac », j’ai actionné plusieurs fois
l’obturateur de mon Rolleiflex après avoir
centré mes personnages sur le cadran de l’appareil. « Clic et
re-clac » : j’ai nourri ma pellicule de photos qui allaient témoigner à
la postérité de ce qu’aura été cette journée
du 4 janvier 1959, journée qui allait voir se dérouler pour la
première fois dans l’histoire de notre pays un meeting politique.

La foule applaudissait sans cesse à tout rompre. Puis, l’instant
d’après, il s’était passé quelque chose de fâcheux : les leaders
abakistes avaient été stoppés dans leur progression vers la
tribune érigée pour le meeting. Les forces de l’ordre s’étaient
interposées entre eux et la tribune, leur faisant comprendre qu’elles
avaient reçu l’ordre d’interdire la manifestation.

Les leaders bakongo, faisant montre d’un fair-play remarquable se
concertèrent un bref instant, puis durent se résoudre à rebrousser
chemin non sans avoir fait comprendre à la foule, d’un signe
de la main, que le meeting avait été interdit, et que ce n’était que
partie remise.

Mais la foule, débordant d’une impatience longtemps contenue après
un après-midi horriblement torride se mit à vociférer son indignation en
sortant de l’enceinte de la Place Ymca, communiquant à
la foule qui attendait dehors un même état d’esprit lequel se
répandit en cercles concentriques vers d’autres pôles du quartier.

Et, c’est alors que la foule quittant la Place Ymca en se répondant
en colère à l’endroit du pouvoir, que la première colonne en provenance
du stade Roi Baudouin, mécontente de la tournure
fâcheuse qu’avait prise le match qui venait de s’y jouer fit
jonction avec les partisans de l’Abako. Et ce fut le déclic qui alluma
l’incendie de l’indépendance.

Il n’y eut plus dès cet instant qu’une seule foule, et cette foule
ne fit plus entendre désormais qu’un seul cri : « Indépendance,
indépendance, indépendance » !  La
clameur publique s’était propagée à travers la cité Matonge comme
une traînée de poudre.

« Clic, clac » : mon Rolleiflex se mit autant de fois en action pour
immortaliser cette nouvelle tournure que venaient de prendre les
événements. J’avais alors le net pressentiment
d’être à la fois acteur et témoin d’événements historiques.

Dans la foulée de cet emballement collectif subit, les badauds se
mirent à s’attaquer à tout ce qui pouvait symboliser le pouvoir
colonial. La station filling Shell à la Place de la Victoire fut
la première victime de la furie populaire. En un tour de main, elle
fut pillée de fond en comble et des esprits particulièrement surchauffés
au bord de l’hystérie incontrôlée furent même prêts à
commettre l’irréparable en mettant le feu aux deux citernes de la
station. Je dus rapidement prendre les jambes à mon coup pour échapper à
l’hécatombe qui allait s’ensuivre. Mais les pyromanes
durent se résoudre à renoncer à leur projet. Je me tenais alors en
ce moment-là tout à proximité de l’avenue de la Victoire, devant
l’entrée de la parcelle n° 2.

Mon Rolleiflex tenu fortement en bandoulière et observant le manège
de la révolte populaire qui se passait sous mes yeux, je vis venir une
voiture conduite par un Européen. A son bord : son
épouse, et ses enfants. Le couple et leurs enfants provenaient sans
doute d’une excursion et s’apprêtait à rentrer sans doute vers « la
ville », sans se douter un seul instant que la
cité venait d’entrer en ébullition  quelques minutes auparavant, et
qu’un vent de haine vis-à-vis des Blancs soufflait désormais sur la
ville.

Je ne me suis que tardivement avisé de ce qui est arrivé à ce couple
d’Européens sérieusement pris à partie par les manifestants, que je
n’ai pas pu immortaliser cet incident sur la
pellicule.  Car à ce moment, de grands renforts des forces de
l’ordre sont arrivés tout autour de la Place de la Victoire, et celle-ci
s’est trouvée prise aussitôt en tenaille.

Avec force crépitements de balles de fusils et d’explosions de
grenades lacrymogènes, les militaires de la Force publique dont c’était
la première démonstration de force lors des événements de ce
4 janvier 1959 ont maîtrisé la situation.

Cernées de toutes parts, toutes les personnes qui se sont retrouvées
dans le périmètre où se sont déroulés ces incidents ont été
appréhendées. Je fus au nombre des gens qui ont été surpris par
l’intervention des éléments de l’armée.

