1930 Témoignage de Pierre Orts
Je rentrai en Belgique soucieux. Le spectacle qui
sétait étalé sous mes yeux rappelait singulièrement les excès du travail forcé
qui naguère avaient ameuté les consciences contre lEtat Indépendant. Le
souvenir sen était estompé; on faisait confiance au régime belge. Mais il eut
suffi que fût révélé létat de choses actuel pour que notre administration
coloniale fût frappée de discrédit et le renom de la Belgique compromis.
Le ministre des Colonies de lépoque était M. Henri
Jaspar[1],
grand travailleur, dintelligence très vive, M. Jaspar était affecté dune
excessive susceptibilité. Les critiques les plus anodines avaient le don de lui
faire perdre son sang-froid.
Avait-il eu vent par des rapports dAfrique des
dispositions dans lesquelles je rentrais ? Toujours est-il quil me
dépêcha le secrétaire général de son Département, M. Gohr, que je connaissais
de longue date comme un excellent esprit. Je fis à ce haut fonctionnaire le
tableau de la situation.
Il nen fallut pas davantage pour que le Ministre déclinât,
sous des prétextes polis, ma demande dêtre reçu par lui.
Dune indiscutable intégrité personnelle, M. Jaspar
nétait pas complètement indépendant de la haute finance; il passait pour
devoir sa fortune politique à M. Francqui et, M. Francqui, cétait la Société Générale
de Belgique avec son chapelet daffaires coloniales : lUnion Minière du Haut-Katanga, la Compagnie Forestière et combien dautres. Or, la
disposition dune abondante main-dœuvre était la condition de la prospérité de
toutes les entreprises.
M. Jaspar me connaissait : il crut pouvoir
spéculer sur la répugnance que jéprouverais à porter devant le public une
question aussi délicate, au risque dy attirer lattention de létranger. En
évitant de mentendre il crut me fermer la bouche. Cette
attitude ne me laissait plus le choix des moyens.
Par une conférence donnée au Palais des Beaux-Arts à
Bruxelles en présence du Roi, le 3 décembre 1928, jinaugurai une campagne qui
devait me valoir autant dencouragements venus des milieux les plus divers, que
damères critiques et de dénégations de la part du monde des affaires. Le texte
de cet exposé parut dans la revue « Le
Flambeau » (numéro du 1er février 1929) sous le
titre : « Létat de la santé publique au Congo et le problème de
la main-dœuvre indigène ». Dans lentre-temps, un quotidien
bruxellois avait publié une protestation contre les abus du recrutement de la
main-dœuvre au Congo, émanant des chefs ecclésiastiques catholiques du Congo
Belge; comme préface à ma communication, Le Flambeau reproduisit ce
document qui renforçait singulièrement lexposé de mes propres constatations.
M. Jaspar ne pouvait être tenu pour responsable de la
situation que je dénonçais; il avait accédé au pouvoir depuis quelques mois
seulement et son action personnelle navait pu encore se faire sentir au fond
de lAfrique. Lidée de faire le procès de sa gestion ne métait pas venue. Il
nen prit pas moins ombrage de mes paroles et voulut y voir une attaque
personnelle. Certains de ses collègues sinterposèrent entre nous, sans
cependant réussir à le décider à me recevoir. Il devenait nécessaire de frapper
un second coup, plus vigoureux.
Le 21 février 1929, je repris le sujet dans une
communication devant un cercle détudes sociales et politiques. La presse
navait pas été conviée, le département des Colonies était représenté par
plusieurs hauts fonctionnaires. Cette fois, jy allai avec moins de
circonspection et débridai largement la plaie. Jattendis la réaction. Comme
elle ne se présentait pas, je livrai mon texte à limpression sous le titre
« Le Congo en 1928 » et jen distribuai des exemplaires aux
membres du Gouvernement, aux ministres dEtat et aux membres des Commissions
des Colonies du Sénat et de la
Chambre. En déclinant de lui donner une plus large diffusion,
jobéissais encore au souci déviter, sil était possible, un éclat public.
