11 11 15 – Nyerere ou modèle d’éthique en politique ("Tribune libre, dans "Le Phare", par Raymond Ramazani Baya)

Le nouveau Président de la
République de Tanzanie , MAGIFULLI,a été intronisé le week-end dernier au terme
d’élections générales exemplaires, même si sur l’île de Zanzibar, les résultats
ont été contestés. Mais, il faut reconnaître que depuis 1985, date du départ du
Président Julius Nyerere du pouvoir, les élections sont organisées
régulièrement dans ce pays et chaque Président se retire après son deuxième
mandat. Certes, chaque pays a ses traditions et mœurs politiques. On ne peut
s’empêcher de constater que la Tanzanie, pour sa part, a hérité d’une grande
stabilité mais aussi d’une culture de tolérance et de respect des institutions
de l’époque de Nyerere, dont le monde a célébré le 14 octobre le 16ème
anniversaire de la disparition et les 93 ans d’âge qu’il aurait eus s’il était
encore parmi nous. Né le 14 octobre 1922, il est le père de la Tanzanie moderne
et l’artisan da la politique socialiste dite « ujamaa » pratiquée dans ce pays
pendant plus de trois décennies.

 

 Il
nous a semblé intéressant de consacrer, en ce moment, un article à un homme dont la vie s’est confondue avec
l’histoire de son pays, voisin du nôtre, qui a accueilli des milliers de Congolais. Le Président
Joseph Kabila figurait d’ailleurs parmi les invités de marque de la cérémonie
d’intronisation du nouveau Président, issu lui aussi du parti majoritaire, le
Chama cha mapinduzi.(CCM)

 De
nombreux ouvrages écrits en swahili et en anglais par Nyerere éclairent son
action politique et nous nourrissent de sa longue et riche expérience
politique. Acteur politique majeur et
engagé, penseur et homme des lettres, il est un géant, une figure de proue
parmi les plus emblématiques qu’ait connues l’Afrique du 20ème siècle. Diplômé
d’histoire et d’économie de l’université d’Edimbourg en 1952, ce fils de chef,
se consacre à l’âge de trente ans, à l’enseignement, près de Dar-es Salam, tout en menant d’intenses activités politiques.

 .En
1946, il adhère à la Tanganyika african association (TAA), une association
créée en 1929 ,dont il est élu président en 1953. Il démissionne de son poste de professeur pour
se consacrer entièrement à la politique. Par respect à cet homme qui ne se
départira jamais du souci de communiquer et d’enseigner aux masses, le peuple
tanzanien lui a collé à vie la dénomination de « mwalimu », le maître, le
professeur. A l’époque, la TAA regroupe diverses petites associations
africaines de caractère ethnique, coopératif, professionnel ou simplement
culturel. Ce mouvement sert de lien entre les organisations rurales et tribales
d’une part, et les centres urbains, plus ou moins détribalisés, notamment des
employés et des instituteurs formant le noyau de l’élite du Tanganyika de l’époque
.Nyerere comprend très vite le rôle qu’il peut faire jouer à cette structure
dans le combat qu’il mène pour l’émancipation du pays en lui donnant une
orientation plus politique.Il réussit à transformer la TAA le 7 juillet 1954 en parti politique.
La Tanganyika african national union( Tanu) est née.

 Sous
son impulsion, les fondateurs du parti proclament leur volonté de préparer le peuple à l’indépendance. La TANU milite aussi en faveur de la création
d’une fédération avec le Kenya et
l’Ouganda, montrant dès sa création son engagement en faveur de l’intégration
africaine. 

 

La consolidation de la Tanu

 

 La
propagande efficace du parti-avec ses mots d’ordre lancés en swahili – gagne
rapidement la grande majorité des villages, inlassablement parcourus par
Nyerere.

 Des
élections organisées en septembre 1960 lui donnent 70 sièges sur un total de 71
sièges à pourvoir. L’autonomie interne est acquise le 1er mai 1961. Le 9
décembre Nyerere devient premier
ministre. La république est proclamée en décembre 1962, et Julius Nyerere
accède à la magistrature suprême.

 

 

Un révolutionnaire bien
élevé ?

 

 A
côté d’un Nkrumah, d’un Nasser et même d’un Jomo Kenyatta, Nyerere faisait figure d’un petit bourgeois modèle, ou dans
les meilleurs des cas ,d’un « révolutionnaire bien élevé. » Il a certes dirigé
la lutte de libération nationale, mais en évitant toute effusion de sang.

Aussi, personne ne croyait que
Nyerere pouvait ébranler, même progressivement l’échafaudage des structures
politiques et économique mis en place
par les Allemands et les Anglais, pendant plus d’un demi siècle.

