Jean Van Lierde, assistent de Patrice Lumumba

2:52 Q. Cde Jean Van Lierde, on peut dire de quelque sorte que vous avez
sauvé la mémoire de Patrice Lumumba. Sans doute il ya très peu de
Congolais qui savent cela. Vous avez composé le livre qui, on peut bien
le dire, est la mémoire de Patrice Lumumba, le livre "La Pensée
Politique de Lumumba". Comment avez-vous fait, composé ce livre?

3:26 VL. Nous avions donc lancée à Bruxelles Les Amis de
Présence Africaine. Depuis 1952 on avait une revue internationale qui
s’appelait Route de Paix, qui a été interdit plusieures fois en France
parce qu’il y avait la guerre d’Algérie aussi, et qu’on prenait position
anti-colonialiste, 3:41 Et au fond (votre question: comment on avait
mis en route cela?). Donc je faisais enrégistrer, j’étais déjà
sensibilisé, je trouvais que ce Lumumba avait un sens politique
extraordinaire par rapport à beaucoup de gens, sauf à l’ABAKO où il y
avait une bonne équipe de politiques. Tout ce qu’il faisait comme
discours je demandais qu’on faisait l’enrégistrement de tous ses
discours. Si bien que après son assassinat en janvier ’61 j’avais une
collection avec tous les discours de Patrice, à des meetings, dans les
provinces, en Europe. Et j’ai demandé à une de nos amies qu’il y avait à
Présence Africaine, qui s’appelait Monique Haidon, de collecter tous
ces enrégistrement et de taper tout à la machine. Si bien que tout 4:41 a
été dactylographié pour pouvoir faire, moi je ne faisais que les
liaisons entre les chapitres etc. Tous les textes de Patrices de ’58
jusqu’à sa mort, avec des textes écrits aussi, j’avais collecté
absolument tout qu’on pouvait collecter à ce moment. Si bien que j’avais
un bouquin prêt après son assassinat qui est extraordinaire. Et c’était
vraiment sa pensée avec toute son évolution politique 5:11 Alors
évidemment Les Amis de Présence Afriaine à Paris, toute l’équipe avec
Alioune Diop, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor etc. tous me disent:
"Dis Jean, tu dois absolument publier tous ces textes de Patrice
maintenant qu’il est assassiné". Et Césaire me dit: "c’est moi qui fait
préface. Et puis évidemment, si encombré, il avait été député communiste
aussi, Césaire, il était dans le théâtre énormément, et puis il me dit:
"je suis en retard, je suis en retard… et si vous demandiez à
Sartre". Et puis mon ami Guy de Bosschèr (???) qui etait devenu
directeur à Présence Africaine est allé voir Sartre, et il a dit:
"voilà, moi j’ai tout le manuscrit, que Van Lierde a préparé, avec tous
ces textes" et Sartre qui était vraiment un militant anti-colonialiste a
dit: "c’est passionnant, je vais faire la préface". Et c’est comme-ça
que j’ai eu cette extraordinaire chance de publier La Pensée politique
de Lumumba avec une préface d’au moins 30 pages de Jean-Paul Sartre.
C’est comme ca que les choses se sont passées à l’époque. 6:23

Q. C’est vrai que Sartre a été un militant
extraordinaire, parce que nous avons commencé à militaire en Mai 68, on
allait aux usines, mais donc ce philosophe célèbre dans le monde entier,
il vendait des journaux devant les portes de Renault. C’était un très
grand esprit, mais un homme très humble. VL: très humble, il voulait
toucher tout le monde.

VL: Ah non, ça était une chance vraiment extraordinaire
pour nous et ce bouquin, et alors on a fait deux éditions, la première
fois on l’a édité je pense à 7000 exemplaires, et alors encore une
seconde édition à Dakar après, non c’est vraiment un bouquin qui a servi
beaucoup et… 7:15