Léclat se produisit néanmoins du fait dune
interpellation dEmile Vandervelde à la Chambre (séance du 25 mars 1930). Dans sa
réponse, M. Jaspar contesta mes appréciations, jusquà celles basées sur la
documentation officielle émanant de ses propres services. Dans son irritation,
il se laissa aller à des insinuations déplaisantes visant mon indépendance
personnelle et les mobiles qui mauraient fait agir. Une réplique simposait.
Je la donnai sous la forme dune lettre ouverte (Annexe XIII), distribuée aux
mêmes personnalités qui avaient reçu la brochure.
Parmi les nombreuses approbations que javais
recueillies il en était une dun poids particulier. Voici ce que lon
mécrivait :
« Jai lu dun
bout à lautre votre « Congo en
1928 » quune main amie mavait envoyé. Malgré ce quon en a dit
ailleurs, laissez-moi vous féliciter de ces pages courageuses et sincères. Il
était impossible de traiter avec plus de maîtrise clairvoyante et de modération
le sujet extrêmement délicat quexposa votre conférence. Je regrette infiniment
que notre presse coloniale et même notre presse tout court se montrent si peu
capables de comprendre la gravité du problème et… le danger de certaines
pratiques actuelles au Congo. La commission denquête que vous proposez eut
certainement été un événement capital et bienfaisant. Ny a-t-il plus rien à faire
pour que ce projet aboutisse ? Ou bien faudrait-il créer ici même en
Belgique un comité libre et agissant qui travaillerait lopinion ? En tout
cas, je vous remercie au nom des missionnaires, que je connais un peu,
et en mon nom. Vous avez fait une bonne action. Récidivez, cest mon
meilleur souhait. »
Mon correspondant était le R.P. Charles, S.J., une
forte personnalité, très au fait des questions coloniales, membre de lInstitut
Colonial International. Le R.P. Charles dirigeait à Louvain linstitut où
sachevait la formation des religieux désignés pour les Missions dAfrique et
il était en contact permanent avec les Missions catholiques établies dans
toutes les régions de la Colonie. Circonstance propre à corser
lincident : le R.P. Charles était le frère du chef de Cabinet[2] de M.
Jaspar.
Premier ministre et ministre des Colonies, ce dernier
représentait à la Chambre
le Parti Catholique. Si javais rendu public le témoignage dapprobation qui
métait décerné au nom des Missions catholiques, ceut été pour lui le coup de
massue. Renverser le Ministre nétait pas mon propos : la lettre du R.P.
Charles demeura ensevelie dans mes cartons.
Au surplus, le but était atteint : javais été
avisé officieusement de ce que le Roi pressait son Ministre dordonner
lenquête que je réclamais. Dautre part, éperonnée par le reproche
dindifférence que je lui avais adressé, la Chambre avait repris lexamen de la question de
la main-dœuvre (séance du 26 juin 1930) à loccasion de la discussion du
budget du Congo pour 1930. Cette discussion prit alors une ampleur inusitée.
En 1933, je repris le chemin du Congo. Cette fois mon
itinéraire ne couvrit que la seule province du
Kivu, région à la fois minière et agricole où étaient établies de nombreuses
entreprises européennes. Les fonctionnaires locaux se complurent à me
communiquer des instructions de Bruxelles datées de 1929, interdisant aux autorités de procéder dorénavant
elles-mêmes au recrutement des travailleurs indigènes et leur enjoignant
dexercer un contrôle étroit sur le recrutement par des particuliers. La
pratique avait rejoint la
légalité. En livrant cette bataille, combien dêtres humains
navais-je pas préservés dun cruel destin.
Dans lentre-temps, la crise économique qui accumula
tant de ruines de par le monde avait gagné le Congo. De nombreuses entreprises
avaient suspendu leurs exploitations, dautres avaient restreint leur activité.
Dinsuffisante quelle avait été, la main-dœuvre disponible était devenue
surabondante eu égard aux besoins réduits. A la crise de la main-doeuvre telle
quelle se présentait cinq ans auparavant, avait succédé le chômage; plusieurs
dizaines de milliers de travailleurs arrachés naguère à leurs villages avaient
été renvoyés chez eux.