20.12.10 La Prospérité : Eric Mwamba / « le journalisme d’investigation peut jouer le rôle de contre-pouvoir en vue de grands changements en Afrique»

Le 31 Octobre dernier, il a été élu Président du Forum des journalistes africains d\'investigation, FAIR, qui a ses bureaux principaux à Johannesburg, en Afrique du Sud. Dans cette interview, il parle de ses priorités, de l’intérêt du public dans le journalisme d’investigation, des difficultés et des solutions à la pratique d’un métier pas toujours évident en Afrique.

Fair n’est pas très bien connu du grand public africain. Pouvez-vous mieux le présenter ? E.M. Le Forum des journalistes africains d\'investigation, FAIR, dont le siège se trouve à Johannesburg, en Afrique du Sud, a été créé en 2003 à l\'initiative de quinze confrères de differents pays africains. Son travail essentiel est la promotion des normes afin de faire du journalisme d\'investigation une profession à part entière.

Parmi nos innovations, il y a l\'organisation d\'enquêtes transnationales sur des sujets qui touchent directement la population mais qui ne font pas forcément l\'objet de dépêches de grandes agences de presse. Aujourd\'hui, Fair compte 187 membres présents dans 29 pays africains, anglophones, francophones et lusophones. Il va sans dire que nous sommes membres très actifs dans le réseau mondial des journalistes d\'investigation qui comprend les confrères et les organisations de cinq continents.

Depuis un certain temps, nous faisons en permanence l\'objet de sollicitations qui renforcent les opportunités de carrière de nos membres. Nous travaillons aussi en partenariat avec de grandes institutions, telles que Wits University qui a une faculté du journalisme d’investigation à Johannesburg. Vous avez été élu président de Fair, lors de sa dernière assemblée générale du 31 Octobre dernier à Johannesburg, avez-vous des priorités ? Les collègues m\'ont renouvelé leur confiance, après un autre mandat assumé en 2009.

Je reste dans la logique de la continuité avec bien sûr des défis énormes meme si notre travail se fait en équipe. Il faudrait œuvrer à faire de la pratique du journalisme d\'investigation une réalité dans les mœurs de nos rédactions, en particulier, dans les pays francophones. De même, renforcer les capacités des confrères à travers le réseautage et la participation effective des journalistes aux rencontres internationales et aux opportunités de carrière. A ce jour, l\'Afrique francophone fait figure de parent pauvre en la matière. Mais aussi, nous travaillons en sorte que la rémunération de nos travaux se fasse à un prix juste par des médias africains et internationaux qui les publient.

Le public n’est pas enthousiaste envers la presse au rabais. En tant que nouveau président, je vais lancer la réflexion sur la possibilité d\'une campagne en faveur d\'un nouveau droit constitutionnel de chaque citoyen africain à une information de qualité. Quel serait l\'intérêt du public dans le journalisme d’investigation et en particulier, le travail de FAIR ? Le journalisme d’investigation soulève des vraies questions sur des vrais problèmes sociaux dans l’objectif de changer les choses. Par exemple, notre enquête sur la corruption dans le football africain était devenue un thème de campagne lors de la dernière élection presidentielle en Côte d’Ivoire.

Avant le scrutin, plusieurs journaux indépendants et d’opposition en avaient fait les manchettes alors que le dossier était déjà publié plusieurs mois avant. Une stratégie éditoriale qui aurait contribute à la perte du président sortant, Laurent Gbagbo. L’enquête avait mis en lumière le système de détournements massifs des fonds publics qu\'on recycle dans le football dans le but réel d\'être redistribués entre les dirigeants avec la complicité de la FIFA. Alors que le football ne se développe pas et que cet argent, en principe, devrait financer des infrastructures de base et renforcer le développement dans les pays.

Notre équipe avait enquêté dans les fédérations de huit pays africains, y compris ceux dont les équipes participaient au mondial 2010. Les résultats étaient les mêmes dans tous ces pays. Une autre enquête en cours de publication, porte sur le développement illégal, également dans huit pays africains. En effet, les pirates Somaliens, les bandes organisées qui font le trafic illicite du pétrole entre le Nigeria et le Benin sont perçus comme des héros en raison de leur contribution au développement dans leurs communautés d\'origine.

En construisant routes, hôpitaux, écoles, et d\'autres infrastructures sociales et en donnant de l\'emploi à la jeunesse, ces bandits sociaux comblent le vide créé par des Etats souvent démissionnaires. Résultat, ils ont la légitimité auprès des populations qui n\'ont pas d\'autres choix que de collaborer. Par conséquent, les tentatives des poursuites judiciaires à leur encontre sont vues comme antisociales par les populations locales. Les recettes réalisées par les pirates Somaliens qui développent aussi le Kenya pourraient dépasser de trois ou quatre fois le budget du gouvernement du Puntland.

De même que le trafic illicite du pétrole représente entre 70 et 80% du chiffre d\'affaires de l\'économie du Benin. L\'enquête de FAIR place les Etats de ces pays devant leurs responsabilités du point de vue de la question morale, politique et juridique. D\'autant plus que ces criminels “développeurs” se sont aussi imposés dans la politique nationale en finançant aussi bien les partis politiques que les élections. Pourquoi pensez-vous qu\'il est important de promouvoir le journalisme d’investigation? Dans bien des pays africains, nous assistons à l\'absence de contre-pouvoirs réels. La justice et le parlement sont souvent sous la botte de l\'exécutif.

