1914 à 1922 – Une gestion « intensive » de la main-dœuvre indigène au Katanga : entre discours et réalités.
Parmi les travaux réalisés par les étudiants, celui de Quentin Jouan a retenuparticulièrement lattention par la qualité de la démarche historique suivie et de lexploitation des sources utilisées comme les rapports du
comité local de la Bourse de travail du Katanga, les archives de lUMHK
ou encore le fonds main-dœuvre des Archives africaines. En se penchant
sur la question du recrutement au travers des réalités et des discours
de la Bourse du Travail du Katanga entre 1914 et 1922, Quentin Jouan
apporte de nouveaux éclairages sur le marché du travail au Congo au cœur
dune période pionnière en matière de gestion de la main-dœuvre
indigène. Une publication en ligne de ce travail dans sa version finale
simposait pour faire connaître plus largement les résultats de cette
recherche qui ouvre incontestablement de nouvelles perspectives. Force
est en effet de constater que lhistoire sociale de la période coloniale
reste à bien des égards méconnue pour de vastes secteurs de léconomie
coloniale malgré quelques travaux fondateurs.
Avant loccupation européenne, le marché du travail, au sens où il est
conçu en Europe, est inexistant en Afrique Centrale. Les conditions
particulières qui régissent loffre de main-dœuvre et sa rareté vont
faire du recrutement un élément essentiel de lorganisation du marché du
travail. Le système mis en place dans lentre-deux-guerres va
constituer en fait la base de la politique de lemploi qui sera conduite
jusquà lindépendance du Congo en 1960. La gestion de la main-dœuvre
constitue en effet une question de plus en plus cruciale comme facteur
de production alors que la colonie souvre progressivement à
lindustrialisation avec, à moyen terme, lémergence de problèmes
sociaux quelle génère inévitablement. La pénurie réelle de main-dœuvre
conduira à rompre léquilibre démographique et celui de lorganisation
agricole indigène sur laquelle sappuyaient les cadres sociaux
traditionnels. En raison de la faible densité de population, les
premières entreprises vont rapidement devoir organiser le recrutement au
loin et miser sur la mobilité du facteur travail.
Comme le souligne demblée le travail de Quentin Jouan, la question du
recrutement a déjà fait lobjet dun certain nombre de travaux qui
offrent une vue densemble sur une problématique qui ne manque pas
dimportance. En ce sens, la période de référence qui va du début de
la Première Guerre mondiale à limmédiat après-guerre na pas encore
fait lobjet dune étude aussi systématique sur la base de lactivité de
la bourse de travail même si lon connaissait le rôle central joué par
ladministration coloniale belge locale au Katanga dans la promotion du
recrutement de main-dœuvre et le développement de lindustrie minière.
Létude de Quentin Jouan apporte des éclairages inédits sur le rôle joué
par cet organisation en regard de laction des grandes sociétés et face
aux firmes spécialisées dans lorganisation du recrutement comme
Williams et Co qui recrutaient au départ pour le compte des sociétés
minières et des compagnies de chemins de fer en Rhodésie du Nord, au
Tanganyika et au Congo.
Afin de contextualiser ce travail, il faut (re)préciser quelques
éléments qui mettent en perspective la question de la main-dœuvre
indigène à cette époque fondatrice du Congo belge. En effet, ce sont
dans les mines que les premiers pôles de concentration ouvrière
sopèrent faisant suite à un premier mouvement observé en ce sens en
Afrique du Sud. Cest dans ce pays que sera créé dailleurs le premier
syndicat africain digne de ce nom . Cest par ailleurs dans les mines de
Rhodésie du Nord quest créée en 1929 la Native Labour Association
comme agence unique de recrutement, ce qui se traduit par le fait que
les grandes entreprises vont accorder leurs violons en matière de
salaires, une avancée considérable pour lépoque et le lieu.
Les défis ne vont pas manquer pour les pionniers de lindustrialisation
du Katanga. Parmi ceux-ci figure en premier lieu le problème du
recrutement en raison du fait que le travail est rare et que le travail
qualifié lest plus encore. Cette région est alors caractérisée par une
faible densité de population. Il nest pas inutile, en ce sens, de
rappeler quau Congo belge, la limite du recrutement était
officiellement fixée à 25% des « Hommes Adultes Valides». Elle fera
lobjet dune révision à la baisse dans les années 20 du fait dun
manque « cruel » de main-dœuvre. Cinq ans après la création de lUMHK
(1911), cette société est touchée par la pénurie de main-dœuvre, ce qui
va la conduire à élargir ses zones de recrutement bien au-delà du
Katanga. Elle sinspire dailleurs fortement des pratiques développées
en Afrique du sud en matière de recrutement de personnel indigène. Ceci
étant, les réticences particulièrement fortes des Congolais face au
travail dans les mines de cuivre sexpliquent en partie par le manque
dattractivité des salaires qui sont alors proposés. Grâce à ses
relations étroites avec ladministration belge et la mission bénédictine
dont la figure de proue est sans conteste le futur archevêque,
Monseigneur de Hemptinne, lUMHK va exercer un contrôle étendu sur son
personnel, quel que soit la nationalité de celui-ci . Pour ce faire,
cette société va sappuyer sur une politique sociale de nature
paternaliste et fortement hiérarchisée tout en assurant un niveau de
sécurité sociale inédit pour lépoque au travers de mesures de
compensation pour les accidents de travail ou les pensions mais sur une
base volontaire et non obligatoire, ce qui les met en quelque sorte « à
la merci » de leur employeur en la matière. Ce qui nempêche pas le
maintien des poursuites judiciaires, des peines demprisonnement
infligées aux travailleurs récalcitrants dans lentre-deux-guerres . De
fait, dun point de vue légal, les employés de lUnion Minière, quel que
soit leur couleur de peau, disposent de droits inférieurs à ceux qui
sont alors octroyés à leurs collègues belges travaillant dans la
métropole. La grève et ses corolaires sont particulièrement hors la loi
dans la Colonie après les troubles de 1919-1920 menés par des Européens .
