Agnès Lainé – Génétique des populations et histoire du peuplement de l'Afrique.

 Résumé : Le rapport de
l'anthropologie biologique avec l'Afrique remonte aux origines des
sciences de la nature au XVIIIe siècle, qui réaménagèrent le regard
porté par l'Occident sur l'Afrique depuis le Moyen-Age. Des rapports de
peur, de méfiance, de fascination, d'exploration et de domination ont
marqué cette histoire qui a influencé les travaux d'objectif
scientifique. Dans quelle mesure cette science, en retour, étant celle
du pouvoir, a-t-elle orienté la perception que les Africains ont eu
d'eux-mêmes, de leur identité, et leurs rapports sociaux et politiques ?
Ces aspects des liens entre histoire et science, sont examinés au
travers d'un ensemble de textes qui constituent des sources
inhabituelles pour l'historien : articles de médecine, de biologie, de
génétique, d'anthropologie physique. Ces textes sont analysés et
confrontés avec, premièrement les événements contemporains de la
production de ces articles, deuxièmement l'histoire ancienne des peuples
concernés telle qu'elle est mieux connue aujourd'hui, troisièmement
l'état des sciences en biologie, en anthropologie et en histoire au
moment de la publication des textes. Ces différentes approches ont
permis de discerner les aspects idéologiques ou politiques des travaux,
d'en critiquer les données, les interprétations, les aspects théoriques
et conceptuels, de suivre aussi le cheminement intellectuel, social, des
auteurs quand cela a été possible.
Dans sa relation à l'histoire du
peuplement de l'Afrique, la génétique des populations implique des
analyses sur trois champs différents :
– histoire des sciences,
– histoire du peuplement ancien de l'Afrique,

histoire contemporaine, par l'analyse des liens récents entre la
recherche anthropologique et les événements de l'histoire africaine.

La thèse se situe donc au carrefour de plusieurs disciplines et tente
d'embrasser des situations allant du général (1ère et 2ème parties sur
la situation de l'Afrique dans l'ensemble mondial) au particulier (3ème
partie sur les situations régionales). Après une mise en perspective
historique assez large (XVIIIe – 1950), elle se concentre sur une
période restreinte (1945-1985), quarante années qui constituent la
grande époque de la recherche sur la diversité biologique humaine à
partir des systèmes sanguins).
Deux grandes lignes de réflexion ont été suivies :

Une réflexion sur l'évolution de la production des sciences
bio-anthropologiques dans le domaine du peuplement de l'Afrique,
rapportée au contexte de l'évolution scientifique en général et au
contexte politique international depuis la dernière guerre mondiale. Une
analyse est conduite sur les auteurs et les grands thèmes de cette
anthropologie.
– Une réflexion comparative sur les travaux produits
par les principales Puissances ayant exercé une influence durable sur la
recherche en Afrique dans la période susdite : Puissances coloniales,
Etats-Unis. La comparaison permet en outre de révéler
l'internationalisation croissante de la recherche au cours de la période
d'étude. Des liens entre science et histoire sont recherchés par une
étude systématique du contexte dans lequel ces travaux ont été conduits :
colonisation, décolonisation, guerre froide, construction des Etats,
crises politiques internes.

Ce travail est construit en trois parties dont les articulations sont à la fois thématiques et chronologiques.

