"L'OIF et la France prises au piège de la Françafrique?" (Anicet Mobe)
[Express Yourself]
S'appuyant sur des
argumentaires solidement articulés et fondés sur le respect des droits
de l'homme, de nombreuses voix -congolaises et étrangères- exigent la
délocalisation du prochain sommet de la Francophonie. Le gouvernement
socialiste paraît embarrassé comme si la diplomatie de l'OIF serait
tributaire de la politique africaine de la France, toujours engluée dans
la mélasse de la Françafrique?
Le récent voyage à Kinshasa de Yamina Benguigui,
ministre française chargée de la francophonie n'a guère dissipé les
malentendus ni clarifié les véritables enjeux que soulèvent les
oppositions qu'expriment de nombreux Congolais à la tenue du sommet dans
leur pays.
La francophonie: atout et/ou miroir aux alouettes pour le Congo et l'Afrique?
"Francophonie,
démocratie et développement: coresponsabilité ou miroir aux alouettes?"
Ainsi s'intitule l'étude d'un universitaire congolais, Bertin Makolo Muswaswa dans Congo-Afrique
(n°274, avril 1993, pp.211-223). Qualifier la francophonie de miroir
aux alouettes ne me paraît pas excessif: la Belgique, le Canada, la
France et le Luxembourg appartiennent à des pôles économiques, certes,
rivaux mais régis par le capitalisme néolibéral où les intérêts vitaux
des états africains francophones ne sont pris en compte que pour
amplifier et fructifier les échanges inégaux entre les centres et les
périphéries surexploitées.
Le parcours chaotique ayant conduit à
l'échec du sommet Europe-Afrique au Portugal en décembre 2007 continue
d'alimenter bien d'inquiétudes en Afrique. Particulièrement dans les
régions meurtries par toutes sortes des violences: criminalité
économique; violences sociales ;arbitraire des bandes armées souvent
soutenues par des armées régulières et violations systématiques des
droits de l'homme; déni de démocratie lors des consultations électorales
et asservissement du judiciaire. Tel est le cas de la République
démocratique du Congo.
Depuis le cuisant échec de Lisbonne, ni la
Belgique ni la France qui ont à tour de rôle assuré la présidence de
l'Union européenne n'ont pris des initiatives pour renforcer les
relations entre l'UE et les pays du Groupe ACP. Pourtant, le substrat
culturel de l'espace francophone pourrait utilement servir de fondement
pour construire l'espace public européen où les états francophones de
l'Union européenne et les pays francophones ACP pourraient conjuguer
leurs initiatives diplomatiques afin de promouvoir le multilatéral, en
l'occurrence le communautaire francophone.
Il convient donc de dépasser les contingences de
l'événementiel pollué par de vaines controverses sur le report du sommet
de Kinshasa pour s'interroger sur l'essentiel : l'avenir de la
Francophonie se joue certainement à l'occasion du sommet-délocalisé ?-
de Kinshasa où se rend la ministre française déléguée à la
francophonie.
Un succès diplomatique du Congo- différent d'une perfide manoeuvre d'adoubement de Joseph Kabila
pour valider un scrutin émaillé des fraudes et cautionner les
assassinats des journalistes et des défenseurs des droits de l'homme-
fournirait aux Congolais -politiquement avisés et soucieux de restaurer
l'indépendance de leur patrie et l'intégrité territoriale de leur pays-
des outils pour s'employer à desserrer l'étau dans lequel le général
Kagamé enserre l'échiquier politique congolais.
En revanche,
délocaliser le sommet sans une alternative crédible et sans tracer des
perspectives répondant aux interrogations et contestations fort
légitimes de la jeunesse congolaise discréditerait fortement l'OIF. De
ce fiasco, le Rwanda sortira victorieux et continuera à soutenir en
toute impunité les rébellions qui exterminent les populations
congolaises et pillent sans vergogne les ressources économiques. Le
champ politique congolais restera vassalisé et manipulé, car les
principaux acteurs politiques et militaires sont redevables du Rwanda
dont les interventions militaires ont assuré leur promotion.
Il
n'est pas trop tard de faire prévaloir l'audace,la clairvoyance et le
respect de la dignité des peuples africains dans la conception et la
mise en oeuvre des politiques diplomatiques au sein de l'OIF et du
nouveau gouvernement français.
Rappelons qu'en 1960-1961, la
crise congolaise a failli engloutir l'Onu dont le secrétaire-général,
Dag Hammarskjöld, est mort dans un mystérieux accident d'avion,le 17
septembre 1961. Rappelons aussi que la crise congolaise a fait basculer
l'Afrique dans la tourmente de la guerre froide avec des clivages
fortement marqués: " groupe de Casablanca " progressiste et " groupe de
Moronvia " modéré. Ces clivages ont fragilisé dès sa création en 1963
l'Oua qui a été ébranlée après l'intervention militaire belgo-
américaine au Congo en novembre 1964.
