09.12.13 Le Potentiel – A quoi ressemblera l'Afrique du Sud sans Mandela ?
Cela faisait déjà longtemps
qu'il se tenait en retrait. Mais il continuait, en vérité, à jouer un
rôle capital pour l'Afrique du Sud et pour le monde. Mandela nous a
quittés.
Et alors ?
A lheure où le monde entier pleure la
mort du grand homme, où lon tresse des lauriers à licône de la lutte
contre lapartheid, où personne nose émettre le moindre doute sur la
portée de lévénement qui secoue la planète, la question peut paraître
provocatrice voire indécente. Cest aux historiens et aux biographes,
nombreux avant même sa disparition, de déterminer quelle place revient à
« lhomme le plus vénéré du monde », selon G. Bush.
Dans le concert de louanges, il convient
cependant de rendre justice à son partenaire pour la paix, Frederik de
Klerk, le leader de la minorité blanche, qui fit libérer Mandela et pris
la décision de mettre fin à lapartheid, le système de « développement
séparé des races ». Le leader de lAfrican National Congress (ANC) ne
fit dailleurs aucune difficulté à partager le prix Nobel de la Paix
avec De Klerk.
Certes, sil navait pas eu un
partenaire comme Mandela, têtu et modéré, mais pas modérément modéré, le
président blanc de lAfrique du Sud naurait peut-être pas franchi le
pas de confier le pouvoir à la majorité noire. Etait-ce une si bonne
idée ? Le bilan de Nelson Mandela au pouvoir mérite-t-il tant
dapplaudissements ? Si la guerre civile a été évitée, lapartheid
démantelé en douceur (bien que les Blancs détiennent encore le pouvoir
économique), ce bilan est contrasté, terni par lexplosion du SIDA, de
la corruption et du crime. Mais tout cela reste maintenant des questions
dHistoire.
« Je vous appellerai »
La question dactualité qui se pose est
de savoir quelles pourraient être les conséquences politiques du décès
du père de la « Nation arc-en-ciel ». A priori, elles peuvent paraître
minces. Laprès-Mandela a commencé il y a longtemps lorsquil sest
retiré du pouvoir en 1999, à 81 ans, après navoir voulu accomplir quun
unique mandat (ce que certains de ses partisans lui ont amèrement
reproché).
Avec la classe qui le caractérise, afin
de ne pas gêner ses successeurs, lassez falot Thabo Mbeki puis le
sulfureux Jacob Zuma, Mandela se tenait en retrait, la plupart du temps
silencieux, surtout sur la scène intérieure. Les rares paroles du
modeste et tranquille retraité n‘en avaient que plus de poids. Souvent
sollicité pour donner son avis, Mandela avait répondu : « Ne mappelez
pas, je vous appellerai ».
Ainsi, alors que les dirigeants du monde
entier étaient gênés pour critiquer les nouveaux leaders de lANC
(dautant plus que beaucoup navaient pas fait grand-chose contre
lapartheid), Nelson Mandela sortit de sa réserve pour dénoncer ce qui
fut sans doute le plus grand scandale de la Nouvelle Afrique du Sud
(qui, pourtant, nen manquait pas). Alors que le pays était ravagé par
le SIDA, le plus contaminé au monde, le nouveau président Mbeki avait
adopté une position délirante, niant le lien entre le Vih et le Sida,
refusant la distribution de traitement antirétroviraux, entravant les
programmes de lutte contre la maladie, laissant ainsi la mortelle
épidémie tuer des centaines de milliers de personnes.
La simple sortie du vieil homme, qui
souligna quil nétait pas temps de discuter les découvertes médicales
mais de gagner la guerre contre la maladie, fit plier le pouvoir.
La conscience du pays…
Ses rares paroles étaient une épée de
Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants de son propre camp. Mais, à
nen pas douter, Mandela était la conscience du pays tout entier, la
garantie que rien de grave ne pouvait arriver. Car, par son exemple, il
était dans la tête du plus raciste de petits blancs, la preuve vivante
que les Noirs nétaient pas tous des brutes sanguinaires. Et pour les
plus excités et revanchards des « gens de couleur », il était un tabou.
Dans la tête des Sud-Africains, la vigie
de la « réconciliation nationale » était une barrière mentale,
interdisant toute dérive raciste. Son mode de vie modeste, fraternel et
familial, son bonheur, était aussi un modèle pour tous les Sud-Africains
tentés par largent facile de la corruption et du crime, qui prospèrent
dans le pays.
Après avoir souhaité « ne pas être mêlé
aux combines et aux divisions qui pointent au sein de l'ANC », Mandela
finit en 2009, à contrecœur et du bout des lèvres, par soutenir son
second successeur, le peu recommandable Jacob Zuma, inculpé pour viol,
finalement acquitté mais réprimandé par le juge pour avoir eu des
relations, sans protection, avec une femme quil savait séropositive («
Jai pris une douche après », dit-il pour sa défense…).
…et de la planète
Cest sur la scène internationale et
dans les actions caritatives de sa Fondation que Mandela fut le plus
actif après avoir quitté le pouvoir (accord de paix au Burundi), bien
que le grand âge venant, il refusa les missions de paix (au Kosovo, en
République démocratique du Congo). Il nhésitait pas non plus à donner
de la voix pour condamner la guerre des Etats-Unis en Irak, critiquer la
politique de Robert Mugabe envers les Blancs du Zimbabwe ou encore
celle dIsraël envers les Palestiniens. Bref, Mandela a rempli,
modestement, obstinément, ce quil estimait être ses responsabilités
jusquau bout.
Il est parti mais ce nest pas grave :
il navait pas peur de mourir, pourvu que le devoir fut accompli. Lors
de son procès, à un de ses avocats affolé qui lui faisait remarquer que,
lors de sa longue plaidoirie, il était « en train de demander au juge
la peine de mort », Mandela répondit : « Si nous devons partir, alors
nous partirons avec gloire et fierté ».
A ses compagnons dinfortune, ladepte
de lhumour et du proverbe « nabandonne jamais » précisa : « Si je dois
mourir et aller au ciel, la première chose que je demanderai, cest le
chemin pour la branche locale de lANC ».
Jean-Baptiste Naudet (Le Nouvel Observateur)