 En
1962, la pauvreté croissante de son pays, les tensions politiques et sociales
le convainquent que seul le parti unique et une voie socialiste de
développement, sont susceptibles d’arracher son pays du cercle vicieux de la
faim, de l’ignorance et de la maladie.

 Le
24 avril 1964, il signe un accord de fusion avec Zanzibar dont les dirigeants viennent de
déposer le prince arabe, d’Oman, qui était à la tête de l’île.

 La
mutinerie militaire au cours de la même année 1964 – encouragée par
l’opposition et les syndicats – lui donne une conscience plus aiguë de la
contradiction entre le sous-développement et la pratique de démocratie à
l’occidentale. Sa pensée se radicalise au contact des réalités. Certains
analystes mettent en cause l’influence
des jeunes marxistes de son parti, et d’autres encore y décèlent l’influence
chinoise, de la Chine de Mao..

 

 

Le socialisme africain :
ujamaa

 

 Nyerere
est le théoricien de l’ujamaa qui désigne le socialisme tanzanien. Kisocialismi
qui serait la traduction fidèle du mot socialisme en swahili a été écartée à

dessein pour marquer l’originalité de la doctrine « ujamaa » qui réalise une
synthèse du socialisme moderne et du communautarisme traditionnel africain.

 

1)« Esprit de famille » ou «
fraternité »

 

Le socialisme traditionnel est
fondé sur la famille. Jamaa signifie famille, Ujamaa se traduirait
littéralement par « sens de la famille ».

 Pour
Nyerere, le socialiste africain est celui qui élargit la notion traditionnelle
de la famille et considère « tous les hommes comme ses frères, comme les
membres de se famille étendue à l’infini ».

 Cette
vision de la solidarité universelle est reprise par la charte de la Tanu :
« Je crois en la fraternité des hommes
et à l’unité de l’Afrique » (3).

 

2) La propriété : dans la société traditionnelle décrite par Nyerere, la
propriété privée existe. Il y a des « riches » et des « pauvres ». Alors
comment parler dans ces conditions de société socialiste ? C’est que pour
Nyerere des années 1960, le socialisme ne se définit pas par la possession ou
la non possession des richesses. « Un millionnaire peut également bien être
socialiste, il peut n’accorder à ses biens comme seule valeur que l’usage qu’il
peut en faire pour servir ses semblables.

 Pas
naïf, Nyerere met lui-même en exergue la contradiction entre le socialisme et
l’accumulation individuelle des richesses. « …un millionnaire socialiste est un
phénomène rare. En fait, c’est presque une contradiction dans les termes » et un peu plus loin, il remarque « que les
richesses ont tendance à corrompre ceux qui les possèdent. »

3) La question du travail
Nyerere accorde au travail la prépondérance sur les autres facteurs de
production. « Ni la terre, ni la houe ne produisent vraiment les biens, par
contre la hache et la charrue sont les créations du travailleur .»

 Un
des grands mérites de la société traditionnelle est d’avoir réussi à faire de
chaque membre de la société un travailleur, et d’avoir évité l’exploitation
d’un groupe par un autre. Le mot « travailleur » n’est pas opposé seulement à
l’exploiteur, à l’employeur mais également au chômeur, à l’oisif.

Sa vision du socialisme exclut
tout parasitisme : » « mgeni siku moja,siku ya tatu mpe jembe, » en français « traite
ton invité en hôte le premier jour.Donne lui une houe le troisième jour »

 

 La déclaration d’Arusha

 La
Déclaration d’Arusha publiée en avril 1967 est le document le plus important de
la vie politique tanzanienne. C’est un exposé idéologique qui définit les
principes de développement et les voies de transition vers une société
socialiste.

Elle s’inspire des écrits de
Nyerere et de l’expérience concrètement vécue par le pays depuis son
indépendance.

 

1) L’option socialiste

Cette partie insiste sur
l’absence d’exploitation de l’homme par l’homme dans une société socialiste,
dont la population doit être composée de paysans et de travailleurs. Personne
ne vit du travail d’autrui et chaque travailleur perçoit la juste part de ses
efforts.

La société intervient pour
procurer du travail à tous ses membres et pour limiter les différences de
revenus et les inégalités. Les infirmes, les enfants et les vieillards ainsi
que ceux à qui l’Etat a été incapable de fournir du travail ont le droit de
vivre sur le travail d’autrui.

 Les
dirigeants politiques ne posséderont ni participation dans les entreprises ni
immeubles en location et se contentent d’un seul traitement. La Déclaration
attache une grande importance à la qualité morale de la direction politique du
pays.

