04.12.10 Pour Pierre Péan, la Françafrique n'existe plus (Les Inrocks )

Pierre
Péan – Ma thèse, c'est qu'au Rwanda en 1994, il n'y a pas eu seulement
un génocide exécuté par les milices hutus contre les Tutsis, mais que
parallèlement des Hutus ont
été exécutés en masse par les soldats du Front patriotique rwandais
(FPR) de l'actuel président Paul Kagamé. Surtout, je soutiens que ce qui
s'est passé en 1994 est l'aboutissement d'une guerre civile commencée
en 1990. Une guerre superbement bien pensée, à la différence d'autres
guerres civiles en Afrique.

Bien pensée par qui ? Par Kagamé et
son parti le FPR mais pas seulement. Derrière, on trouve Yoweri
Museveni, le dirigeant de l'Ouganda. Bien pensée pourquoi ? Non
seulement les mecs ont des missiles, des armes sophistiquées, mais ils
mènent dès le début une guerre de l'information. Bien pensée parce que
Kagamé présente ça tout de suite comme une guerre de libération. La
théorie fonctionne encore aujourd'hui, dire qu'évidemment ce sont les
extrémistes hutus qui ont planifié le génocide des Tutsis, mais planifié
aussi l'attentat contre l'avion du président Habyarimana, pourtant hutu
lui-même. Or, dès 1996, les
enquêteurs du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
commencent à trouver que ça ne colle pas. C'est ce que je raconte dans
mes livres.

Dans Carnages, vous dites que le vrai génocide
aurait eu lieu en 1996-97, par les Tutsis de Kagamé contre les Hutus
réfugiés dans la région du Kivu, dans l'est du Congo. Des millions de
morts dont personne n'a parlé.

Ce que j'essaie de montrer, c'est
qu'on fait comme si la France était encore le moteur principal de
l'Afrique – la Françafrique -, ce qui n'a plus de sens. On raconte que,
dans une logique néocoloniale, la France a aidé le Hutu Habyarimana à
préparer le génocide des Tutsis. Schéma qui fait de la France la
puissance maléfique absolue et de Kagamé, le chevalier noir triomphateur
du néocolonialisme français. A l'opposé, Bongo, au Gabon, est devenu
l'infâme salaud. J'essaie de montrer que cette grille de lecture est
fausse et que Paul Kagamé a été adoubé
par les Américains pour qu'il les aide à dessiner les nouveaux contours
des zones d'influence dans l'Afrique des Grands Lacs et dans l'ancien
Zaïre, en réduisant celle de la France.

Maintenant, que s'est-il
passé au Kivu en 1996-1997 ? Le nouveau régime rwandais s'est vengé sur
les Hutus qui s'y étaient réfugiés. Il n'est pas sûr qu'on puisse
employer le mot "génocide". Mais, et c'est une première, un rapport de
l'ONU, publié le 1er octobre dernier, évoque la "possibilité d'un
génocide". C'est simple : les Tutsis du FPR, revenus au pouvoir avec
Kagamé, ont considéré tous ces Hutus comme des génocidaires. Ils les ont
massacrés, et l'histoire est passée comme une lettre à la poste. Dans
un superbe bouquin, A Continent for the Taking, le journaliste du New
York Times Howard French, qui était sur place, raconte qu'en fait de
génocidaires, c'étaient en majorité de pauvres gens cavalant dans la
forêt.

Vous racontez
qu'à l'époque la France avait essayé d'intervenir pour sauver les Hutus mais avait été bloquée par les Américains.

Oui,
et ça n'a jamais été révélé. Jacques Chirac a essayé d'intervenir par
deux fois. Bien sûr, les services français étaient au courant de tout ce
qui se passait sur le terrain, et notamment que Rwandais et Ougandais
recevaient de l'aide américaine dans leur traque aux "génocidaires".
Chirac a d'abord voulu lancer une opération multinationale, sachant que
la France, diplomatiquement isolée à cause des attaques contre sa
politique passée au Rwanda, ne pouvait pas la monter seule. Les
militaires français ont essayé de travailler avec les Anglais, empêchés
par les Américains. Exaspéré, Chirac a donné des instructions pour
préparer une deuxième opération, cette fois totalement française. Les
pressions américaines l'ont obligé à faire revenir du Kivu forces
spéciales et agents de la DGSE. Dans les
deux cas, ni Kagamé ni Museveni ne voulaient se retrouver face aux
Français.

Quel était l'objectif stratégique de Kagamé et Museveni ? Annexer des bouts du Congo ?