Q. Pour revenir à Lumumba, vous vous souvenez de la
première rencontre que vous avez eue avec lui?

VL: Les premières rencontres étaient épistolaire,
c’est-à-dire avec ma bibliothèque, ma librairie que j’avais avec cette
revue de paix coexistant toutes les adresses que j’avais la-bas,
j’envoyais ça au Congo, à toutes les adresses que j’avais la-bas, et je
me disais; tiens, tous les livres anti-colonialistes édités à Paris par
Le Seuil et les autres, moi je peux vous les envoyer. Et je trouvais que
parmi tous ces clients du Congo, il y en avait un qui lisait beaucoup
de bouquins: c’était Patrice Lumumba. Il m’envoyait des lettres:
"envois-moi ceci, ceci, ceci..". Et en plus il payait, ce qui n’était
quand même pas mal non plus. Adoula avec le groupe socialiste commandait
aussi des bouquins. Les gens de l’Abako, parce que avec les amis…
Kanza etc. suivaient les choses et commandaient aussi. Les syndicats
FGTB- comme CSC-Congo me commandaient aussi tous ces ouvrages
anti-colonialistes. J’avais tous ces premiers contacts. Puis, en ’58
c’est aussi la grande exposition universelle qui va commencer à
Bruxelles. Donc en mai ’58 je lance Les Amis de Présence Africaine, dans
ce domaine du 220 Rue Belliard. Et je demande à Kanza et à Mario De
Andrade, le poète angolais, je dis: "tiens, vous êtes à Paris, tous les
deux pour le moment, allez voir Césaire, Diop et les autres et
demandez-leurs s’ils ne me donneraient pas le pouvoir de créer Les Amis
de Présence Africaine à Bruxelles parce qu’on commence une période avec
l’expo plus les décolonisations où je tiens à ce que Présence Africaines
soit ici à Bruxelles, une capitale coloniale. 9:04 Tout s’arrange,
Césaire et les autres me disent: "OK, vous pouvez lancer les amis de
Présence Africaine à Bruxelles".
Et en mai ’58 comme une coincidence extradordinaire, deux de mes amis
les noirs Américains, qui sont des objecteurs de conscience, travaillent
au cabinet de Nkrumah au Ghana.
Ils m’envoyent des télégrammes et des lettres en me disant: "Jean, nous
sommes en mai ’58, nous préparons une grande conférence en décembre ’58
pour la libération non-violente de tous les peuples d’Afrique. Trouve,
débrouille-toi pour trouver une délégation du Congo Belge". 9:42
Donc, je commence en mai ’58 ces premières démarches pour que nos braves
Congolais puissent aller à Accra. C’était un problème incroyable parce
que au moment… Kasavubu dit d’abord "oui" et puis il dit "non".
Lumumba me dit "OK", Ndiomi me dit "OK" et Ngalula Joseph aussi me dit
"OK, je marche".
Ils me téléphonent: "on n’a pas les visas". Je dis: "mais, ce n’est pas
possible quand même". Le gouverneur ne voulait pas les lâcher sur Accra
en décembre ’58. 10:18 Je téléphone chez mes amis jésuites alors et
c’est finalement le père jésuite…son nom ne me revient pas maintenant,
enfin très réputé, qui lui va chez le gouverneur: "Vous ne pouvez pas
faire ça. Laissez partir ces trois Congolais à la conférence d’Accra. Et
c’est comme finalement ça que Lumumba et les autres ont pu partir à
cette première grande conférence et Patrice m’envoyait ses textes
d’Accra sur ses interventions etc.
Donc çà c’était le premier grand contact internationaliste que nous
faisions ensemble avec Lumumba, Ndiomi, Ngalula. Seul Belge qui était
là, c’était Ernest Glinne. 10:57
Après il est venu en Belgique en ’59 et on a commencé à faire les
premiers contacts. Et c’était un homme qui séduisait, Patrice, tout le
monde par sa manière de parler, de causer, par sa culture. C’était un
autodidacte et je disais tout à l’heure: c’est vrai, chez lui il n’y
avait pas toujours l’électricité, et tout les bouquins qu’il commandait,
il allait parfois les lire en dessous des lieux publics pour pouvoir
dévorer ces bouquins. Mais donc c’était un autodidacte enragé et c’est
peut-être pour ça qu’on s’entendait si bien et qu’on pouvait faire ce
travail ensemble.

