15 11 15 LA RD CONGO : TRAHIE… PAR SES UNIVERSITAIRES; SAUVEE… PAR SES INTELLECTUELS ? Anicet Mobe / Défis

 Cette consternation est à la mesure de
l’immense espoir qu’avaient suscité au Congo pendant des décennies, les
engagements intellectuels des étudiants

Les qualifications scientifiques des universitaires
constituent certains de ressorts des dynamiques internes qui relayent et
amplifient les sordides convoitises étrangères qui alimentent la tragédie du
peuple congolais. La tragédie du Congo résulte à la fois de ces convoitises et
d’un énorme déficit d’intelligence du politique, d’une extrême carence
d’intelligence politique et d’un pitoyable asservissement des intelligences
universitaires cooptées dans les sphères politiques.

 En dépit de la présence massive des
universitaires dans différents secteurs de la vie administrative, politique,
économique et judiciaire, force est de constater un énorme paradoxe entre
l’aboulie intellectuelle des universitaires et la vigueur de pensée des
intellectuels des groupes de « Conscience Africaine et l’Abako » en
1953-1958. Stupéfait, le peuple congolais s’interroge sur cette atonie
intellectuelle et cette défaillance des universitaires dans l’exercice des
responsabilités qui leur sont confiées : le mouvement étudiant s’est voulu
un creuset de formation d’une intellingestia dont les compétences scientifiques
fourniraient aux Congolais des instruments afin qu’ils élaborent des stratégies
de développement pour s’assurer un mieux-être social collectif et individuel
épanouissant.

 Le drame du Congo belge au travers de
son élite ! Tel est le sous-titre d’une étude du professeur Jean Omasombo
parue dans un ouvrage collectif[1].
Il s’est penché sur les compromissions de certains universitaires cooptés dans
le sinistre « Collège des Commissaires Généraux ». Ce drame congolais
qu’illustre piteusement la pusillanimité d’une fraction des élites
universitaires constitue la trame de 4 livres publiés coup sur coup depuis
plusieurs mois. Il s’agit, en l’occurrence, de l’excellente étude que le
professeur Jean-Marie Mutamba consacre aux « Collège des Commissaires
Généraux »[2] que le
colonel Mobutu institua après son coup d’état militaire du 14 septembre 1960.

 Le livre publié sous la direction
du Ministre Mende[3],
recycle, quant à lui un des héritages les plus pervers du régime Mobutu :
la couardise et l’asservissement des intelligences qui gangrènent une partie du
corps professoral universitaire. Cet opuscule s’analyse à la fois comme une
réplique à l’analyse approfondie qu’un collectif d’intellectuels a publié pour
mobiliser la conscience politique des Congolais[4].
Par ailleurs, ce cantique de louange est une surenchère de flagornerie pour
mettre en évidence le flop de l’initiative « Kabila Désir » du
Ministre Tryphon Mulumba Kin Kiey. Citons enfin, l’oiseux panégyrique
d’Evariste Boshab[5]
justifiant la violation de la constitution et démolissant les principes les
plus élémentaires de droit constitutionnel pour tresser des lauriers à son «
Raïs ».

Jean-Pierre Mbelu souligne la disproportion
des moyens pécuniaires et audiovisuels utilisés pour la promotion de deux livres :
celui de Mende a été publié avec « les moyens de l’Etat failli et
manqué » tandis que celui des intellectuels, patriotes et convaincus de
l’importance de la bataille des idées, l’a été à partir de la sueur de leur
front[6].

 

 I Conscience africaine et Abako : l'arme miraculeuse de la culture…
pour éveiller et aiguiser la conscience politique

 Désillusionnés par de prétendues
réformes faisant l’impasse sur les pratiques – politiques, administratives –
ségrégationnistes. Convaincus que le régime colonial – par essence – est
complètement rétif à toute perspective de promotion sociale pour les colonisés,
en dépit de la forte croissance économique du Congo. Certains intellectuels –
Abako et Conscience africaine – s’attelèrent à un lent et patient travail
d’analyse – critique de déconstruction du discours colonial. Ainsi fut mis en
évidence « l’impensé » des logiques perverses sous-jacentes des
productions culturelles des institutions coloniales. La mise en exergue de cet
« impensé » a révélé aussi les véritables significations –
différentes de celles que la propagande coloniale véhiculait – de ces logiques.