Kagamé
et Museveni voulaient étendre leur domination sur une région dont le
sous-sol et les terres sont riches. Agrandir "la République des
volcans", que d'autres appellent Tutsiland.

Les Américains veulent expulser la France de la région ?

C'est
effectivement l'un des aspects importants de ce qui s'est passé depuis
la chute du mur de Berlin. Roosevelt rêvait déjà de disloquer les
empires coloniaux de la France et de la Grande-Bretagne. Mais la guerre
froide a empêché les Américains de mettre en oeuvre cette politique.
L'intérêt de l'URSS pour le continent africain a obligé les puissances
occidentales à rester unies et donc à conserver plus ou moins les
anciens équilibres. Mais pour avoir une vue d'ensemble de ce qui s'est
passé en
Afrique de l'Est et dans la région des Grands Lacs, il est nécessaire
d'introduire un acteur important : Israël.

Israël s'intéresse à l'Afrique ?

Et
comment ! C'est probablement le pays qui, davantage que la France ou
les Etats-Unis, a la vision la plus cohérente depuis le milieu des
années 1950. L'Etat hébreu considère que l'Afrique est essentielle pour
sa sécurité. L'idée fondamentale, que j'ai mis du temps à comprendre,
c'est que l'Afrique représente pour Israël la profondeur stratégique qui
lui manque dans un environnement arabe hostile. Seulement, en Afrique,
il y a un os : le Soudan. Un pays énorme, cinq fois la France, sept
cents kilomètres de côte sur la mer Rouge, un pays riche, notamment en
pétrole… Mais un pays dirigé depuis 1989 par des islamistes, avec à
leur tête Omar El-Béchir. Israël considère le Soudan comme
potentiellement dangereux, autant que l'Iran. Il cherche donc à empêcher
par tous
les moyens que le pays devienne un deuxième Iran, capable un jour de le
prendre à revers. D'autant que Khartoum, la capitale, est en relation
étroite avec Téhéran et avec le Hamas.

Israël doit donc faire en
sorte que le Soudan soit toujours inquiet de ce qui se passe à sa
périphérie, dans le Sud-Soudan et à l'Ouest, dans le Darfour. Pour ce
faire, Jérusalem a noué des alliances étroites avec les pays limitrophes
du Soudan, surtout l'Ethiopie et l'Ouganda, pour encourager et aider
les rébellions à l'intérieur du Soudan. C'est ainsi qu'Israël a aidé Idi
Amin Dada et, quelques années plus tard, Museveni et Paul Kagamé, son
protégé. La tragédie rwandaise et son prolongement congolais ne peuvent
être déchiffrés s'ils ne sont pas reliés à la guerre secrète visant
Khartoum, menée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et les
pays frontaliers du Soudan. Ils sont en quelque sorte des dégâts
collatéraux.

Il n'y a pas qu'Israël qui s'intéresse au Soudan et à l'Afrique, il y a aussi la Chine.

J'y
consacre tout un chapitre. La pénétration chinoise est impressionnante
sur le continent africain. Ils investissent partout pour avoir accès aux
matières premières nécessaires à leur développement, ils s'occupent
aussi des petites boutiques sur les marchés qui, hier encore, étaient
tenues par des Africains. A Khartoum, j'ai vu concrètement l'argent
chinois : bâtiments neufs, embouteillages de voitures neuves, rues
propres. Officiellement, les Chinois ne font que du business mais en
réalité ils se sont déjà opposés à des décisions occidentales sur le
Soudan… Ils seront probablement demain des acteurs importants face aux
Américains.

Puissances traditionnelles et émergentes
s'intéressent aux richesses du continent et redéfinissent chaque jour
les zones d'influence. Le partage issu du traité de Berlin, en 1885, est
mort. Les Américains vont continuer à essayer de contrôler ce qui est
difficilement contrôlable. Mais leurs poulains Yoweri Museveni, Paul
Kagamé et Joseph Kabila ont failli : ils n'ont pas apporté la stabilité
dans la région des Grands Lacs. Vont-ils chercher à les remplacer ? Dans
l'agenda africain des prochains mois, il y a deux échéances à hauts
risques : en janvier prochain, le référendum au Sud-Soudan qui va
probablement entraîner l'éclatement du Soudan ; ensuite, l'élection
présidentielle en république démocratique du Congo.

Bernard Zekri & Léon Mercadet

Carnages – Les Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Fayard), 560 p., 24,50 euros

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