Q. Il n’y avait pas la lumière à la maison à l’époque?

VL. Mais non, mais non, c’est vraiment…. Et lui alors
avait.. moi par rapport à tous les autres, parce que je travaillais déjà
beaucoup avec les Kanza et l’Abako, aussi avec le PSA de Kamitatu et de
Gizenga etc. qui est quand même très actif. Et je trouvais que Lumumba
avait une passion… Mais surtout il avait une dimension par rapport à
tous les autres militants congolais qui à l’époque était pour moi
extraordinaire et merveilleuse: c’était un pan-africain, un
panafricaniste, un supra-ethnique. Il ne voulait rien entendre des
querelles tribales. Or ça à l’époque et encore maintenant, je dois dire,
dans l’univers congolais, le tribalisme reste une donnée. C’était
vraiment un génie de ce point de vue, Patrice, comment il avait pu
échapper à cette pesanteur.
Et alors souvent les coloniaux me disaient: "Oh, Van Lierde vous
exagérez! Parce que s’il était supra-ethnique, c’est parce qu’il faisait
partie d’une tribu qui n’avait pas tellement d’importance". Pas
d’importance? Mais, moi je vais souvent en vacances à Ostende,
il y a la grande statue de Léopold-II sur son cheval, et en dessous de
cette statue de Léopold-II sur son cheval qui domine la mer, il y a deux
grandes plaques commémoratives des premiers Flamands qui vont se battre
pour Léopold-II en Afrique. Et qu’est ce que je vois? "Ils luttaient
contre l’esclavagisme des Arabes et contre les Batetela"! 13:36 Et
alors, les Batetela n’ont pas beaucoup d’importance? Mais pourquoi on
met ça sur les affiches à Ostende? Donc, ça veut dire que malgré qu’il
était d’une tribu que vous dites qui n’a pas d’importance, il se savait
un supra-ethnique et un internationaliste et un panafricaniste. C’était
pour moi la belle image de Patrice.

Q. Mais le fait que c’était lui qui plus ou moins par
hasard a été envoyé à Accra, ça a beaucoup influencé l’histoire du
Congo. Parce que son voyage et son contact avec Nkrumah l’a transformé.
Quand il était premier ministre sans grande expérience, c’est Nkrumah
qui l’a toujours conseillé. VL: Toujours! Q. Lumumba, il a fait la
deuxième grande conférence panafricaine à Kinshasa. VL: A Léopoldville
oui. Q. Et à ce moment-là les forces réactionnaires de l’Abako ont fait
des émeutes pour le combattre. Donc cette affaire d’Accra l’a beaucoup
influencé.

VL. C’était très important, oui. Et pour moi, c’était
amusant, parce que comme c’étaient des noirs américains de mon
internationale des objecteurs de conscience qui étaient là chez Nkrumah
dont un était chef de cabinet du ministre des Finances, eux et c’étaient
deux conseillers de Martin Luther King aux Etats-Unis, ces noirs
américains. Toutes les campagnes non-violentes anti-racistes aux
Etats-Unis étaient aussi menées avec eux et Martin Luther King, donc
c’était mon réseau international d’objecteurs qui avait bien fonctionné
avec Patrice. 15:30