C'est en assumant avec lucidité leur appartenance à la
francophonie que les Africains – particulièrement les Congolais – en
feront un atout pour consolider les positions diplomatiques de leurs
Etats afin de mieux défendre leurs intérêts vitaux dans les instances
internationales.
L'Afrique est partie prenante active et
dynamique de la francophonie institutionnelle, dès le départ le 20 mars
1970 à Niamey, au Niger lors de la création de l'Agence de coopération
culturelle et technique. L'ACCT a été une étape décisive dans
l'évolution institutionnelle ayant conduit à la création en 1997 à
Hanoï, de l'Agence intergouvernementale de la francophonie.
Si le
français a été d'abord pour les Africains la langue de l'oppression
coloniale ce n'est plus seulement le cas. Au fil du temps, nous nous
sommes appropriés cet instrument culturel. Nous en avons fait un outil
d'expression et d'affirmation de nos identités culturelles et un vecteur
de nos créations littéraires.
Le concours littéraire organisé lors de la visite du Président sénégalais Léopold Sédar Senghor
à Kinshasa en janvier 1969, a révélé à quel point le Congo recèle
d'immenses ressources littéraires. Depuis trente cinq ans, de concours
littéraires et colloques internationaux en publication d'anthologies et
autres ouvrages de critiques littéraires, les oeuvres des Congolais
prouvent que ce pays est un prodigieux gisement culturel qui irrigue
d'une riche sève fertilisante les oeuvres littéraires congolaises de
langue française.
Alors qu'une effroyable tragédie endeuille le
Congo avec son cortège des malheurs; la créativité culturelle des
Congolais demeure pourtant vivace. L'extrême pauvreté économique des
Congolais ne rabougrit nullement leur merveilleux jardin musical et
cinématographique. Celui-ci continue d'exhaler une esthétique sans cesse
raffinée…
Aussi, la francophonie est appelée à renforcer sa
coopération intellectuelle et culturelle avec le Congo – et l'Afrique en
général – pour que les Congolais disposent des infrastructures requises
afin de produire et d'affiner des outils conceptuels permettant
d'appréhender l'intelligence de cette expression culturelle et d'en
expliciter les logiques sous-jacentes. Ce travail d'explication pourrait
créer les conditions d'une plus grande lucidité des pratiques
culturelles et de leurs rapports fertilisants avec des politiques de
coopération soucieuses d'un réel développement de l'Afrique.
En renforçant ainsi sa coopération culturelle, la
francophonie accroîtrait les capacités d'action des Congolais à creuser
les sillons d'un renouveau culturel – et donc à donner un contenu
dynamique et démocratique à la culture – dont a besoin le Congo en cette
phase de reconstruction du pays.
La tragédie de la région des
Grands Lacs hypothèque gravement l'avenir d'un grand pays francophone.
Aussi devient-il urgent de se dégager du manque d'audace politique
actuel qui empêche la Francophonie d'assumer sur le plan diplomatique
les devoirs que lui impose sa volonté affichée de répondre "aux profonds
bouleversements politiques, économiques, technologiques et culturels" (Françoise Massart Pierard, Redimentionnement des relations internationales et francophonie, Studia Diplomatica, vol. LIII, n°3, Bruxelles, 2000, p. 18).
Force
est cependant de constater que les Francophones ne se donnent pas tous
les moyens requis pour assumer diplomatiquement la mutation historique
de l'après guerre-froide. La frilosité de l'" institutionnel "
francophone étonne face aux ambitions diplomatiques du monde
anglo-saxon. C'est ainsi qu'"alors que l'anglophonie est, depuis 1948,
pensée comme le fondement d'un bloc géopolitique, la francophonie se dit
davantage qu'elle ne se fait" (B. Cassen, Les langues, ces fils d'or du combat contre la mondialisation libérale", Manière de voir, n°57, Monde Diplomatique, Paris, mai-juin 2001, p. 88).
Mené
avec succès, l'engagement diplomatique de la francophonie en RDC,
servirait de référence politique dans le redimensionnement des relations
internationales. Ce succès en appellerait d'autres et féconderait
d'autres initiatives diplomatiques francophones. Il se murmure dans les
chancelleries qu'une initiative hardie serait en gestation du côté de
Brazzaville pour dégager l'Afrique centrale- majoritairement
francophone- de la lutte d'influence opposant l'Afrique australe à la
région des Grands Lacs.