 §1 : Conscience Africaine et
Abako… une alliance de classe entre les élites et les masses populaires. 

Le 30 juin 1956, les intellectuels
du Groupe Conscience africaine publient leur Manifeste[7]
dans lequel ils revendiquent une émancipation qui n’a de sens que si elle est
totale, pas seulement politique mais aussi économique. Les auteurs du Manifeste
soulignent qu’ils ne veulent pas que les apparences extérieures de
l’indépendance politique ne soient en réalité qu’un moyen de les asservir et de
les exploiter.

 Le 23 août 1956, le groupe ABAKO[8],
prolonge et approfondit le débat initié par Conscience africaine, en publiant à
son tour un Manifeste dont le contenu est nettement plus politique que celui –
culturel – publié en novembre 1953.

Par ce bouillonnement intellectuel,
Conscience africaine et Abako labourèrent le champ culturel avec discernement.
Ils rompirent ainsi avec la conception élitiste et servile du « rôle des
intellectuels » que le régime colonial imposait aux Congolais et que
certains intellectuels (associations des évolués, associations d’anciens
élèves) ainsi qu’une revue comme « La voix du Congolais » reprenaient
à leur compte.

Le mémorandum que les Evolués de Luluabourg
(Kananga) adressèrent en mars 1944 au Commissaire de District, monsieur Sand
est significatif de l’état d’esprit régnant chez la plupart des Evolués. Ils
sollicitèrent de l’autorité coloniale, « sinon un statut spécial, du moins
une protection particulière du gouvernement qui les mette à l’abri de certaines
mesures ou de certains traitements qui peuvent s’appliquer à la masse ignorante
arriérée[9].

Editée par des Congolais (Roger Bolamba),
sous l’égide et le contrôle de l’administration, La Voix du Congolais ne se
préoccupa guère des perspectives politiques pouvant conduire à l’indépendance
du pays. Elle réagit vivement contre le Manifeste de Conscience Africaine et
exalta au contraire les bienfaits que la Belgique apporta aux Congolais. Pour
la Revue « la justice et la fraternité sont les seuls mots qui peuvent
garantir la permanence européenne en Afrique noire »[10].

 §2 : Conscience
Africaine, Abako et les étudiants

 Extrêmement attentif à la question
universitaire et à ses incidences sur le devenir du Congo, le groupe
« Conscience Africaine » associa à ses activités, les étudiants de
Lovanium ainsi que Thomas Kanza, diplômé de Louvain. Celui-ci était assistant à
Lovanium. La sûreté coloniale signale dans ses rapports qu’à partir de décembre
1956, les étudiants congolais jouèrent de plus en plus un rôle accru, notamment
dans la commission politique[11].
Quant à l'Abako;elle avait institué en son sein une commission des bourses
d'études pour parfaire la formation intellectuelle des jeunes.

Les pratiques culturelles initiées par
Conscience Africaine et Abako ont revêtu au caractère propeudétique pour les
étudiants. Ces répertoires culturels ont fertilisé leur pensée, leur permettant
d’émanciper leur « réflexions – critique » du positivisme borné des
universitaires, des professeurs et autres doctrinaires de l’ordre colonial. Ils
ont ainsi pris conscience du rôle assigné à l’enseignement universitaire dans
les sociétés occidentales – et donc en situation coloniale – où l’enseignement
est « attaché à transmettre la culture intégrée d’une société
intégrée »[12].
L’université assure donc une transmission institutionnalisée de la pensée.

Riches des productions de ces répertoires
culturels, les étudiants se sont octroyés des instruments d’analyse pour
s’affranchir du conformisme culturel du système colonial. Ils ont résolument
opté – dès avant 1960 – pour une distance critique périlleuse mais exaltante.
Celle de l’engagement intellectuel dans le débat public, en rupture donc avec
un certain confort social qu’on retrouve dans les milieux étudiants,
consommateurs passifs et reproducteurs de la culture dominante.