Q. J’avais entendu dire que vous avez été interdit
d’entrer dans la colonie belge?

VL: Oui. C’est-à-dire que, comme j’avais cette revue
depuis 1952, la Belgique à l’ONU votait tout le temps au côté de
l’Apartheid quand il y avait des résolutions sur les problèmes de
décolonisation. J’attaquais résolument mon pays pour son comportement
réactionnaire à l’ONU. Si bien que quand j’avais une fois demandé un
visa pour aller au Congo je m’apercevais que j’étais interdit de séjour
au Congo. J’ai donc pu mettre les pieds au Congo pour la première fois –
je ne sais pas si c’est maintenant qu’on doit parler de ça – mais… Il
y a les élections en mai ’60. Lumumba gagne ces élections. Il n’a pas
la majorité absolue. Mais il gagne quand même les élections. Le Palais,
notre cher roi est affolé, le gouvernement belge affolé. Et Ganshof van
der Meersch téléphone au professeur Arthur Doucy à l’ULB: "la situation
est grave, c’est Lumumba qui a gagné, personne n’est content ni au
gouvernement ni au palais. Dis moi, Arthur, est-ce qu’il n’y a pas un
Belge que je peux embarquer dans mon avion le 10 juin, si ça tourne mal,
pourqu’il calme Lumumba?" 17:06
"Ah moi je n’en vois qu’un, Van Lierde. Mais tu sais il est interdit au
Congo". – "Ah, ça c’est pas un problème". – "Le général Janssen ne le
supporte pas parce qu’il l’attaque souvent dans la gauche. Vandewalle,
le chef de la sûreté, ne le supporte pas non plus parce que c’est un
gauchiste". -"Pas un problème", dit Ganshof, "il va avoir ses papiers".
Et alors, la chose la plus étonnante, je suis obligé de dire ça pour la
jeune génération des Congolais, Ganshof Van der Meersch s’imagine comme
je suis Belge que je vais naturellement travailler avec le gouvernement
belge. Il téléphone à Gerard Libois, qui était le patron du Crisp où je
travaillais comme secrétaire-général, et il dit à Jules-Gérard: "dites à
Van Lierde de venir chercher son billet aux Affaires Etrangères".
Alors, Jules-Gérard me dit ça et je dis: "mais c’est pas possible. Mon
billet d’avion aux Affaires Etrangères? Mais moi je suis… au cabinet
de Ganshof. C’est lui qui a la trouille, c’est le roi qui a la trouille,
ce n’est pas moi. Moi je pars mais c’est le Crisp qui paye mon billet..
bon. 18:16
On a fait comme ça. Et le 10 juin je partais dans ce premier avion, à
côté de Jef Van Bilsen, qui lui partait là-bas aussi. Moi évidemment en
seconde classe, mais tout le cabinet de Ganshof en première classe,
naturellement. Et c’est pour vous dire: j’arrive à Léopoldville, on
doit, c’est le dernier mois de la colonisation belge! pour préparer
l’indépendance et préparer le premier gouvernement congolais.
Et dès mon arrivée, je cours chez Patrice, je dis: "eh bien, tu vois,
j’ai quand même eu un billet pour pouvoir venir et suivre toutes ses
affaires". – ’Jean, la situation est très grave! Ils ne me veulent pas.
Je sens très bien qu’il y a une opposition permanente. Ils distribuent
des enveloppes partout contre le MLC, en disant Votez jamais MLC". Je
suis à peine là trois jours, Ganshof avait dit: "comme la situation est
grave, moi je ne veux pas de contact avec ce Van Lierde. Il faut donc
des intermédiaires. Moi je choisis Jan Hollants Van Look comme délégué!
Et lui n’a qu’à choisir". Et moi je choisis Benoît Verhaegen, qui était
prof à Lovanium et qui était quand même un vieux copain. Donc, c’étaient
les deux intermédiaires. 19:39
Et voilà qu’à peine après trois jours Verhaegen arrive chez moi:
"Urgent" dit-il, "urgent, Jean. Ganshof te charge d’aller chez Lumumba,
parce que ce soir au Zoo, grand restaurant de Léopoldville, il y a un
grand souper avec tous les amis des Belges. Tous les partis sont
représentés, sauf le MNC! Et Ganshof te demande d’aller dire à Lumumba
qu’il est obligé de faire ça, que le roi le lui a demandé etc."
Mais moi je dis à Verhaegen: "mais mon ami Benoit, est-ce que tu me
vois, moi, aller chez Patrice dire de monstruosités pareilles?" C’était
impossible. "Tu pars immédiatement chez Ganshof". Attention, le chef de
cabinet de Patrice est Bernard Salumu, qui lui était un violent et qui
depuis que j’étais là, j’entendais tous les jours dire à Patrice: "mais
Patrice, est-ce qu’on ne peut pas brûler de Belges cette nuit". Et