Embarqués dans les camions qui avaient amené les soldats sur les
lieux, nous avons été ensuite acheminés manu militari au commissariat de
Kalamu tout proche, tout à côté de la Maison communale de
la commune du même nom. On nous a entassé dans deux vastes salles,
et l’on nous a enfermé à double tour de l’extérieur. Il était 18h45 et
dehors, une chape de silence avait cédé le pas à
l’extraordinaire clameur avec laquelle le peuple venait quelques
instants auparavant de dire son ras- le-bol au système colonial.

Silencieux et nullement anxieux, nous avions tous l’impression de
vivre un grand moment de l’histoire du devenir de notre pays. Aucun
d’entre nous n’a été pris en flagrant délit de participation
à une insurrection contre l’ordre établi. Nous avions plutôt été
surpris entrain de regarder ce qui se passait dans la rue, donc,
apparemment, nous n’avions pas à nous laisser envahir par un
sentiment de culpabilité quelconque ! …

Et pendant que s’était abandonné à toutes sortes de supputations sur
notre sort, on a entendu un bruit de moteur à l’extérieur, et des
ordres militaires. « Gardes à vous ! A l’ordre,
mon capitaine » ! Nous nous sommes dit aussitôt que dehors les
événements avaient certainement pris une nouvelle tournure, et que nous
allions bientôt en savoir un peu plus.

Un bruit de clé dan la serrure, puis la porte du local dans lequel
nous étions entassés nous a mis en face d’un officier de police ayant
derrière lui des éléments de la Force publique, ceux-là
mêmes qui nous avaient arrêtés et conduits à cet endroit.

L’officier a ordonné qu’on compte le nombre de personnes se trouvant
dans la salle et, lorsque le policier chargé de compter est arrivé en
face de moi, le commissaire  s’est étonné de voir
parmi les détenus quelqu’un d’un âge aussi moins élevé que moi.

Un dialogue s’est alors noué entre l’officier de police et moi, ce
qui va rapidement précipiter le dénouement de mon cas.

– « Et vous, jeune homme, quel âge avez-vous et qu’est-ce que vous
faites ici », dit-il en s’adressant à moi.

– « J’ai 19 ans mon commissaire et j’ai été arrêté en même temps que
les autres ». 

– « Pourquoi avez-vous été arrêté », a-t-il poursuivi ?

– « Parce que je suis journaliste, mon commissaire ».

Mon interlocuteur manifeste un signe d’étonnement, puis il se
ressaisit :

– « Vous êtes journaliste, dans quel journal » ?

– « A Présence Congolaise, mon commissaire ».

– « Ah ! Ah « Présence Congolaise », fit-il dans un soupir qui me
fit peur.

Apercevant ensuite le Rolleyflex que je tenais entre mes mains, il
m’a ordonné de le lui remettre.

Il a pris l’appareil de photo, en a extrait le film avant de me le
remettre, en ordonnant à l’Opj de service de consigner mon identité dans
un procès-verbal ad hoc avant d’être relâché, à
20h30.

Je venais enfin d’être libéré après deux heures et demie
d’angoisse !

Ca et là, on pillait nuitamment. Un brouhaha indescriptible montait
aux quatre coins de la ville !

Pour me rendre chez moi, dans la parcelle familiale sur l’avenue
Kingabwa n° 129 dans la commune de Ngiri-Ngiri , je suis passé par le
quartier Foncobel, aujourd’hui Kimbangu.

A cette époque, ce quartier était essentiellement habité par des
commerçants portugais. Ces gens étaient pourtant tous différents des
Belges connus pour leur comportement humain hautain.
Hélas : la colère populaire est passée par là et avec quelle
rage folle ! Tout a été saccagé et mis sens dessus dessous ! Les
magasins sont tous éventrés et incendiés voire !
Un véritable désastre !

Le lendemain matin, la ville s’éveille sous une petite pluie qui
s’était mise à tomber vers trois heures du matin. Malgré cela, les
pillards n’ont pas arrêté de mettre la ville en coupe
réglée : ils ont vidé les magasins et les entrepôts vivriers et
défénestré les écoles et les églises.

Beaucoup d’entre nous n’ont pas compris pourquoi ce débordement de
mécontentement  a fortement touché des cibles qui n’en avaient pas
besoin de l’être, telles les écoles, les églises, les
marchés !

