Umwali: société "secrète" et proto-féminisme subversif de la femme congolaise

A une époque où l’autorité coloniale belge faisait face à
toutes sortes de mouvements de résistance organisés en sociétés
secrètes ou « sectes »—de la résistance politico-religieuse dans le
Bas-Congo représentée par Simon Kimbangu, en passant par la révolte
meurtrière des Pende dans le Bandundu aux hommes-léopards des
Azandés—il était normal que l’autorité coloniale considérât l’umwali
comme une secte au même titre que les autres sociétés secrètes
masculines. (Il est intéressant de noter que les « indigènes » pour leur
part considéraient que les civils belges s’organisaient en sectes de
cannibales qui enlevaient les Noirs qui s’attardaient la nuit dehors et
faisaient ripaille de leur chair).

Mais revenons un moment sur cette étrange caractérisation de
l’umwali par Vandecamp, car elle nous permettra d’amorcer une
redéfinition et une description plus appropriée en contrepoint de cette
société.

Selon Vandecamp : « La secte Mwali doit être appelée la
secte de la prostitution : c’est là son rôle principal. Tout homme
voulant profiter ou avoir des relations avec une femme de la secte doit
payer au préalable une somme quelconque. Toute femme qui veut faire
partie de cette secte doit se déclarer devant un conseil et exprimer le
désir de vouloir devenir prostituée. Elle doit se déclarer à la
disposition de tout homme qui se présente. La femme doit être nubile et
avoir eu des relations avec l’homme avant d’être admise dans la secte…
Toutes les réunions de la secte (exclusivement féminines) se marquent
par des chants, des danses et des grimaces ayant trait aux relations
sexuelles… La devise de cette secte est la suivante : « la perversion »…
C’est certainement là que se trouve la diminution de natalité chez les
Arabisés. Le plus grand danger consiste en ce qui suit : il paraîtrait
que la femme mwali qui entre dans la secte se rend stérile par certains
médicaments et lavages continuels du sexe… »

Notons tout de suite, comme l’a établi Luc de Heusch, que les
Bantous (
sont—Dieu merci—contre la pratique barbare de l’excision, véritable
fléau frappant certaines cultures de l’Afrique de l’ouest. En lieu et
place, les Bantous ont établi des pratiques de jouissance sexuelle de la
femme faites de l’élongation des lèvres inférieures ou du
clitoris—pratiques qui se retrouvaient tant au Burundi et au Rwanda
que chez les Luba, les Tshokwe, les Kongo et d’autres ethnies de la RDC.

Contrairement à ce que pense Vandecamp, bien avant tout contact avec
la culture « arabisée » tanzanienne, les femmes congolaises avaient des
pratiques similaires à l’umwali—comme le « Kifumu » par exemple des
femmes congolaises de la Province du Maniema.

Loin d’être une « secte de prostitution », l’umwali était une
pratique répandue et obligatoire des filles nubiles avant le mariage.
L’umwali n’était pas non plus une « perversion » mais bien un
apprentissage méthodique physique de la technologie sexuelle n’ayant
rien à envier aux méthodes millénaires du Yoga tantrique ainsi qu’une
préparation « morale » de la jeune fille aux obligations et aux devoirs
conjugaux de la femme. L’umwali contenait de ce fait un enseignement
théorique fait d’allégories (dont je donnerai un exemple dans le post
suivant). Si elle est devenue une secte ou une société secrète, c’est du
fait que l’autorité administrative coloniale, les paroisses et les
écoles catholiques pour filles réprimaient impitoyablement ce qu’elles
considéraient, pour reprendre la catégorisation de Vandecamp, comme «
une secte de prostitution ».

Mais Vandecamp a raison lorsqu’il déclare que l’umwali était «
exclusivement » un enseignement par et pour les femmes. C’est d’ailleurs
là son caractère subversif, non seulement aux yeux de l’autorité
coloniale, mais aussi au sein de la culture patriarcale congolaise
elle-même qu’elle subvertit de manière radicale. Mais, j’anticipe…

D’abord, qu’est-ce l’umwali ?