Patrice disait tous les jours avec moi: "non, non, Jean a raison, tu ne
peux pas faire ça, sinon notre image du MLC sera perdu etc". 20:54
Donc, je dis à Benoit: "tu dis à Ganshof, moi, je ne pourrais plus
controler Bernard Salumu, le chef du cabinet. Si jamais il fait ce
coup-là, sans le MNC, dans ce grand restaurant avec tous les collabos
des Belges, alors toutes les voitures des Belges vont flamber cette nuis
dans Lépoldville. Tu dis à Ganshof qu’il doit nommer aujourd’hui
Patrice Lumumba comme premier informateur. Puis Benoit me téléphone une
heure après: "Ganshof est d’accord avec toi, il va appeler Lumumba et il
sera nommé premier informateur".
Je me dis… c’est encore un calcul évidemment, parce qu’il savait très
bien que à allait rater. Mais, enfin, il le fait. Et il fait annoncer ça
expres, pour embêter les collabos, en plein repas. Quand ils démarent,
la radio annonce que Ganshof vient de nommer Patrice comme premier
informateur. C’est un choc extraordinaire, pour la presse et tout ça,
mais enfin, c’est pas possible quoi. Ca a raté!
En trois jours, Patrice n’a pas pu faire ça. Ils ont nommé Kasavubu,
"c’est toi qui va former". Et on se trouve dans cette situation: aucun
des deux ne peut le faire. Je vais voir Cyrille Adoula, je dis:
"Cyrille, prends les affaires en main. C’est toi qui doit constituer le
premier". "Je ne marche pas", il dit. 22:18 Curille dit: "non, je ne
peux pas faire ça". Moi, je dis: "c’est la paralysie". Donc, Jef Van
Bilsen et moi, on met ensemble Kasavubu et Patrice: "vous devez vous
entrende, il n’y a rien à faire. Et, un doit prendre président de la
république, c’est Kasa, et Patrice doit être premier ministre". Et puis,
je rentre chez Patrice, et j’ai ma seule querelle avec Patrice, c’est
sur ce thème-là.
Patrice me dit: "écoute moi, Jean. Tout vois bien que tout est paralysé.
Je veux être moi, président de la république". Je dis: "écoute, ça
c’est imposible"! Je dis: "Patrice, à Léopoldville, tu n’es rien à côté
de Kasavubu.Tu es beaucoup sur l’ensemble du territoire, Mais ici tu
n’es rien. Tu es le seul à pouvoir être premier ministre et à mener
vraiment la politique, et le vieux militant Kasa, c’est lui qui doit
être le président".
Et Patrice a cette réaction prémonitoire 23:29 où il me dit: "Mais,
Jean, tu as l’air d’oublier que la constitution prévoir que c’est le
chef de l’état qui casse le premier ministre. Et pas l’inverse".
Evidemment, j’étais frappé par cette réaction de Patrice. Je dis: "mais,
c’est vrai ça. Mais, tu comprends, c’est impossible que cette chose
arrive".
Dans ma naiveté, je ne comprenais pas qu’on allait changer à ce point.
Les Belges, la CIA, tout le monde a tout fait pour que finalement
Kacasvubu change et casse le 5 septembre casse Lumumba. Tout changeait à
ce moment-là.
Voilà, ça c’est des souvenirs terribles. Mais c’est le début avec la
constitution congolaise et avec Lumumba qui était vraiment un hiomme
extraordinaire et qui voulait sauver son pays par tous les moyens. Mais
pour les Américains, on a vu ça…dans des films, on a vu ça dans des
films à la télévision, la CIA envoyait des chimistes pour l’empoisonner.
J’au vu ça à la télévision allemande, à Berlin. Devlin, le patron de la
CIA, avoue: "mais, oui’, dit-il, "c’était un communiste, il faisait le
jeu de Moscou. 24:57 Vous vous rendez compte, pour les Etats-Unis, si
toute l’Afrique basculait du côté de Moscou, c’était une tragédie. Donc
ça c’était le climat quand même de l’époque.
Et moi, j’ai quitté Patrice. Le 3 juillet, je rentrais pour mon boülot
au Crisp à Bruxelles. Et Patrice me disait: "mais non, ne pars pas. Tout
est arrangé, tout est en ordre. Je veux que tu fasse le tournée des
popottes avec moi et on va faire la tournée des provinces". Je dis à
Patrice: "écoute, c’est impossible. J’ai mon boulot, je dois rentrer à
Bruxelles" etc. Et le lendemain, il faisait encore une grande conférence
de presse avec les ambassadeurs, où l’ambassadeur de Belgique allait
l’embracer parce qu’il disait: "nous allons travailler ensemble". Le
soit même, à cause de ce cher général Janssens, la Force Publique se
rebellait, contre Lumumba d’abord et puis contre les Belges. Et tout à
ce moment-là basculait. C’était fini, tous les espoirs étaient terminés.
26:07

