Patrick Karegeya : «Nous savons d’où les missiles sont partis» Propos recueillis par, Sonia Rolley envoyée spéciale de RFI en Afrique du sud

 Depuis quand connaissez-vous le président
Kagame ?

Cela
fait très longtemps. On était ensemble à l’école. Il devait être deux classes
au-dessus de moi. Donc cela fait plus de trente ans.

Et vous avez travaillé ensemble dans l’armée
ougandaise…

Oui, nous avons travaillé dans le même
département, celui des renseignements militaires.

 Quand avez-vous décidé de prendre les armes
?

Je crois que tout a commencé en 1987. Fred
Rwigyema était toujours vivant et il y avait aussi d’autres officiers plus âgés
que nous. Ils organisaient les réunions, décidaient qui parmi les officiers
devaient y participer. Donc oui, nous participions aux réunions, puis nous
retournions sur le terrain pour voir ce qui se passait. Et nous leur faisions
notre rapport.

 Quand est-ce que le président Kagame a pris
le contrôle des opérations ? Et pourquoi lui ?

Pourquoi
lui ? Parce que tous ceux qui étaient au-dessus de lui sont morts. Donc ça lui
revenait de commander. Quand tout a commencé, il n’était pas là. Mais quand il
est revenu, Fred est mort et les autres aussi, donc c’est lui qui a pris le
commandement parce qu’il était en tête de liste. On a tous pensé qu’il était
souhaitable qu’il prenne la tête des opérations et c’est ce qu’il a fait.

 Donc il n’y avait aucune contestation à
l’époque ?

Non, aucune. Ce serait compliqué pour des
militaires de contester ce type de décision, ce n’est pas comme en politique.
Et n’oubliez pas que nous étions en guerre, il n’y avait pas de place pour la
politique ou des considérations démocratiques. Et puis ce n’est pas comme s’il
prenait la tête du mouvement. Il y avait le Front patriotique rwandais et
l’Armée patriotique rwandaise. Il a pris le contrôle de l’APR et du reste plus
tard. Mais ça, ça s’est fait petit à petit, au fil des années, pendant la rébellion.
Puis on a pris le pouvoir. Et ce n’est qu’en 1998 qu’il a pris la tête du FPR.
Il a réussi à se défaire de tout le monde et même de son patron de l’époque,
Bizimungu, qui était président. Et on doit tous plaider coupable parce que ça
s’est passé sous nos yeux. Mais comme on était en guerre, personne n’a eu le
courage de dire quoi que ce soit ou de convoquer une réunion pour ça. Donc les
civils ont été pratiquement tous éjectés du mouvement. C’est devenu une
institution militaire qui n’a conservé du FPR que le nom.

 Mais on a toujours l’impression qu’il était
en charge de tout, même à l’époque où Pasteur Bizimungu était président. Est-ce
que tout ça n’était pas du décorum ?

Non, pas exactement. Il était à la tête de l’armée et tout dépendait de l’armée.
Evidemment, tous ceux qui venaient avec un problème politique, ils étaient
accusés d’abord de mettre en péril les efforts de guerre, puis de ne pas être
suffisamment patriotes. Et très peu de gens finalement avait le courage de dire
« il y a l’action militaire et il y a la politique ». Donc il a
véritablement pris le contrôle de tout sans que personne n’ose dire quoi que ce
soit ou même n’ose contredire ce qu’il disait. Il est devenu l’homme fort comme
on dit.

 Pourquoi ne contestiez-vous pas ces
décisions ? Est-ce que vous ne considériez pas qu’il était le meilleur pour
faire ce travail ?

Meilleur ou non, il était déjà en place.
Donc on se contentait d’essayer d’arranger les choses, de le convaincre de ne
pas faire certaines des choses terribles qu’il avait en tête. C’est pour ça
qu’on a fait partie des dégâts collatéraux. On a essayé de lui dire que ce
n’était pas bien, que ce n’était pas la bonne manière de faire les choses. Mais
parce qu’il avait tous les pouvoirs, il a commencé à voir toutes les critiques
ou même simplement les suggestions comme une remise en cause personnelle. C’est
devenu évident qu’à un moment, il n’y avait plus de différence entre lui et
l’Etat. Comme vous dites en France : « l’Etat, c’est moi ». Et
maintenant qu’il a tous les pouvoirs, il se comporte en monarque absolu. Et
personne ne peut contester ses décisions.

 Vous accusez aujourd’hui le président Kagame
d’être derrière l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana. Avez-vous des
preuves de son implication ?