Le gouvernement a tendance à tout régenter. La plupart des médias ne sont pas indépendants par manque des moyens et de leur bipolarisation sur les fractions de la classe politique. Il n\'existe pas souvent une société civile organisée et structurée du fait de la pauvreté généralisée. Dans ces conditions, le journalisme d\'investigation pourrait jouer le rôle d\'un contre- pouvoir représentatif d\'autant plus qu\'il soulève des vraies questions sur des vrais problèmes sociaux. Il donne la parole aussi bien aux personnes souvent privées de droit et de parole qu\'à d\'autres acteurs majeurs de la communauté afin de faire changer les choses.

Comme vous le savez, le droit du peuple à s’exprimé à travers une presse libre est une caractéristique de la démocratie. Dans le contexte africain, le journalisme d\'investigation peut bien remplir cette fonction. Certaines langues affirment que Fair est un réseau pour anglophones. Qu’en dites-vous en tant que francophone? En aucun moment, il n\'existe de discrimination basée sur la langue au sein de FAIR. Certes, comme je l\'ai déjà souligné le journalisme d\'investigation n\'est pas bien connu dans des pays africains francophones.

Le fait que les anglo-saxons ont une longue tradition du métier fait que nos amis anglophones soient nombreux dans le réseau. Mais, nous travaillons sur la mise à niveau des francophones et même des lusophones afin de créer une dynamique continentale. Vous pouvez être rassuré, je suis un francophone mais je suis le Président de FAIR et cela, pour la deuxième fois. FAIR met un accent particulier sur l\'engagement, la passion et la méritocratie des journalistes et non sur des critères subjectifs.

Cela veut dire qu’un journaliste qui le desire, peut devenir membre de Fair ? La seule condition importante est la preuve d\'un travail de haute qualité professionnelle en tant que journaliste d\'investigation. Le membre professionnel qui bénéficie de tous les avantages offerts par l\'organisation doit être un journaliste dont l\'investigation est le style du métier. Il doit fournir au moins deux exemplaires de son travail dans ce sens, et sa candidature requiert l\'appui d\'au moins un membre honorable. Bien entendu, il existe aussi une catégorie de membres étudiants et celle de membres associés.

Quels sont, selon vous, les obstacles qui entravent la pratique du journalisme d’investigation en Afrique ? La loi sur la diffamation, l\'accès aux sources officielles, le manque d\'argent, les menaces, la culture de l\'oralité et l\'absence des bases de données statistiques, mais aussi le manque de collaboration entre journalistes travaillant sur les mêmes questions sont parmi les difficultés souvent rencontrées.

L\'usage de l\'Internet et la mise en réseau, par exemple, le projet Arizona de FAIR, qui consiste à poursuivre le travail d\'un journaliste qui fait l’objet de menace ou assassiné, le système de financement appelé petites bourses en faveur de reportages qui n\'auraient pas vu le jour sans cela, la recherche d\'opportunités de carrière, et la mise à disposition de banques des données constituées par des confrères occidentaux sont autant des réponses que FAIR apporte, autant faire que peu, à ces difficultés.

Au moment où d\'aucuns prédisent la disparition des médias traditionnels, et que les entreprises de presse sont confrontées à des difficultés financières énormes, n\'est-il pas utopique de prôner le journalisme d\'investigation dont la pratique demeure encore plus exigeante? Certes, l\'ancien modèle économique médiatique est en faillite. En partie, du fait que nous sommes dans la révolution du savoir, avec en toile de fond, la banalisation de l\'information. N\'importe qui, à partir d\'un téléphone mobile ou d\'une petite camera peut capter des images, écrire des textes et les distribuer via Internet.

Conséquence, des masses d\'informations non vérifiées sont reproduites par les uns et autres et cela entretient parfois un flou artistique, des informations souffrant de la qualité. Les gens lisent gratuitement les contenus des medias sur Internet. L’industrie médiatique est dans la tourmente. Toutefois, le métier d’informer n’est pas menacé. Je pense que le vrai journaliste devrait fournir des informations vérifiées et soutenues par des preuves, des documents et des statistiques. Nos articles ont souvent une valeur de document.

C\'est le seul style qui sera bien. Mon article sur le trafic des jeunes footballeurs avec l’aide de leurs familles a été reproduit par plusieurs médias en plusieurs langues à travers le monde. Une grande chaîne de télévision internationale s’en est inspirée, pour réaliser un film et chaque fois, mes droits d’auteur ont été reconnus. Cela est pareil pour la plupart des journalistes de FAIR qui remportent plusieurs prix chaque annee. S’il vous était donné de changer le monde, que feriez-vous ? (Eclat de rires). Si j\'étais le seul à décider, j’aurais supprimé les visas pour rendre effective la libre circulation des personnes et des biens.

Dans la même perspective, je pense qu’il serait indéniable que tous les citoyens du monde, en particulier, les africains, les sud américains et les asiatiques puissent avoir accès gratuit à l\'eau potable en quantité suffisante. Cela fait partie des objectifs du millénaire pour le développement décrétés par les Nations Unies en 2000 pour la réduction de la pauvreté jusqu\'en 2015. Malheureusement, nous sommes à la veille de l\'expiration de cette échéance, je ne vois pas de changements significatifs. Propos recueillis à Johannesburg et transcrits par Reece Hermine ADANWENON

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