Voilà ces horribles souvenirs.

Q. Est-ce qu’on peut brièvement aborder quelques aspects
des mots qui sont probablement les plus importants que Lumumba a
prononcé? C’est son discours du 30 juin. Donc à Kinshasa où
l’anti-Lumumbisme était assez important en ’60. Vous entendez toujours
aujourd’hui des critiques que c’était un grand erreur de Lumumba d’avoir
insulté les Belges au lieu des les garder et de reconnaître les biens
qu’ils ont fait. Comment voyez-vous ce discours, qui est en fait devenu
un discours historique pour toute l’Afrique, de Lumumba, le 30 juin?
27:13

VL. C’est tout de même quelque chose d’extraordinaire.
Et ça montrait que Lumumba, contrairement à ce que toute la presse
racontait, à ce que les Abakistes racontaient, que Lumumba était pour
une collaboration profonde avec tous les Belges. Il avait encore donné
une conférence de presse deux-trois jours avant en disant: "je ne veux
pas voir partir ces dixaines de milliers d’Européens qui sont ici ches
nous. Au 30 juin ’60, il y a 13 millions d’habitants au Congo et il y a
13 universitaires, c’est-à-dire 1 universitaire par million d’habitants,
contrairement à l’Angleterre et à la France. Donc, il fauit qu’ils
restent à notre service. Parce qu’on n’a rien fait pour nous apprendre à
gérer notre pays quand nous allons être indépendants. Donc il faut
qu’eux restent".
Or, trois jours avant le 30 juin, Reginald Hemeleers qui dirigeait la
presse gouvernementale belge dit: "ah Jean, tu sais, est-ce que tu as vu
le discours du roi Baudouin et de Kasavubu, le 30?" Je dis: "non, je
n’ai pas eu ça". "Je te les donne, c’est ça qu’ils vont prononcer le 30
juin". 28:31
Je lis ces deux discours, je suis affolé. Je dis: "mais comment est-ce
que mon jeune monarche peut avoir un style léopoldien, comme si rien n’a
changé dans l’univers et comme si la décolonisation n’était pas à
l’ordre du jour, partout dans le monde. Et Kasavubu, c’est tellement
pâle, pour un chef d’état, de faire un discours".
Je bondis chez Patrice. C’était quand même assez incroyable. Je dis à
Patrice: "tu as lu ces discours, de Baudouin et de Kasa pour le 30?" –
"Mais non, personne ne m’a rien donné ". – "Comment, tu es premier
ministre, et t’as même pas été informé des discours qu’il va avoir le 30
juin?" – "Ah moi, je n’ai pas la parole. C’est seulement le roi et
Kasa". 29:21
Evidemment, avec le recul, je me dis: "pourquoi j’ai fait ça?".
Je dis à Patrice: "c’est quand même pas possible. Le jour de
l’indépendance, avec tout ce que tu as fait , qu’on va seulement laisser
la parole au roi et à Kasa? et que toi, tu ne causes pas? Alors,
écoute moi bien. Tu vas être à 3 mètres du micro. Quand le roi et Kasa
auront terminé, tu te lèves et tu prends la parole". Et Patrice a cette
première réaction: "mais Jean, c’est impossible. Le protocole est sacré,
personne ne peut changer le protocle. Eux ont la parole et moi, je dois
me taire" – "Tu ne dois pas te taire"! Je vois qu’il réfléchit: "oula!
Bon, je ne sais pas, Jean, je ne sais pas".
Et je ne le vois plus jusqu’au 30 juin. On est le 28, je ne le vois
plus.
Et quand j’arrive au parlement le 30 juin au matin, je vois mon même ami
Reginald Hemeleers qui distribue un texte à tous les journalistes qui
sont là. Je dis: "mais qu’est-ce que tu distribues?" – "Ah, c’est le
discours de Lumumba". Je dis: "comment ça?" – "Ah oui, j’ai imprimé"
dit-il. 30:45
Donc en deux jours il avait été capable de rediger cet extraordinaire
discours africaniste merveilleux. Que pour les Belges et les Abakistes
c’était scandaleux, il n’y aucune injure des Belges dans ce texte,
aucune injure. Evidemment, il critiquait Léopold-II dans ce texte. Mais
sinon, c’est un grand geste de fraternité d’un homme émancipé, pas d’un
lêche-botte. Et ça, beaucoup de Congolais ne pouvaient pas le
comprendre, et les Européens non plus. Et c’était ça son acte
extraordinaire.
Alors, dans la salle, tout le monde applaudissait, tous les
afro-asiatiques qui étaient là, c’était un grand applaudissement de
Patrice, qui avait donc pris le micro.
Mais plus malin que moi encore, il avait dit à Kasongo, le président de
la chambre: "quand les deux autres ont fini, puisque c’est toi qui donne
la parole, tu me donnes officiellement la parole". Il avait fait ça
dans les règles juridiques du parlement. Donc Patrice était vraiment un
homme extraordinaire! Evidemment, le roi s’écroulait. Je vois qu’il se
penchait sur Kasavubu: "qu’est-ce qu’il se passe? Ce n’est pas prévu!" –
"Non, c’est pas prévu". 32:11 Dès après, l’Israélien qui était là, les
autres et moi, on bondit chez Patrice pour dire: "t’as quand même été
un peu dur. On va se mettre à table maintenant avec tout le monde…
Euh, fais un petit speech rectificatif, pour que les gens soient quand
même un peu tranquillisés". Je vois que Gaston Eyskens lui fait le même
barratin. Et dans ses mémoires, à la télévision, il dit: "j’ai été le
nègre de Lumumba", parce que c’est lui qui a rédigé ce texte du repas de
midi pour Patrice. Qui est un texte amical vis-à-vis des colonisateurs
et tout ça.