Un bon « kamusi » ou
dictionnaire swahili vous donnera les 5 définitions suivantes du mot «
umwali » (pluriel : wali) : 1) initié (e) ; 2) jeune fille vierge ; 3)
fille qui a ses premières règles ; 4) jeune femme ; 5) enfant avant son
initiation. (Que l’on note ici qu’en Kirundi et en Kinyarwanda, langues
empruntant beaucoup au lexique swahili, « umwali » signifie « jeune
fille » et est d’ailleurs un prénom féminin très commun au Burundi et au
Rwanda).

S’il est établi que l’umwali provient de la culture swahilie de la
Tanzanie, il est aussi vrai qu’un apprentissage similaire préexistait
dans toute l’Afrique centrale (comme on l’a dit pour le cas du Congo).
Dans sa forme moderne, l’umwali se retrouve partout en Afrique centrale,
jusqu’au centre et au sud du Malawi, chez les Nyanja, où il est appelé «
chinamwali ». L’umwali est un rituel d’incorporation de la fille nubile
dans la société des femmes. Mais plus qu’un rituel, il est surtout un
réseau informel qui fonctionne, dans un village ou en milieu urbain,
comme un ensemble de petits groupes féminins fonctionnant comme des
communautés de base de soutien qui perdurent durant toute l’existence
des membres.

Typiquement, un réseau élémentaire umwali est constitué d’une
dizaine de jeunes filles appelées « wali » qui sont sous l’apprentissage
d’une ou plusieurs « somo », des instructrices—instructrices en
pratiques sexuelles, pour les ethnologues qui s’entêtent à ne voir que
cet aspect dans l’umwali. (Le mot « somo »—pluriel : masomo—a aussi
les significations suivantes en swahili : 1) leçon ; 2) éducation ; 3)
femme qui instruit des jeunes filles en matière de sexualité ; 4)
assistante dans un rituel d’initiation ; et 4) homonyme).

Les piliers de l’enseignement umwali sont :

1) La technologie
de la pratique sexuelle consistant en 4 techniques principales, avec
des variations introduites par des recherches personnelles des « somo » :
a) le « kupeta » (littéralement : « vanner ») qui consiste en la
maîtrise des hanches de haut en bas et de bas en haut avec une
partenaire faisant fonction de l’homme au-dessus de la néophyte ; b) le «
kufyonza » (littéralement : « sucer ») qui est fait d’exercices de
contraction et de relâchement des muscles du vagin ; c) le « kuyunga »
(littéralement : « tamiser ») qui, comme le nom l’indique, consiste en
ondulations latérales à la manière d’un tamis ; et d) différentes
techniques de succions (du pénis), de petites morsures, et de baisers.

Comme dans le Tai Chi chinois qui consiste à fixer les mouvements du
Kung Fu par une déconstruction et une répétition au ralenti de tous les
mouvements rapides, deux danses umwali répètent et fixent les 3
premières techniques : a) le « Tikiza » (littéralement : roulement des
hanches) et b) l’ « unyonga » (littéralement : danse des reins).

2) L’hygiène du corps et du vagin : les wali et les somo se lavent
toute leur vie au moins deux fois par jour (le matin et le soir) et font
la toilette du vagin après chaque rapport sexuel. Cette extrême hygiène
vaginale pourrait peut-être partiellement expliquer le faible taux de
reproduction des femmes wali que Vandecamp taxe abusivement de «
stériles » (question d’ailleurs à résoudre par des études statistiques
historiques d’ethnosociologie de l’époque coloniale).

3) La connaissance des herbes médicinales pour combattre la
candidose, la vaginite, etc., et pour assécher le vagin—une concession
malheureuse au préjugé patriarcal congolais du « vagin sec ».

4)
Diverses techniques de contrôle et d’espacement des naissances dont :
a) la séparation sexuelle rigoureuse d’avec le mari de la naissance
jusqu’au sevrage de l’enfant (2 ans) de peur que l’enfant ne dépérisse
de « sanga » (rabougrissement fatal) ; etc.