La première partie situe le sujet dans l'histoire depuis le XVIIIe
siècle. Il s'agit le plus souvent de appels brefs sur la situation de la
biologie et de l'anthropologie, sur la connaissance des Occidentaux au
sujet de l'Afrique subsaharienne et sur la naissance des théories
transformistes. Le deuxième chapitre se concentre sur les aspects
épistémologiques et idéologiques des travaux de Charles Darwin, leurs
prolongements dans les différents domaines de l'érudition africaniste
(linguistique, ethnologie, anthropologie physique) et de la politique
internationale (impérialisme, nationalisme, colonisation, libéralisme et
communisme). Le troisième volet de cette partie retrace l'émergence de
la génétique des populations au carrefour des sciences de l'hérédité,
des théories de l'évolution, de la mathématique statistique et de
l'immunologie. La contribution personnelle de l'auteur est d'avoir fait
de cette histoire déjà connue une lecture originale en adoptant le point
de vue central de l'Afrique dans cette perception occidentale où
s'entrecroisent les questions scientifiques, idéologiques, religieuses
et politiques. Ainsi apparaît l'étonnante permanence des idées, des
controverses, des représentations sur les origines de l'Homme et des
"races", des interrogations sur la nature et la généalogie des Hommes.
En Afrique, ces thèmes ont été alimentés par la présence de groupes de
populations nettement différenciés aux yeux des Occidentaux, qui ont vu
en eux les descendants des races originelles. Lieu de convergence de
trois grands courants migratoires supposés, l'Afrique est devenu, dans
l'imaginaire occidental, le miroir de cette triangulation raciale
blanche, noire et asiatique.
Dans la deuxième partie, est traité
l'ensemble des publications qui forment les sources. Le premier chapitre
(§2,1) est une description d'un premier ensemble constitué de toutes
les publications parues de 1950 à 1985 faisant état de données
originales sur la typologie sanguine de populations africaines. Il
s'agit d'une étude formelle d'un fichier de références bibliographiques
réalisée par des moyens informatiques. Au plan méthodologique, cet
aspect de la recherche est le plus original. La bibliographie, un corpus
de 898 références livrées en annexe, y est traitée comme des séries
d'informations quantifiables, ce qui a permis une description des
principales caractéristiques de la production scientifique sur le sujet :
pays émetteurs, Etats africains concernés, marqueurs étudiés, nature et
thèmes des supports de publications… Une analyse diachronique de ces
éléments est présentée.
Il s'y s'ajoute une documentation plus
spécifiquement anthropo¬logique (§2,2), c'est-à-dire des textes qui se
proposent d'interpréter la distribution des caractères sérologiques
envisagés comme marqueurs. Est étudiée l'évolution du contexte
scientifique, social et politique, dans lequel toutes ces publications
ont pris place, très différent de celui qui précède la deuxième guerre
mondiale (§2,2) : le concept de race est questionné, la recherche sur
l'origine des ethnies africaines rejoint la problématique des origines
de l'Homme. Aussi le troisième chapitre (§2,3) est consacré à cette
question centrale de la place du peuplement de l'Afrique dans l'histoire
mondiale du peuplement humain, thème majeur de l'anthropologie
biologique sur toute la période considérée, mais où émerge en
contrepoint, dès la fin des années cinquante, une anthroplogie de
l'adaptation, faisant de l'Homme africain un acteur de son évolution sur
sa terre. Il apparaît un regard différencié en fonction de l'origine
des chercheurs (Britanniques, Sud-Africains), façonnés souvent par la
perspective dans laquelle leur culture nationale les porte à effectuer
les catégorisations des peuples en présence. Les évolutions sont
appréciées en parallèle de celle, concomitante, des autres sciences
(linguistique, archéologie, histoire) et de la participation croissante
des intellectuels africains à la réflexion sur leur histoire et leur
identité.
La troisième partie présente l'étude de trois régions de l'Afrique choisies pour servir une démarche comparative :
1)-l'Afrique
de l'Est sous influence belge (Rwanda, Burundi, est du Zaïre), où est
présentée notamment une analyse des travaux d'anthropologie biologique
sur les populations hutu et tutsi, l'évolution des conceptions de
l'historiographie coloniale au sujet de l'origine de ces ethnies et la
place de ces travaux dans les suites politiques tragiques de ces
clivages ethniques.
2)-l'Afrique orientale britannique de la région
