Miji, l'Hybride des Rives (Emilie Flore Faignond)
Evocation, avant tout, de l'itinéraire familial et social de l'auteur,
« Miji » répond à une aspiration, à une quête qui considère le langage à
la fois comme un médium et comme un refuge, sinon un exutoire aux
drames qui ont émaillé la vie de l'auteur. Et c'est tout naturellement
que l'auteur le dédie(1) aux deux figures tutélaires de son existence :
sa grand-mère maternelle Bajana Marie, surnommée "la vierge de Luebo" ;
et son père, le regretté Emile Faignond, grande figure culturelle du
Congo-Brazzaville dès avant les indépendances, jusqu'à sa mort en 2003.
"On naît poète. On devient écrivain", dit un adage. Dans cette
dernière publication, Emilie Flore Faignond rappelle avec émotion le
moment qui a vu l'écriture envahir son existence : "Elle se lança à
corps perdu dans l'écriture qui, plus que jamais, devint non seulement
son seul refuge, mais aussi une sorte de transfuge entre elle et le
monde inaccessible où dansait l'âme légère de son frère. Les mots
coururent sur les feuilles blanches, se remplirent de toute
l'expression de sa souffrance, de son impuissance, de ses mille et une
interrogations qui la torturaient, l'érodaient" (Miji, l'Hybride des
Rives, p. 579). Ce surgissement éruptif des mots débouchera sur «
Méandres », un recueil de poésie, genre propice à la rythmique lyrique
de l'auteur. C'est cette rythmique qui a imprimé cette métrique si
particulière aux vers de sa première production littéraire.
Cette publication est vécue comme un véritable accouchement, ainsi que
l'affirme l'auteur à propos de son passage à la télévision congolaise :
"cet instant (à la télévision) avait tant de similitude avec un autre
moment : l'accouchement. C'était l'enfantement de "Méandres", le bébé de
son esprit, comme elle l'aimait, comme elle tremblait pour lui, comme
elle s'inquiétait pour son avenir, son devenir" (604).
Cette richesse thématique en suggère d'autres, repérables dans le texte.
D'abord les langues d'usage, qui permettent à l'auteur de convoquer
aux côtés du français, langue principale de la narration, le lingala et
le tshiluba, lors de l'évocation d'une mélodie ou d'une coutume
africaines.
Les genres sont les plus représentés : poésie, textes de funérailles,
correspondance, considération morales et poétiques (essai), longues
pages sur la nature, allocutions d'anniversaires et de jubilés, prières
et requêtes adressées au Dieu des chrétiens, et j'en passe.
Le style, éblouissant, et d'une très grande poésie, mériterait à lui
seul une étude. Signalons simplement l'usage envahissant de la
périphrase, qui est sans doute, pour l'auteur, une manière de pudeur et
une porte ouverte sur l'imaginaire, poussant la réalité jusqu'au symbole
et au mythe. Cette fascination pour la périphrase est également une
manière de satisfaire le désir humain de nommer les choses et les êtres.
Une manière de rendre notre univers plus familier, de le maîtriser,
mais également d'en désigner la part de mystère.
Héritière d'un quadruple métissage(2) , l'auteur de « Miji, l'Hybride
des Rives, » a pour ambition, à travers ses écrits, d'illustrer toutes
les richesses culturelles que cette posture raciale exceptionnelle a
apportées à sa vie, sans pour autant en occulter les parts d'ombre, de
larmes et de déchirements. Car, à son tour, elle a donné suite à ce
voyage interracial en épousant un coopérant belge, rappelant en cela le
choix originel de son modèle culturel, la "vierge de Luebo". C'est donc
tout naturellement cette grand-mère maternelle qui domine, de toute sa
stature matriarcale, les pages de « Méandres ».
Deux ans plus tard, elle récidive, cette fois en prose, avec la
publication de « Afin que tu te souviennes », premier jalon de la série
mémorielle. Ce premier récit retrace la vie de l'auteur, de l'enfance
jusqu'à son premier mariage. Il nous apparaît comme capital car il pose
les jalons de toutes les thématiques qui hanteront désormais la plume de
Flore Faignond, parfois jusqu'à l'obsession. Il s'agit, pour
l'essentiel, de la passion pour la nature, et particulièrement pour le
cher fleuve Congo qui baigne les rives des deux pays parmi les plus
aimés de l'auteur ; deux pays à la fois séparés et réunis par ces
puissantes eaux, à l'image de la famille de l'auteur : maternelle sur
une rive, paternelle sur l'autre.
2008 verra la publication de « Miji, » que nous pourrions aisément
nommer « Miji I. » L'auteur y poursuit son entreprise mémorielle en
choisissant comme point de départ les tourments de son premier mariage.
Une union malheureuse, qui finira par se fracasser contre le mur du
mensonge, de l'incompréhension et de l'indifférence. Flore Faignond en
sera marquée à jamais. Tout comme elle sera marquée (et singulièrement
revigorée) par la naissance de ses deux premiers fils. Mais la vie lui
offrira une seconde chance : son second mariage. Le récit s'achève sur
l'installation de la famille en Belgique. C'est cette grande boucle que
vient compléter la publication de « Miji II. »
Un autre intérêt de cet ouvrage réside dans le fait que la petite
histoire familiale finit par rejoindre la grande histoire congolaise,
avec l'évocation de tous les rebondissements politiques et sociaux qui
ont émaillé les années 90 au Congo : l'interminable transition lancée
par Mobutu, les nombreux pillages qui ont anéanti l'économie congolaise,
les multiples guerres de l'est, avec leur cortège d'horreurs et de
défis surhumains…
La force ultime de ce livre, c'est d'avoir hissé une histoire
singulière, une histoire tirée d'une intimité parfois très délicate, au
niveau d'une expérience universelle, que tout le monde peut partager,
comprendre et aimer. De quoi nous parle ce texte, sinon de l'incroyable
diversité de nos destins d'hommes et de femmes, là où le hasard de notre
naissance nous a placés ? Ce livre nous apprend aussi que la haine
n'est pas une fatalité. L'héroïne de ce texte a su surmonter toutes les
difficultés de son existence mouvementée grâce à une arme exigeante mais
terriblement efficace : l'amour, l'amour encore, l'amour toujours.
Jean-Claude Kangomba
Auteur et critique littéraire
(1) "Je parlerai de toi, grand-mère, dans la langue de grand-père".
(2)Sa mère Emma, est une métisse, fille d'un fonctionnaire
colonial belge et d'une congolaise originaire du Kasaï. Son père, Emile
Faignond, également métis, est fils d'un fonctionnaire colonial français
et d'une Congolaise du Congo-Brazzaville.
Emilie Flore Faignond