Q. Souvent on dit qu’il a insulté les Belges, mais c’est
pas vrai.

VL. C’est pas vrai du tout. Il n’y a aucune insulte.
33:05

Q. Mais, j’ai une autre réflection sur ce discours. On
peut aussi dire que Lumuma a rappelé tout ça pour que ça ne revienne
plus jamais. Les brimades, les prisons etc. Mais dans l’histoire c’est
revenu. Mais maintenant avec des Congolais à la tête. Puisque, quand
vous voyez ce que Mobutu a fait, c’est tout ce que Lumuma dit dans son
discours. Il l’a repris. Il a même agravé.

VL. Oui (silence). Mobutu, c’était l’homme ici. Il
venait à nos réunions de Présence Africaine, ’58, ’59, ’60, avec Kanza,
Bomboko et tous les autres qui étaient ici, les premiers universitaires
congolais. 34:05 Et déjà à ce moment-là on me disait: méfie-toi de
Mobutu parce que c’est un lêche-botte des Belges. Pff, on ne croyait pas
encore tout cela. Et je me souviens quand j’étais dans le bureau de
Patrice, Joseph-Désiré rentre de Bruxelles, ça devait être à la mi-juin
’60, et – je me rappelle tout le temps de ça, ça a l’air un peu idiot –
mais il entre dans le bureau de Patrice: "t’as pas deux mille balles?"
Mobutu disant à Patrice: "t’as pas deux mille balles?", lui qui allait
devenir milliardaire après et voleur et tout le bazar et son premier
geste avec Patrice devant moi dans le bureau: "t’as pas deux mille
balles?"
Je me suis dit: "bon dieu, mais, où sommes nous? Et ce bureau de Patrice
en juin ’60, c’était terrible parce que il venait d’être nommé premier
minister mais il n’avait pas de cabinet vraiment outillé. Donc, je vois
vraiment s’accumuler des télégrammes et des lettres.
Personne ne pouvait lire tout cela, dans l’atmosphère électrique
d’alors. Je dis: "mais qui s’occupe de ça?". Patrice me dit: "ah…".
C’étaient des problemes. 35:29

Q. Avec tout ce que vous avez comme impression et
réflection sur Lumumba, dans le monde d’aujourd’hui quelles sont les
qualités de Lumumba qu’il faudrait populariser dans la population?

VL. Evidemment, pour moi qui suis un vieux militant, je
dois dire, je n’ai plus la santé ni la force de suivre l’évolution
aujourd’huide ce cher pays. A 80 ans je n’arrive plus à avaler toutes
les nouvelles. Moi je voudrais évidemment retrouver une équipe avec ces
élections qui va avoir lieu, que ça puisse réussir avec le fils Kabila,
qu’enfin la république du Congo retrouve sa serrennité , que la
corruption disparaisse, parce qu’au fond les Belges aussi ont contribué à
leur apprendre ce qu’était la corruption, les enveloppes et tout ça,
moi j’ai toujours cette image en tête.
Et ce dévouement à la chose publique qu’avait Patrice, ce
désintéressement total, c’est ça que moi j’aimerais retrouver dans la
dimension politique d’aujourd’hui du Congo. 36:57 Mes plus grandes
espérances sont là. Je vois là la sortie des biographies des centaines
de délégués de la Transition, je ne les connais plus à part
quelques-uns, je ne suis plus du tout dans cette génération. Mais je
souhaite qu’elle soit vraiment dévouéé et désinteresséé et que les
hommes politiques soient là pour servir le peuple et pas pour servir
leurs poches. 37:30

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.