19 12 11 Basta ! – Jean Ziegler : « Les spéculateurs devraient être jugés pour crime contre l’humanité »

Basta ! : Craignez-vous que la crise
financière amplifie celle de la faim dans le monde ?

Jean Ziegler : Tous les cinq secondes, un
enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Près d’un milliard
d’humains sur les 7 milliards que compte la planète souffrent de
sous-alimentation. La pyramide des martyrs augmente. À cette
faim structurelle, s’ajoute un phénomène conjoncturel : les
brusques famines provoquées par une catastrophe climatique –
comme en Afrique orientale, où 12 millions de personnes sont au
bord de la destruction – ou par la guerre comme au Darfour. En
raison de la crise financière, les ressources du Programme
alimentaire mondial (PAM), chargé de l’aide d’urgence, ont
diminué de moitié, passant de 6 milliards de dollars à 2,8
milliards. Les pays industrialisés ne paient plus leurs
cotisations car il faut sauver la Grèce, l’Italie et les banques
françaises. Une coupe budgétaire qui a un impact direct sur les
plus démunis. Dans la corne de l’Afrique, le PAM est contraint
de refuser l’entrée de ses centres de nutrition thérapeutique à
des centaines de familles affamées qui retournent dans la savane
vers une mort presque certaine.


Et les financiers continuent de spéculer sur les marchés
alimentaires. Les prix des trois aliments de base, maïs, blé et
riz – qui couvrent 75 % de la consommation mondiale – ont
littéralement explosé. La hausse des prix étrangle les 1,7
milliard d’humains extrêmement pauvres vivant dans les
bidonvilles de la planète, qui doivent assurer le minimum vital
avec moins de 1,25 dollar par jour. Les spéculateurs boursiers
qui ont ruiné les économies occidentales par appât du gain et
avidité folle devraient être traduits devant un tribunal de
Nuremberg pour crime contre l’humanité.

Les ressources de la planète suffisent à nourrir
l’humanité. La malnutrition est-elle seulement une question de
répartition ?

Le rapport annuel de la FAO (Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture) estime que l’agriculture
mondiale pourrait aujourd’hui nourrir normalement 12 milliards
d’humains [ critères de l’Organisation mondiale de la santé : 2 200
calories par (…)">1
], presque
le double de l’humanité. Au seuil de ce nouveau millénaire, il
n’y a plus aucune fatalité, aucun manque objectif. La planète
croule sous la richesse. Un enfant qui meurt de faim est
assassiné. Il n’est pas la victime d’une « loi de la nature » !

Au-delà de la spéculation, quelles sont les autres
causes de la faim dans le monde ?

Tous les mécanismes qui tuent sont faits de main d’homme. La
fabrication d’agrocarburants brûle des millions de tonnes de
maïs aux États-Unis. L’océan vert de la canne à sucre au Brésil
mange des millions d’hectares de terres arables. Pour remplir un
réservoir de 50 litres de bioéthanol, vous devez brûler 352 kg
de maïs. Au Mexique ou au Mali, où c’est l’aliment de base, un
enfant vit une année avec cette quantité de maïs. Il faut agir
face au réchauffement climatique, mais la solution ne passe pas
par les agrocarburants ! Il faut faire des économies d’énergies,
utiliser l’éolien, le solaire, encourager les transports
publics.

Autre élément : le dumping agricole biaise les marchés
alimentaires dans les pays africains. L’Union européenne
subventionne l’exportation de sa production agricole. En
Afrique, vous pouvez acheter sur n’importe quel étal des fruits,
des légumes, du poulet venant d’Europe à quasiment la moitié du
prix du produit africain équivalent. Et quelques kilomètres plus
loin, le paysan et sa famille travaillent dix heures par jour
sous un soleil brûlant sans avoir la moindre chance de réunir le
minimum vital.