des Grands Lacs (Ouganda, sud du Soudan, nord-ouest de la Tanzanie et
ouest du Kenya), où est retracée l'évolution des travaux scientifiques
en relation avec l'émergence difficile de certains jeunes Etats
africains, le problème des populations du sud du Soudan, d'une part, la
question des clivages entre peuples nilotiques ou soudaniques, et bantu,
d'autre part. Il est décrit comment les résultats de la biologie ont
invalidé les classifications classiques (hamites, nilotiques) et
qu'apparaissent de nouvelles conceptions, régionales plutôt que
linguistiques. Par ailleurs ces résultats, à l'issue de la période
considérée, confirment une rencontre sans doute très ancienne entre des
peuples africains issus de parties différentes de l'Afrique, leur
entrecroisement progressif et très intime dans la région des Grands
Lacs, confirmant les analyses les plus récentes dans les domaines de la
linguistique historique et de l'archéologie des éco-systèmes.
3)-les
pays de l'Afrique occidentale situés à l'intérieur de la boucle du Niger
(Burkina Faso, Liberia, Côte d'Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigeria), où
sont comparées les approches de l'anthropologie française, britannique
et américaine, leur évolution avant et après les indépendances : centres
d'intérêts et différences d'interprétation. Cette analyse permet de
prendre du recul sur l'ensemble des travaux réalisés sur l'Afrique par
les Puissances considérées et de retrouver le fil d'une réflexion
amorcée dans les chapitres des premières et deuxième parties sur la
façon différente dont les Puissances ont intériorisé l'idée d'évolution
au XIXe siècle : la conception que se sont faite les Européens des
devoirs et des droits du plus apte envers le moins apte, inscrite au
coeur de l'idéologie coloniale, a également influé sur le mode
d'administration des peuples colonisés. Du côté britannique
l'anthropologie biologique a tendu à répondre aux besoins de
compréhension et d'organisation hiérarchique de la société coloniale.
Ceci est également valable pour les territoires sous influence belge en
Afrique orientale. Du côté des Français en Afrique de l'Ouest,
l'anthropologie n'a été que dans une moindre mesure chargée de répondre
au même besoin. Du même coup l'anthropologie française n'a pas été
ébranlée, comme l'ont été les conceptions des Britanniques, par
l'avènement des Etats africains à la fin des années 1950.
L'anthropologie biologique anglo-saxonne a reflété les changements
politiques et, par conséquent, a évolué plus vite vers cette
anthropologie de l'adaptation promise par les idées darwiniennes, mais
paralysée pendant plus d'un siècle par le besoin de justifier
l'entreprise coloniale. Les travaux des Américains en Afrique, très tôt
orientés sur les questions adaptatives, suscitent des réflexions du même
ordre, en raison de leur émergence à ce moment crucial de l'histoire de
l'Afrique, à la veille des indépendances, en raison aussi de leur
caractère marginal dans la production anthropologique américaine, restée
très naturaliste.
* *
*
Les aspects scientifiques ne sont
pas négligés : les découvertes successives des systèmes sanguins,
l'évolution des méthodes d'analyse et d'investigation, la réflexion
épistémologique. La thèse montre l'importance extrême accordée par les
chercheurs aux hémoglobines atypiques (notamment l'hémoglobine S
responsable d'une maladie grave nommée drépanocytose), caractères qui
ont semblé durant plusieurs décennies promettre des informations
anthropologico-historiques de premier plan. Il a été montré que cette
préoccupation devant les hémoglobines anormales a des raisons multiples
dont certaines sont à rechercher dans les débuts de la génétique des
populations, en ce qu'elle comportait de préoccupations eugénistes.

En conclusion de la troisième partie, après avoir résumé les hypothèses
récentes de la recherche bio-anthropologique sur la diversité humaine
(théorie de l'Eve africaine, théorie polycentriste), il est procédé à
une critique des principaux problèmes épistémologiques, méthodologiques
et conceptuels des travaux actuels (légitimité des arborescences,
horloges moléculaires, distances génétiques, coalescence, ambiguité du
statut épistémologique des catégories ethniques, critique historique des
données et des échantillons). Un bilan des acquis et des perspectives
de ces recherches en matière d'histoire du peuplement, est présenté.
Enfin, on s'interroge sur les possibilités de développement d'une
génétique historique.

 

 

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