Si nous n’en avions pas, nous ne dirions pas ça. Evidemment, nous en avons.
Nous ne spéculons pas. Nous ne sommes pas comme ceux qui essaient d’enquêter,
qui disent que le missile venait de Kanombé (ndlr : camp militaire des FAR,
l’armée rwandais de l’époque). Nous savons d’où les missiles sont partis, qui
les a acheminés, qui a tiré. Nous ne spéculons pas. On parle de quelque chose
que l’on connait.

 Mais pourquoi ne le rendez-vous pas public ?
Pourquoi les garder pour vous ?

Nous ne les gardons pas pour nous. Il n’y a pas eu d’enquête digne de ce nom.
On ne veut pas livrer tout cela aux médias. Souvenez-vous que tout ceci aura
des conséquences pour des gens. Les gens qui ont perdu leurs vies avaient une
famille, des amis. Si je vous le dis, évidemment, vous allez le publier et ça
ne va pas aider les victimes. Donc, on s’est toujours dit que ça devait se
faire dans le cadre d’une enquête judiciaire, qu’on puisse dire dans ce
cadre-là ce que l’on sait.

 Le juge Trévidic ne vous a jamais contacté ?

Non, ces juges ne sont jamais venus vers
nous. S’ils le font, nous le dirons ce que nous savons. Mais on ne peut pas
leur forcer la main. S’ils souhaitent nous entendre, ils viendront. Et puis
n’oubliez pas que ce sont des Français et que les victimes sont rwandaises.
Donc on estime aussi que ce serait mieux si des Rwandais faisaient aussi ce
travail… Mais ça, évidemment, ça ne pourra se faire qu’après le départ de
Kagame. Nous n’espérons pas qu’il y ait une enquête judiciaire rwandaise pour
le moment. Les Français ont pris la liberté de le faire, mais aucun d’eux n’est
venu nous voir.

Est-ce que vous êtes impliqué dans cette
attaque ?

Non, mais ça ne veut pas dire que je ne sais
pas ce qui s’est passé.

Et vous n’occupiez pas un poste qui vous
permettait d’empêcher cet attentat ?

L’empêcher ? Non, je ne m’y serais pas
opposé. Il l’a décidé. Et je n’aurais jamais pu dire : ne le faites pas.
Il était sûr de sa décision. Mais savoir, ça, oui, on sait.

 Mais pourquoi abattre cet avion ?

Il croit que tous les opposants doivent
mourir… Et à cette époque, parce que c’était Habyarimana, c’était un moyen de
prendre le pouvoir. Habyarimana venait de signer un accord de partage du
pouvoir, même s’il essayait de gagner du temps, ce n’était pas une raison pour
le tuer. Il fallait suivre le processus et s’assurer qu’il aille jusqu’au bout.
Beaucoup de gens disaient qu’il essayait de gagner du temps, je ne cherche pas
à le défendre. Mais même s’il a commis des erreurs, il ne méritait pas de
mourir.

 Vous avez été chef des renseignements
extérieurs pendant dix ans et, en 2004, vous avez été démis de vos fonctions.
Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

C’est le résultat d’une série de désaccords
avec le président Kagame sur sa lecture du pays en termes de gouvernance, de
droits de l’homme, à propos également de la situation au Congo… Ça a duré assez
longtemps. A un moment, j’ai réalisé qu’on n’allait nulle part. Je lui ai
demandé de me laisser faire ma vie, il a refusé. Trois ans après, il a fini par
me jeter en prison. Pas une, mais deux fois. Donc il s’agissait de désaccords
politiques, rien de personnel.

 Rien de personnel ? Mais vous étiez amis…

Bien sûr que nous étions amis, mais je
faisais partie du gouvernement. Je n’étais pas là pour l’encenser. En tant que
chef des renseignements, je pense que ce que je pouvais faire de mieux, c’était
de lui dire la vérité, que la vérité soit amère ou non. Mais le fait qu’il ne
puisse pas l’accepter et qu’il le retienne contre moi, je crois que ce qui se
passe aujourd’hui me donne raison.

 Quelles abominables vérités lui disiez-vous
par exemple ?

Les habituelles, je lui disais que ce que
nous faisions n’était pas bien en terme de justice, de démocratie, de liberté
de la presse. Il y avait la seconde guerre du Congo. On a parlé de tout ça et
on ne tombait jamais d’accord. Mais parce que ça n’avait pas lieu en public,
personne ne réalisait qu’il y avait une sorte de guerre froide entre lui et
moi.

 Donc il y a eu pendant des années des
dissensions au sein du Front Patriotique Rwandais ?