LUMHK nhésitera pas à licencier durant ces années 1920 du personnel
sud-africain jugé un peu trop remuant tout en sassurant de la docilité
du personnel blanc grâce à une politique de sélection en Belgique qui
écarte de facto les militants ouvriers. En labsence de syndicats
capables dassurer le rôle de facteur institutionnel au sein ou en
dehors du marché de lemploi, il revient aux pouvoirs publics de jouer
ce rôle. En Afrique, lintervention de lEtat devance ou supplée celle
des syndicats qui ne peuvent être partie prenante dun système de
négociations collectives comme ce sera le cas en Europe à partir des
années 1920 et dans le souci daccroître le volume de loffre de
travail, lEtat colonial va logiquement se soucier de la détermination
des salaires en menant une action directe en la matière. La politique
coloniale en matière sociale ne fera dailleurs lobjet que de quelques
critiques sporadiques durant les années 1920 et 1930. Comme les
Britanniques en Rhodésie du Nord, les administrations coloniales belges
ont appliqué les mêmes types de mesure comme la « hut tax » pour amener
les Africains à travailler pour les Européens.
Devant la désertion de la main-dœuvre pendant les premières grandes
mobilisations juste après la Première Guerre mondiale, lUMHK va changer
son fusil dépaule au milieu des années 1920 délaissant de manière
radicale sa politique précédente de recrutement sur contrat à durée très
déterminée de six mois laissant le travailleur dépourvu de toute
formation professionnelle ou presque, le recours à des manœuvres peu
qualifiés, le remplacement, dès épuisement, par de nouvelles recrues. Ce
qui conduisait àn un taux de renouvellement annuel de 957 pour 1000. Un
changement qui se traduit aussi au niveau des structures de management
de la société où le service en charge des travailleurs indigènes se voit
renforcé favorisant laction de deux hommes en particulier, le docteur
Léopold Mottoulle et Ernest Toussaint. En réorganisant des camps en les
rendant plus attractifs et en stabilisant des familles, la société va
inverser la tendance. Cette entreprise, poussée par le souci de faire
face à la carence de main-dœuvre, va mener à partir des années 20 une
politique dite « de stabilisation » caractérisée par une
rationalisation accrue et des mesures sociales en faveur du personnel
noir . Sinspirant de ce qui est pratiqué en Belgique, en Campine
notamment avec les ouvriers étrangers, cette politique qui tranche avec
le passé sinscrit alors dans une logique paternaliste approuvée par les
autorités belges. Cest dans cet esprit quen 1924, lUnion minière
mettra sur pied une « Œuvre de protection de lenfance noire » . Ce cas
du Katanga peut être mis en parallèle sans nier les différences qui
séparent les deux situations avec dautres villes comme Kisangani
(anciennement Stanleyville) dans la province orientale. Cette ville qui
connaîtra également un développement important du marché du travail à
destination de la population noire au début des années 20 avait fait
lobjet dun travail de recherche à la fin des années 1970 . Ces
changements structurels esquissés à léchelle dune grande société
sinscrivent dans les modifications profondes que connaît lEtat
colonial à partir des années 1920, lui qui est désormais de plus en plus
organisé en territoires économiques (agricoles, miniers, réservoirs de
main dœuvre) en fonction notamment des ressources naturelles et des
effectifs de travailleurs, en zones réservées en priorité à certaines
activités davantage que dautres alors que de grands travaux
dinfrastructure sont lancés.
Dans son travail, Quentin Jouan met particulièrement en exergue le rôle
des grandes sociétés et leurs relations avec la Bourse de Travail, ses
organes décisionnaires et ladministration coloniale. Ces acteurs jouent
alors et continueront à jouer un rôle majeur dans le développement de
la colonie, ne fut-ce que par le pouvoir très important quil possédait
dans la gestion de la main-dœuvre indigène. Mais il ne faut pas
mésestimer la place occupée par les petits entrepreneurs (les
contractors du Katanga) qui en offrant parfois des conditions de travail
plus favorables pouvaient contrarier les grandes sociétés minières. Cet
entrepreneuriat –là mériterait également que lon sy attarde pour
autant que lon puisse sappuyer sur des sources qui font foi.
Pierre Tilly, Louvain-la-Neuve, 8 mai 2012
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