 

2) Self-Reliance (Politique
d’indépendance )

Le Self-Reliance littéralement
confiance en soi-implique que le développement du pays dépende d’abord de ses
propres ressources, c’est-à-dire la terre et les hommes. Une politique de
développement qui accorde la priorité à l’industrialisation est condamnée à
l’échec par l’insuffisance des capitaux, en même temps qu’elle marginalise les
90% de la population occupée dans l’agriculture.

 

3.Les villages Ujamaa

 L’expérience
des villages Ujamaa découle des déboires causés par la mécanisation des
villages et des idéaux socialistes énoncés dans l’Ujamaa de Nyerere et repris
dans la Déclaration d’Arusha. Cette Déclaration dénonçait la misère croissante
des campagnes malgré ou à cause de crédits excessifs consacrés à leur
modernisation. La grande partie de ces crédits était destinée à des
exploitations agricoles relativement modernes et tournées vers l’exportation,
tandis que le secteur traditionnel était abandonné à lui-même.

 Nyerere
a reproché à son Gouvernement d’avoir pensé le développement en termes de chose
: « nous ne pensions, déplora-t-il,
qu’en termes d’investissements monétaires… pour transformer la vie des gens ;
mis eux-mêmes au second plan. »

 La
création des villages Ujamaa vise à corriger ces erreurs en regroupant les
paysans et les villages afin de rentabiliser les investissements orientés aussi bien vers la production que
vers la satisfaction des besoins de base tels que l’eau, les écoles, les
services de santé…

 

4.Organisation et principes de
fonctionnement des villages Ujamaa.

– Le village ujamaa est d’abord
une association volontaire dont la formation dépend des initiatives des paysans
eux-mêmes.

 Le
deuxième principe des villages ujamaa est la pratique de la démocratie. Nyerere
voulait faire revivre dans ces petites collectivités une sorte de démocratie
directe, à l’image de la démocratie traditionnelle qu’il a décrite dans son
livre « Ujamaa ».

– Le troisième principe qu’on
peut dégager du fonctionnement des villages ujamaa est la progressivité. Le
regroupement n’est pas suivi immédiatement de la collectivisation des terres et
des tâches. Chaque paysan garde un lopin
de terre individuel à côté de la forme communautaire et il ne consacre qu’une
partie de ses journées à l’exploitation de la ferme commune.

– En 1971, on compte 2.668
villages rassemblant 840.000 habitants, soit seulement les 6,3 % de la
population. A peine une vingtaine de ces villages ont atteint le dernier stade
de coopération. Des résultats remarquables sont constatés dans les domaines de
la formation, des soins de santé, de distribution d’eau et d’autres services de
base. Par contre l’expérience donne des résultats mitigés au niveau des
investissements et de la croissance du PIB. Certains des dirigeants lorgnent
déjà vers Washington. C’est ainsi que dans les années 1985, la Tanzanie se résout-elle d’entrer en programme avec le FMI et la Banque
Mondiale. C’est quelque part un désaveu de la politique de Ujamaa fondée sur le
socialisme et l’indépendance.

 Placé
devant un véritable dilemme : empêcher ou cautionner cette nouvelle politique économique. Nyerere,
conscient des difficultés de son pays, préfère se retirer de la politique
active. Sentant cette évolution inéluctable, il refuse de se présenter aux élections
présidentielles qu’il est pourtant assuré de gagner ! Il demeurera pendant quelques années à la tête
du parti devenu CCM, « Chama cha mapinduzi» le parti de la révolution après sa
fusion avec le parti unique de Zanzibar Afro-Shirazi. Il est mort à Londres le 14 octobre 1999
laissant l’image d’un homme d’une grande probité morale et intellectuelle, doué
d’un sens élevé d’éthique en politique, totalement dévoué à la cause de son pays et de l’Afrique. A aucun moment il ne s’est laissé tenté par
le culte de la personnalité. A aucun moment, il n’a tenté de s’accrocher au
pouvoir. En novembre 1985, Ali Hassan Mwinyi, musulman et originaire de l’île
de Zanzibar, lui succède à la tête de l’Union et amorce le virage de la politique économique vers le libéralisme
cher aux Institutions de Bretton Woods. Après les élections de décembre 2005,
c’est Jakaya Kikwete qui devient le
quatrième président de Tanzanie. Après deux mandats, ce dernier se prépare à
passer le flambeau. Nyerere a posé les
bases d’un Etat démocratique stable où
les élections, à tous les niveaux, se déroulent de manière régulière et sans
drames. En dépit d’une situation économique parfois difficile mais qui
s’améliore, la Tanzanie exerce une
grande influence sur le Continent et en particulier dans les affaires de la
région des Grands Lacs.

 

 

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