Oui, mais cela se passait entre les
militaires. Les civils n’en savaient rien. Et il n’y avait pas que moi.
D’autres aussi étaient mécontents. Certains en ont fait les frais. D’autres ont
décidé de se taire pour toujours. C’est une question de choix. Si vous en
parliez publiquement, ils vous pendaient haut et court. Certains sont morts,
d’autres ont été jetés en prison, d’autres comme nous se sont retrouvés en
exil. Et ça va continuer tant qu’il reste sur cette ligne.

 Vous disiez que vous vous êtes opposés à la
seconde guerre du Congo. Donc vous étiez favorable à la première ?

Oui, définitivement. Il y avait des raisons
parfaitement légitimes de la mener. A cause de ce qui se passait de l’autre
côté de la frontière, dans les camps, la réorganisation (ndlr : des
ex-FAR-Interahamwe), soit on réglait le problème, soit ils allaient s’occuper
de nous. Celle-là était légitime. Mobutu les soutenait. En ce qui concerne la
deuxième guerre, il nous suffisait de parler, nous n’avions pas nécessairement
besoin de nous battre. Et comme vous le voyez, nous n’avons obtenu aucun
résultat. Nous en sommes toujours au même point. RCD, CNDP, M23. Il y aura
probablement aussi un M27… Ca n’aide pas le Congo. Ca n’aide pas le Rwanda. Ca
n’apporte que des souffrances dans la région.

 Bosco Ntaganda qui était l’un des chefs du
CNDP est devant la Cour
pénale internationale. Est-ce que vous allez témoigner devant la cour ?

Je ne sais pas pourquoi je devrais le faire.
Mais si la cour estime qu’elle peut apprendre quelque chose de moi, je
coopérerai avec elle. Mais je crois que la CPI ne juge pas la bonne personne. Elle devrait
traduire en justice Kagame et pas Ntaganda.

 Pourquoi ?

Parce que c’est lui qui l’a choisi au Rwanda
et l’a envoyé dans l’est du Congo. Alors pourquoi s’occuper des symptômes et
pas de la maladie ?

 Donc vous affirmez que Bosco Ntaganda est
rwandais et pas congolais ?

Oui, bien sûr qu’il est rwandais. Il était
dans l’armée rwandaise, on l’a choisi, envoyé auprès de Lubanga et on l’a
approvisionné en armes. Donc quand il cause tous ces problèmes, le coupable, ça
ne devrait pas être Ntaganda, mais Kagame. Ntaganda a juste été déployé. Donc
ces événements sont de la responsabilité de son commandant.

De quel corps d’armée était-il issue ? Où
était-il basé ?

Ce n’est pas comme si on en avait plusieurs.
Il était des forces de défense rwandaise. Il était sous-officier. La plupart de
ceux qui ont dirigé la rébellion venaient du Rwanda de toute façon. Ntaganda
n’est pas un cas particulier. Nkunda, Ntaganda, ils ont été formés au Rwanda,
mais ne se sont pas battus là. C’est pourquoi je dis qu’ils ne s’occupent pas
des bonnes personnes. Ils étaient déployés, c’est tout

 Bosco Ntaganda s’est enfui au Rwanda et a
trouvé refuge à l’ambassade des Etats-Unis. Est-ce que c’était avec l’aide du
gouvernement rwandais ?

Non, il voulait sauver sa peau. S’il s’était
rendu au gouvernement rwandais, ça aurait été une toute autre histoire. Je ne
pense pas qu’ils l’auraient remis à la
Cour
pénale internationale.

 Pourquoi avez-vous fui le pays en 2007 ?

J’avais déjà testé la prison deux fois. Et
j’ai été maintenu à l’isolement. Deux fois en deux ans. Quand je suis sorti,
j’ai été amené au ministère de la
Défense
, j’ai été malmené par des officiers, or certains sont
en prison aujourd’hui, d’autres ont des problèmes. Mais bon, le fait important,
c’est qu’ils m’ont dit que Kagame allait s’occuper de moi définitivement. Ça en
inquiétait tout de même certains. Ils m’ont dit que si je tenais à la vie, il
fallait que je parte. Je n’avais pas de raison d’en douter. Donc je suis parti.
Et en fait, c’était bien vrai. C’est qu’il a essayé de faire ici. C’est pour ça
qu’on a tiré sur mon collègue (ndlr : le général Faustin Kayumba Nyamwasa).
J’ai eu de la chance de m’en sortir sans aucune égratignure.

 

 

 



 

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