Toutes les rues et les avenues de la ville portaient les traces de
ce vandalisme aveugle généralisé. Tout ceci pour un meeting de l’Abako
interdit ? Ou pour exprimer un sentiment de
libération du joug colonialiste devenu désormais insupportable ? On
allait pas tarder à le savoir, car les événements politiques allaient se
précipiter entre Bruxelles l’ex mère patrie et
Léopoldville.

Les événements qui venaient de marquer durement la capitale de la
colonie durant cette journée, et qui s’étaient par la suite étendus sur
l’ensemble du territoire congolais allaient accélérer le
cours de l’histoire et déterminer son nouveau destin.

Deux semaines après ces événements, le 13 janvier exactement, le
Souverain belge Baudouin Ier a, dans un discours d’intention

qui n’a plus laissé planer de doute sur le devenir de l’ex colonie
belge d’Afrique : l’indépendance serait accordée le 30 juin 1960, après
80 ans de colonisation.

Mais, une semaine auparavant, une Jeep de l’armée est venue me
cueillir au domicile familial comme par enchantement. Nous nous
trouvions en début de l’après-midi quand le véhicule s’est stoppé au
129 de la rue  de Kingabwa.

Conduit par un gradé congolais ayant à ses côtés un officier blanc,
le véhicule a causé un grand émoi dans le quartier, surtout que cela
survenait à peine une semaine à peine après les pillages
des 4 et 5 janvier !

Aussitôt que le véhicule s’est immobilisé, le klaxon a retentit,
comme pour attirer l’attention des occupants de la parcelle. Mon père et
ma mère ont été les premiers à aller aux
nouvelles.

–    Clément Vidibio habite-t-il ici, s’est enquis le chauffeur
militaire après qu’il eut klaxonné. Il ne fallait pas plus pour causer
des attroupements devant toutes les parcelles
voisines.

Ma mére Jeanne Minimbu s’est mise à pleurer, avant de répondre : « 
Qu’est-ce qu’il vous a fait mon fils, il n’a pas participé aux pillages.
Si vous doutez, venez donc voir dans
notre maison pour vous en convaincre ».

Mais avant que ma mère achève sa phrase, j’étais face à l’officier
blanc assis à côté du chauffeur.

« C’est toi Clément Vidibio le journaliste ? m’a-t-il demandé.

–    Ouais, ai-je répondu. Que me voulez-vous ?

_- N’ayez pas peur, il ne vous sera fait aucun mal, me répondit-il
avant de poursuivre : ce sont les membres d’une Commission sénatoriale
qui viennent d’arriver de Bruxelles qui veulent entendre
toutes les personnes qui peuvent témoigner sur ce qui s’est passé le
13 janvier.

La jeep m’emmena dans les dédales de Kalina, le quartier cossu du
Léopoldville de l’époque, devenu aujourd’hui Gombe, avant de s’arrêter
dans une parcelle.

On me fit entrer dans une maison imposante et on me pria de prendre
place dans un hall avant de faire ma déposition.

Quelques minutes plus tard, on me fit ensuite entrer dans une grande
pièce occupée par les membres de la Commission.

L’accueil fut cordial. Aucun visage n’exprimait la moindre
antipathie envers moi. Au contraire.

– Monsieur , nous vous prions de décliner votre identité et de
dire : « Je jure la vérité, toute la vérité et rien que la vérité sur
toutes les questions que nous allons vous poser au
sujet de ce que vous savez sur ce qui s’est passé à Léopoldville le 4
janvier dernier ».

Pour me mettre à l’aise et me donner toutes les assurances sur ma
sécurité, mes interlocuteurs m’avaient précisé : « N’ayez aucune crainte
sur ce que vous allez dire, personne ne vous
arrêtera après notre retour en Belgique, car votre déposition fera
l’objet du rapport qui sera déposé et débattu au Sénat, en Belgique » !

Ma déposition a duré près de quarante minutes. Puis, je l’avais
signée, et les sénateurs belges me libérèrent après avoir écouté ma
version des faits.

Sans prétention aucune, je crois avoir été le seul
journaliste congolais à avoir témoigné devant la Commission sénatoriale
belge conduite à Léopoldville par M. André Dequae pour enquêter sur
les événements ayant marqué le 4 janvier 1959.

Il doit sûrement exister des archives du Sénat belges qui
corroborent ma déposition.

Clément Vidibio/MMC

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.