24.01.10 La Libre : Ce Congo si belge, par Guy Duplat et Jean-Marc Bodson


"AMITIE

Vous
n’avez pas connu le Congo belge.

Certes, je
suis né en 1958, mais dans mon enfance, j’avais de vagues
oncles missionnaires au Congo et, autour de moi, on parlait
toujours du Congo belge. Dans le collège catholique où j’étudiais,
j’avais un professeur d’histoire qui me parlait du Congo belge
en me racontant une histoire officielle faite de mensonges.
Quand je m’en suis rendu compte, je me suis révolté et je pourrais dire
que toute ma carrière de photographe en a été influencée.
Dans tous mes projets, je vise à déconstruire et analyser des
pouvoirs : le communisme lors de ma série sur la Sibérie, les pouvoirs
en général dans "Trinity" et, ici, il est vrai que je
parle du colonialisme.

Votre
projet a deux volets. Il y a d’abord le travail remarquable sur
les anciennes photos.

Je l’ai
réalisé avec l’historien Johan Lagae. Nous avons pu puiser dans
les fonds incroyablement riches du musée de Tervuren. Nous
avons choisi des plaques de verre du début de la colonisation. Il y
avait dans cette masse d’images beaucoup d’images simplement
anthropologiques. Curieusement, il y avait aussi de nombreuses
images de femmes nues dont je ne sais le commerce qu’on en faisait.
Mais on a découvert aussi des photos dignes de grands
photographes, souvent réalisées par des militaires ou des
administrateurs. J’ai travaillé quatre à huit heures sur chacune d’entre
elles pour l’agrandir et en faire ressortir tous les
détails.

Pour la
seconde partie, contemporaine, vous avez puisé dans un ancien
guide du voyageur.

J’ai pris un
guide de 1954 qu’il est incroyable de lire aujourd’hui. Tout
y est détaillé comme si on voyageait en Europe : les routes,
les hôtels, les bâtiments à voir. Je voulais voir sur place ce que ces
bâtiments emblématiques de la présence belge étaient
devenus. Mais la tâche était extrêmement difficile. Il n’y
plus rien au Congo. J’y ai vu partir le dernier train. Il n’y a plus de
bateaux sur le fleuve. Les avions intérieurs sont sur une
liste noire car trop dangereux. J’ai choisi alors de
travailler avec des ONG. Je leur ai donné une liste de bâtiments que je
voulais voir et je leur ai demandé s’ils opéraient dans ces
lieux. J’ai alors travaillé mi-temps, et gratuitement, pour
des ONG comme la Croix-Rouge internationale et Solidarité contre la
faim, en faisant des photos pour eux. Et, en échange, je
pouvais me rendre dans ces lieux de souvenir. En tout, j’ai
été dix mois au Congo pour ce travail, en six voyages différents, entre
2007 et 2009. J’ai été de Kinshasa à Boma, je me suis
rendu à Kikwit, à l’ex-Coquilathville, en Equateur, à
Kisangani et sa province. J’ai été dans l’Est du Congo, le long des
lacs, à la frontière, là où la guerre fait rage. Sans l’aide des
ONG, cela aurait été impossible car beaucoup trop cher. Tout
ce projet ne m’a coûté que 12 000 euros. Sinon, j’aurais dû louer des
jeeps, des chauffeurs, des guides,
etc.

Qu’y
avez vous trouvé ?

Les églises
des missions et les prisons des années 30 sont encore là, et
toujours utilisées. Par contre, j’ai vu des gares, des
cinémas, des garages, occupés aujourd’hui par des églises du réveil. Ou
un énorme "Petit séminaire" devenu un camp de réfugiés. Mon
concept de départ était le surréalisme belge. Comment le Congo
colonial fut une invention belge consistant à tenter de reconstruire la
petite Belgique sur un territoire 80 fois plus grand.
J’ai vu ces infrastructures gigantesques qu’on y a
construites. Car tout est encore là si on regarde. Les centres des
villes sont souvent restés identiques. A Lubumbashi, il n’y a pas deux
pour cent de constructions neuves depuis 1960. Des villes
comme Kisangani ou Kolwezi sont souvent très belles, de vrais musées
coloniaux avec une architecture moderniste. Le long du lac
Tanganyika, on voit toujours les traces de ce qui fut un vrai
Miami à la belge. Mon idée est que le Congo est la seule chose que la
Belgique ait créé sur le plan international (avec sans
doute Eddy Merckx). La Belgique est plus grande grâce au
Congo. Mais le surréalisme à la belge est plus grand au Congo que
partout ailleurs. La première chose que j’ai vue là, après cinq
heures de route dans la brousse, c’était une énorme villa
coloniale, type Knokke-le-Zoute, dans laquelle un Congolais avait
construit sa hutte et placé ses animaux.