Que peuvent espérer les Congolais du
Canada ? Rien du tout et beaucoup : des entreprises minières canadiennes
ou ayant des capitaux canadiens participent activement aux pillages des
ressources économiques congolaises depuis les "rébellions" de
1996-1998.Pourtant, le concours du Canada est indispensable pour
renforcer le trio Belgique, France et Luxembourg afin de consolider la
francophonie. N'ayant pas de passé colonial en Afrique, le Canada
devrait aborder le continent africain sans a priori défavorable. Le
dynamisme du gouvernement canadien ainsi que ceux des provinces du
Québec et du Nouveau Brunswick
et leur "engagement dans l'institutionnalisation de la francophonie"
peuvent infléchir leur politique de coopération en faveur de l'Afrique
francophone et aussi amplifier la promotion d'une francophonie plus
"politique", facteur essentiel pour aborder efficacement une crise
majeure comme celle de la région de Grands Lacs.
Hantée par le syndrome mitterandien de 1981 avec, notamment la démission brutale de Jean-Pierre Cot,
la majorité socialiste se retrouve dans un piège grossier dont il n'est
pas sûr qu'elle s'en échappe indemne d'autant que l'héritage de Sarkozy est fort encombrant comme l'illustre le curieux contrat portant sur l'uranium au bénéfice d'Areva conclu lors du voyage-éclair du président Sarkozy à Kinshasa, le 26 mars 2009.
Ayant
habilement transformé le génocide- qu'il faut condamner sans ambiguïté-
en un fond de commerce diplomatique; comptant sur les immenses
capacités de son armée de se projeter victorieusement sur de lointains
théâtres d'opérations; enivré par les louanges d'une certaine presse
belge et anglo-saxonne; fort du soutien diplomatique américain et
britannique; adulé par le FMI et la Banque Mondiale,le général Kagamé
reste plus que jamais le maître d'oeuvre d'un vaste ballet diplomatique
dont il est un acteur avisé alors que le peuple congolais subit
l'arbitraire des agresseurs au milieu du silence assourdissant de leur
Chef de l'état, en dépit du rapport accablant de l'Onu mettant
explicitement en cause le Rwanda.
Dans son dernier entretien sur
le plateau de la télévision nationale,il n'a pas exprimé avec force sa
ferme volonté de contrer les visées expansionnistes du Rwanda et de
soustraire la politique et la diplomatie congolaises de l'emprise de
Kagamé.
Payant un lourd tribut de son aveuglement lors du
génocide et du cuisant échec de la ténébreuse opération Turquoise, le
coq gaulois semble prêt à passer par perte et profit la francophonie sur
l'autel du " réalisme politique " pour ne pas mécontenter le maître de
Kigali. C'est aussi- paraît- il- le prix à payer pour continuer à
profiter du juteux marché de ce vaste entrepôt minier qu'est devenu le
Congo. Par ailleurs, selon certaines sources dignes de foi, les
entraînements s'intensifient au sein des unités d'élite de l'armée
ruandaise pour -dit-on- recruter un commando qui serait chargée de mener
une expédition- punitive contre le sommet.
Le régime de Kigali
entend ainsi démontrer- si besoin en était- qu'il peut intervenir
militairement sur n'importe quel recoin du territoire congolais ;
réaffirmer sa ferme volonté de maintenir une pesante tutelle sur
l'échiquier politique congolais afin de régenter sa politique intérieure
et extérieure pour le plus grand profit des intérêts économiques,
commerciaux et stratégiques ruandais.
Appartenir à la francophonie: une valeur ajoutée pour la diplomatie?
Le
sommet de Kinshasa -s'il est maintenu- n'aura de sens que si le peuple
congolais en sort grandi et respecté dans ses droits de décider
librement de son devenir. La francophonie tirerait un immense crédit du
sommet de Kinshasa si l'OIF se structure en un solide point d'ancrage
diplomatique d'où devraient émerger des solutions efficaces afin de
résorber la tragédie qui n'en finit pas de démolir le plus grand pays
francophone d'Afrique.
La présence du président Hollande n'aura
de raison d'être que si ce voyage est l'occasion de poser fermement les
fondamentaux- éthiques, culturels et intellectuels -pour libérer la
politique africaine du pacte néo-colonial afin de la ramener à la raison
démocratique.
Par sa brillante élection à la présidence de la
république- après avoir remporté haut la main la primaire socialiste au
milieu d'avanies et de quolibets de ses camarades- François Hollande
a magistralement remis au goût du jour une leçon d'intelligence-
critique de l'histoire, d'intelligence politique et de l'intelligence du
politique illustrée par diverses éminentes personnalités qui ont conçu,
initié et/ou fait réaliser de profondes mutations à leurs pays.
Osons
espérer qu'en Afrique, particulièrement au Congo,François Hollande
osera oser comme il y a un an,lorsque- couvert de railleries et de
sarcasmes-il s'est déclaré candidat alors que les sondages donnaient
gagnant un autre socialiste. Nous savons ce qu'il advint de son
audace…
Par Anicet Mobe, citoyen congolais, conseiller culturel du collectif des intellectuels congolais DEFIS (Paris)