Et la dette extérieure des pays les plus pauvres les pénalise.
Aucun gouvernement ne peut dégager le minimum de capital à
investir dans l’agriculture, alors que ces États ont un besoin
crucial d’améliorer leur productivité. En Afrique, il y a peu
d’animaux de traction, pas d’engrais, pas de semences
sélectionnées, pas assez d’irrigation.

Enfin, le marché agricole mondial est dominé par une dizaine de
sociétés transcontinentales extrêmement puissantes, qui décident
chaque jour de qui va vivre et mourir. La stratégie de
libéralisation et de privatisation du Fonds monétaire
international (FMI), de la Banque mondiale et de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) a ouvert la porte des pays du Sud aux
multinationales. La multinationale Cargill a contrôlé l’an
dernier 26,8 % de tout le blé commercialisé dans le monde, Louis
Dreyfus gère 31 % de tout le commerce du riz. Ils contrôlent les
prix. La situation est la même pour les intrants : Monsanto et
Syngenta dominent le marché mondial – donc la productivité des
paysans.

Que faire face à cette situation ?

Ces mécanismes, faits de main d’homme, peuvent être changés par
les hommes. Mon livre, Destruction massive, Géopolitique de
la faim
, malgré son titre alarmant, est un message
d’espoir. La France est une grande et puissante démocratie,
comme la plupart des États dominateurs d’Europe et d’Occident.
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. Nous avons toutes les
armes constitutionnelles en main – mobilisation populaire, vote,
grève générale – pour forcer le ministre de l’Agriculture à
voter pour l’abolition du dumping agricole à Bruxelles. Le
ministre des Finances peut se prononcer au FMI pour le
désendettement total et immédiat des pays les plus pauvres de la
planète.

La crise de la dette européenne rend cette position
plus difficile à envisager…

Elle complique la situation. Mais la taxe Tobin, quand elle a été
proposée par Attac il y a quinze ans, était qualifiée
d’irréaliste. Aujourd’hui, elle est discutée par le G20 ! Les
organisations internationales sont obligées de constater la
misère explosive créée par la hausse des prix des matières
premières. Un chemin se dessine. Nous avons un impératif
catégorique moral – au-delà des partis, des idéologies, des
institutions, des syndicats : l’éveil des consciences. Nous ne
pouvons pas vivre dans un monde où des enfants meurent de faim
alors que la planète croule sous les richesses. Nous ne voulons
plus du banditisme bancaire. Nous voulons que l’État à nouveau
exprime la volonté du citoyen, et ne soit pas un simple
auxiliaire des entreprises multinationales. Ces revendications
créent des mouvements dans la société civile.

La crise ne risque-t-elle pas de provoquer une montée
du populisme en Europe, plutôt qu’un nécessaire sursaut des
consciences ?

La lutte est incertaine. Le chômage et la peur du lendemain
sont les terreaux du fascisme. Mais il y a une formidable
espérance à la « périphérie », comme le montrent les
insurrections paysannes pour la récupération des terres que les
multinationales se sont appropriées au nord du Brésil et du
Sénégal, au Honduras ou en Indonésie. Si nous arrivions à faire
la jonction, à créer un front de solidarité entre ceux qui
luttent à l’intérieur du cerveau de ces monstres froids et ceux
qui souffrent à la périphérie, alors l’ordre cannibale du monde
serait abattu. J’ai d’autant plus d’espoir que l’écart entre Sud
et Nord se réduit, parce que la jungle avance. La violence nue
du capital était jusqu’ici amortie au Nord, par les lois, une
certaine décence, la négociation entre syndicats et
représentants patronaux. Aujourd’hui, elle frappe ici les
populations humbles. Il faut montrer la voie de l’insurrection
et de la révolte.

Propos recueillis par Élodie Bécu

 À lire : Jean Ziegler, Destruction
massive : Géopolitique de la faim
, 2011, Éditions du
Seuil, 352 pages, 20 euros.

Notes

[1] Selon les critères de l’Organisation
mondiale de la santé : 2 200 calories par individu et par jour.

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