30.06.10 Le Vif – George Forrest " Les attentes des Congolais sont énormes "
la province minière en 1921, George Forrest a pris seul les commandes du
groupe familial en 1986. Accusé d'avoir fait sa fortune alors que
l'ancienne colonie belge sombrait dans la faillite, il s'est taillé un
empire qui pèse lourd en RDC. Mines, génie civil, cimenteries,
agroalimentaire et, depuis peu, banque et compagnie aérienne : le «
dernier colon du Congo », comme certains l'appellent, a diversifié, ces
derniers mois, les activités de son groupe, fragilisé par la crise, la
concurrence chinoise et la remise en cause des contrats miniers.
Rencontre avec un homme d'affaires influent et controversé, qui préfère
la discrétion aux coups d'éclat, et parle d'une démocratie congolaise
encore fragile.
Le Vif/L'Express : Bruxelles et Kinshasa ont tourné, l'an
dernier, la page d'une crise des relations bilatérales. La Belgique
est-elle encore écoutée au Congo ?
George Forrest : Il y a des hauts et des bas dans les
relations belgo-congolaises. Mais la Belgique accepte de jouer le rôle
d'un ambassadeur du Congo sur la scène internationale. Elle y fait
passer des messages.
Albert II est l'invité d'honneur des célébrations du
cinquantième anniversaire du Congo. Cela vous réjouit ?
Ce déplacement est important. Mais les attentes de la population
congolaise sont énormes. Elle s'imagine que le roi débarque à Kinshasa
avec plein d'argent à distribuer ! Il faut faire passer l'idée que la
Belgique vient voir un peuple ami, un partenaire, indépendant depuis
cinquante ans. Il faut qu'elle soit porteuse d'une nouvelle vision de
ses relations avec le Congo. Elle doit faire comprendre qu'elle vient
pour faire des opérations gagnant-gagnant. Pour le moment, son aide et
ses investissements en RDC n'ont aucune visibilité !
La coopération avec le Congo a pourtant été relancée, avec un
programme qui prévoit la réhabilitation de pistes rurales, des aides
dans l'agriculture, l'enseignement, la santé…
La Belgique dépense 300 millions d'euros par an au Congo, mais qu'en
voit-on sur le terrain ? Les Congolais eux-mêmes se disent surpris par
l'ampleur de ce montant. Il faut cesser de pratiquer le saupoudrage, de
financer des ONG qui, pour certaines, se contentent de faire planter
quelques champs de tomates ici ou là.
Quelle alternative ?
La Belgique devrait prendre en charge quelques grands travaux de
réhabilitation. Le chemin de fer Matadi-Kinshasa, par exemple. En 2007,
la coopération belge avait financé, à raison de 3 millions d'euros, la
reconstruction du pont de Nyemba, au Katanga, détruit par les crues en
1997. Voilà un projet peu coûteux et qui a eu un impact formidable. Le
train qui reliait Kalemie, sur les bords du lac Tanganyika, à Kindu et
Lubumbashi a pu à nouveau passer, ce qui permet de désenclaver la
région. Pourquoi ne lancerait-on pas des projets publics-privés au Congo
? Tout le monde s'y retrouverait.
On vous appelle tour à tour « le patriarche », « le dernier
colon du Congo », « le vice-roi du Katanga », le « Congolais blanc ».
Ces surnoms vous flattent ou vous énervent ?
J'aime bien le « Congolais blanc ». Il n'y a pas de raison de m'appeler «
vice-roi du Katanga ». Je suis le plus grand opérateur privé du Congo,
mais il y a un monde entre le secteur économique et la sphère politique
en RDC.
Les liens entre ces deux milieux sont pourtant parfois étroits
en RDC.
Mais les fonctions de patron d'entreprise et de politicien sont
différentes !
Où étiez-vous le 30 juin 1960, jour de l'indépendance du Congo ?
Au Katanga. J'allais avoir 20 ans. J'ai eu une belle jeunesse dans ce
merveilleux pays, agréable à vivre et très riche. La population
congolaise était heureuse de fêter l'indépendance. Confiants, nous
n'imaginions pas les drames qui allaient survenir quelques jours plus
tard. Mais, même après l'effondrement du pays, nous n'avons jamais
envisagé de le quitter.
Comment vous et votre famille avez-vous vécu la sécession
katangaise, proclamée le 11 juillet 1960 ?
Au début, la sécession a redonné de la stabilitéà la province minière,
puis il y a eu les interventions militaires. Mais je n'ai pas de
nostalgie vis-à-vis de la sécession katangaise. Je suis attaché à
l'unité du pays.
Vous avez été naturalisé belge en 1995. Mais vous arborez
toujours les drapeaux congolais et français, épinglés sur le revers de
votre veste. Finalement, êtes-vous congolais, belge ou français ?