Plus que
les pierres, il resterait un esprit belge
?

Toute
l’infrastructure est encore là et est marquée par les Belges : les
avenues, les platanes qui les bordent, la maison du prêtre, le
paysage façonné par les Belges. Et cette infrastructure demeurée influe
sur les mentalités. Même le français qu’on y parle,
surtout dans le langage officiel, est le français des années
50, celui de la colonisation et de la bureaucratie belge de l’époque.
Ils ont repris le rôle du
colonisateur.

Comment
voyez-vous ce passé colonial et cinquante ans
d’indépendance ?

Je ne porte
pas de jugement, je laisse ça ouvert et je pose des
questions. Le noir et blanc exprime le passé, la couleur, le
présent. Je vois le Congo comme un pays de tribus qui, tout a coup,
reçoit le colonialisme qui lui tombe sur la tête. A l’instar
de cette image prise à Lubumbashi, de ce Congolais marchant
sous l’aplomb d’un grand bâtiment universitaire. On croirait que ce
bâtiment colonial va l’écraser. Ce passé reste bien là, car
il avait été construit pour durer, pour une présence infinie
des Belges. Même sans que les Congolais ne les entretiennent, ces
bâtiments sont toujours là. Ils ne détruisent pas ce passé,
ils y vivent. Mais sans vue sur le futur. La présence belge
fut-elle utile ? Difficile à dire. Peut-être le Congo serait-il dans un
meilleur état si la Belgique n’y avait pas été ? Je
laisse cela ouvert à la discussion. Même si je suis assez
négatif sur la colonisation. Ce sujet reste un tabou. On ne rouvre pas
facilement ce dossier.

Pratiquement,
ce travail s’est heurté à d’innombrables
difficultés.

Enormes ! Je
croyais, comme d’autres, que, sous Mobutu, il y avait eu une
loi contre la photo, et qu’il était interdit de photographier,
ce qui ferait du Congo le seul pays comme ça au monde. C’était faux,
mais il est vrai, par contre, que chaque fois que je
voulais photographier, ne fût-ce qu’une façade d’église ou
d’hôpital, il y avait vite vingt personnes pour me dire que je n’avais
pas le droit et que je devais voir la police, voire même le
ministre. Au Congo, j’ai dû payer pour faire des photos, ce
qui ne m’était jamais arrivé, même en Sibérie. J’ai dû demander des
permissions. Arrivé dans une ville, si je voulais
photographier, disons, la gare, je devais alors passer deux à
trois jours pour rencontrer les autorités et obtenir l’autorisation en
payant 100 dollars (Thierry Michel, pour son livre/film
"Katanga business", a vécu la même chose). A Matadi, il m’a
fallu trois jours de palabres et, au moment où j’ai enfin les papiers
pour photographier la gare, un homme en sort et me dit
qu’il est le chef de gare et qu’il faut aussi négocier avec
lui ! J’aurais pu voler les images mais la seule chose qui marche bien
au Congo, c’est l’ANR, l’Agence nationale de
renseignement, le KGB local, composée de milliers d’agents qui
savaient toujours où j’étais.

Pour un
tel travail, qu’est-ce qu’une photo
juste ?

Il n’existe
pas de photo juste, mais cent photos qui, ensemble, peuvent
être justes, c’est-à-dire correspondre aux facettes des
concepts que je veux exprimer. Mais chaque photo ne reprend qu’une ou
l’autre de ces facettes. Car je ne veux pas saturer une image
de sens.

Votre
livre “Congo (belge)” s’est fait avec l’écrivain David Van
Reybrouck.

Son travail
fut formidable. Il a retrouvé des phrases actuelles ou
anciennes qui donnent sens. Il prépare, pour le printemps, une
histoire du Congo qui sera décisive.

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