5) Interdiction d’avoir des rapports sexuels quotidiens en vue
d’exacerber le désir de l’homme. Et lorsqu’on a ces rapports, on doit
s’accoupler tout au moins deux fois de suite.

6) Interdiction
d’avoir des rapports sexuels pendant la journée ou dans la nature (cette
dernière interdiction peut avoir été occasionnée en vue de prévenir des
morsures de serpents).

7) L’apprentissage de la toilette funéraire, car les corps des wali
mortes n’étaient préparés pour l’ensevelissement que par d’autres wali.
Il était d’ailleurs demandé au mari d’une grande somo morte de se
soumettre à un rituel nécrophile consistant à avoir un dernier rapport
sexuel avec le cadavre de l’épouse défunte après la toilette funéraire
et avant la mise en bière du corps. En cas de décès de l’enfant d’une
mwali, juste après l’enterrement, un coït immédiat s’en suit dans le lit
conjugal, parfois en présence des autres wali.

8) La fin de cet apprentissage de base de la mwali était marquée par
l'octroi d’un sceptre—très souvent un bâton recouvert de cuir—qui
confère à la mwali un pouvoir surnaturel dans son lit et sur son mari.
Pouvoir réel de la femme,homonymie, à cette occasion les néophytes
prennent soit des noms de leurs somo ou soit des noms swahilis qui
traduisent leur spécialité au lit : Bi-Safi (la demoiselle propre),
Bi-Sifa (la demoiselle glorieuse), Bi-Laza (la demoiselle berceuse),
Bi-Atosha (la demoiselle qui suffit), Bi-Furaha (la demoiselle joie).

9) Au cours de la nuit des noces de la mwali, la somo et d’autres
wali expérimentées assistaient dans la chambre nuptiale à la défloration
par le mari sur un drap blanc immaculé (ce qui balaye l’argument de
Vandecamp selon lequel l’umwali serait une « secte de prostitution »).
Après une défloration réussie, la somo et les wali présentes
s’emparaient du drap taché de sang, l’attachaient à un mat, et le
paradaient en chantant dans le quartier du marié.

Trois facteurs constituaient une subversion fondamentale de l’umwali :

a)
la pédagogie de l’umwali était une pédagogie analogue à celle de Dewey
faite de la mise en pratique du précepte pragmatique du «
learning-by-doing » (apprentissage par l’action). Ainsi, pour apprendre
la technologie sexuelle, la somo et les wali devaient se déshabiller
pour mimer l’acte sexuel dans tous ses détails ;

b) cet apprentissage n’était jamais terminé durant l’existence des
wali, puisque la recherche technologique ne pouvait s’achever. Les wali
continuaient donc à se rencontrer et à perfectionner leur technique tout
comme lors de l’apprentissage de base : nues et au corps à
corps—pratique qui faisait de ces wali des bisexuelles et de celles
d’entre elles qui étaient veuves des lesbiennes de facto ;

c) des allégories, des contes et des proverbes constituaient un corpus d’enseignement ésotérique.

Cette
grande pédagogie proto-féministe, toute cette connaissance précieuse du
corps (et de l’imaginaire) de la femme et cette chorégraphie complexe
ont aujourd’hui pratiquement disparu.

Lecture complémentaire :

1) Luc de Heusch. Rois nés d’un cœur de vache, Mythes et rites bantous, Tome 2 (Gallimard).

2)
Isaya Makungu Ma Ngozi. Umwali, l'éducation sexuelle de la jeune fille
Ngwana avant le mariage. Cahiers des Religions Africaines, Kinshasa.
[Education sexuelle chez les Arabisés Ngwana, du Maniema (Haut-Zaïre et
Kivu): description du rite umwali qui se tient pendant sept jours].
[1976, vol. 10, no20, pp. 309-320]

3) Pierre Salmon. L’ Umwali : une école d’amour africaine (Zaïre),
Université du Burundi, Actes du Colloque de Bujumbura (17-24 octobre
1989), repris comme chapitre in Histoire sociale de l’Afrique de l’est
(Karthala, 1991).

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