Je me sens surtout congolais. Mais je suis aussi consul de France
honoraire. Et je représente des intérêts économiques belges. Je suis
même, aujourd'hui, le seul Belge qui investit beaucoup au Congo.
Curieusement, depuis que j'ai acquis la nationalité belge, j'ai été
beaucoup attaqué en Belgique !
Des ONG belges vous ont, en effet, accusé de participer au
pillage des ressources minières du Congo et un rapport congolais vous a
cité parmi les bénéficiaires de contrats léonins. Avez-vous gardé une
amertume de cette époque ?
Tout le monde se rend compte, aujourd'hui, que ces attaques étaient
malveillantes, injustes. Contrairement à ce que certaines ONG ont voulu
faire croire, je ne suis pas un prédateur. Notre groupe assure un
développement économique au Congo. Parmi les opérateurs, il y a des
investisseurs, qui créent de l'emploi, et des spéculateurs. Nous faisons
partie de la première catégorie.
Le secteur minier produit peu de rentrées dans les caisses de
l'Etat congolais, alimentées pour moitié par les donateurs étrangers.
N'est-ce pas choquant ?
Nos sociétés minières ont été les premières à publier des données
financières précises. Nous faisons partie des opérateurs qui alimentent
les caisses de l'Etat. Le grand drame du pays, c'est la persistance,
dans le secteur minier, de l'activité informelle, non taxée. C'est aux
autorités à mettre de l'ordre dans ces trafics.
Vous appelez régulièrement les sociétés belges à venir investir
au Congo. Quelles qualités faut-il avoir pour faire des affaires en RDC ?
Il faut pouvoir prendre des risques, saisir les opportunités qui
passent. Moi qui connais bien l'Afrique, je peux mieux calculer que
d'autres jusqu'où aller dans le risque. Mais attention, la RDC n'est
tout de même pas un casino.
Le Congo actuel est-il un pays fiable pour les investisseurs ?
Y faire des affaires est moins facile qu'autrefois. En cause, le manque
de sécurité juridique pour les investissements. Les entreprises
subissent des ingérences dans leur politique de gestion. Elles devraient
pouvoir se développer sans entraves, à partir du moment où elles
respectent la loi, bien sûr.
Ces obstacles n'existent-ils pas depuis longtemps ?
C'est pire aujourd'hui qu'hier. La « revisitation » des contrats miniers
par les autorités congolaises a créé un malaise général et a fait fuir
les capitaux étrangers. Quand les grands projets Tenke Fungurume et
Katanga Mining seront réalisés, le secteur minier aura bénéficié,
globalement, de 2 milliards de dollars d'investissements, alors que l'on
citait naguère le chiffre de 5 milliards.
L'arrivée en force des Chinois au Congo a provoqué une remise à
plat des contrats miniers. Vous considérez-vous comme la principale
victime du deal entre Kinshasa et Pékin ?
Récemment, d'autres groupes ont beaucoup souffert. Mais nous avons été
la première victime. Nous avons dû rétrocéder, en février 2008, deux
permis situés près de Kolwezi. Nous avions pourtant obtenu toutes les
autorisations, entérinées par un décret présidentiel. Et tout a été
cassé par simple arrêté ministériel. Cela pose question.
N'avez-vous pas obtenu un dédommagement de 825 millions de
dollars ?
On l'a négocié ! Les Chinois se sont rendu compte qu'ils risquaient de
perdre la partie sur le plan juridique. Notre groupe a été contraint de
donner son accord à la rétrocession, moyennant un dédommagement, mais
qui n'a pas encore été attribué. Il ne le sera qu'en 2015, à moins que
l'on découvre, d'ici à 2013, des gisements équivalents à ceux que nous
avons dû rétrocéder.
Vous qui avez toujours fréquenté les allées du pouvoir, déjà
sous Mobutu, quelles relations entretenez-vous avec le président actuel ?
Je le vois de temps en temps, mais nous n'avons pas de rencontres
régulières.
Vous avez reconnu, dans un journal suisse, avoir financé le
PPRD, la formation politique de Kabila, lors de la campagne électorale
de 2006. Vous continuez à aider le parti présidentiel ?
J'ai financé la campagne électorale du PPRD en 2006, mais aussi celles
d'autres partis congolais, qui avaient peu de moyens. C'était une façon
de contribuer à l'essor de la démocratie, du multipartisme, d'encourager
la diversité des opinions politiques trop longtemps bridées. Le
financement des partis par le secteur privé est d'ailleurs autorisé en
RDC.
La prochaine élection présidentielle en RDC est prévue à
l'automne 2011, à moins que le mandat de Kabila soit prolongé de deux
ans. Certains observateurs pronostiquent déjà une crise de la démocratie
congolaise. Votre sentiment ?
La démocratie congolaise reste très fragile. Pour organiser les
élections, il faut des moyens. Le pays ne les a pas. Je ne vois pas
d'autre solution qu'une nouvelle intervention de la communauté
internationale.
OLIVIER ROGEAU