 II Contestations estudiantines congolaises[13] :
engagements intellectuels pour promouvoir une alternative politique…

 Bien que créé en retard (1961) par
rapport à d’autres pays africains, le mouvement étudiant congolais s’affirma
vite comme une force sociale dynamique au sein de la société congolaise en
faisant preuve de lucidité politique. En effet, à travers les mouvements de
contestation étudiante qui revêtirent plusieurs formes, les étudiants refusent
l’apolitisme pour jeter les bases d’un syndicalisme étudiant militant, attentif
aux aspirations et aux luttes socio- politiques des milieux populaires.

 § 1 : mouvement étudiant :
une production endogène des intellectualités et du politique

 La création de l’UGEC est
l’aboutissement d’une longue maturation intellectuelle et politique amorcée dès
1956 et parfaitement maîtrisée par les étudiants. En 1956,le ministre belge des
Affaires Etrangères, Paul-Henri Spaak s’apprête à se rendre au Congo, à
l’occasion du cinquantenaire de l’Union Minière du Haut Katanga.Il reçoit une
délégation des étudiants congolais qui lui dressent un tableau saisissant de
l’oppression coloniale que subissent les congolais et qui contraste avec les
récits hagiographiques des laudateurs de la colonisation.

 Le 3 mars 1958 à Louvain, 5 étudiants
congolais : Charles Bokanga, Albert Bolela, Maris Cardoso (Losembe), Jonas
Mukamba et Pau Mushiete participent à un colloque organisé par l’Union Générale
des étudiants de Louvain :Le thème de l’indépendance du Congo y est
abordé. Le 18 mars 1958, l’association des étudiants noirs en Belgique adresse
aux parlementaires un mémorandum exigeant l’instauration d’un régime de
représentation démocratique à l’échelle nationale et protestent qu’il n’y ait
aucun Congolais au sein du groupe de travail constitué par le Ministre des
colonies Maurice Van Hemelrijck, pour étudier les problèmes politiques du Congo
belge.

 Après le soulèvement populaire du 4
janvier 1959 à Léopoldville (Kinshasa) réprimé dans le sang, les étudiants
congolais de Lovanium se mirent en grève, le 8 janvier pour protester contre la
répression et marqué leur solidarité avec les victimes.

 Le 18 janvier 1960, à l’invitation de
l’association des étudiants noirs que préside Marcel Lihau, étudiant en droit à
Louvain ; les leaders politiques congolais se réunissent dans les locaux
des « Amis de Présence Africaine » à Bruxelles, sis rue Belliard n°
220. Exhortées par les étudiants (François Ngyesse, Ferdinand Mandi, Félicien
Lukusa, Ernest Munzadi, Zéphyrin Konde, Justin Bomboko, Marcel Lihau, Jonas
Mukamba…, les personnalités politiques s’unissent et constituent un
« Front Commun » qui prend à contre-pied la stratégie du gouvernement
belge.

 Pendant que les hommes politiques –
incapables de s’entendre se débattaient dans une crise politique et
institutionnelle interminable (depuis septembre 1960), les étudiants se
réunissaient, se regroupaient et réfléchissaient ensemble pour jeter les bases
d’une organisation étudiante capable « d’éveiller chez les étudiants
congolais une conscience nationale et un sens élevé des responsabilités et
capables de coordonner leurs activités tant sur le plan national
qu’international pour se prononcer sur toutes les questions importantes

touchant les intérêts du pays ». C’est ainsi que naquit
l’Union Générale des Etudiants Congolais (UGEC) lors du congrès constitutif
tenu à Lovanium du 04 au 07 mars 1961. A l’issue des travaux, les étudiants ont
élu un comité exécutif que préside Henri-Désiré Takizala avec le concours de
Kalala Kizito, secrétaire aux Affaires Internationales ; de Nestor Watum,
secrétaire aux Affaires Nationales ; d’Alexis Dedé, chargé de la Culture
et de Joseph N’Singa, trésorier de l’Union.

 La tenue de ce congrès et le contenu des
résolutions sont tout à l’honneur des étudiants congolais de l’époque. Leur
mérite est immense, car leurs réflexions critiques agissantes rompirent
radicalement avec d’autres démarches intellectuelles antérieures. D’une part
rupture par rapport aux associations d’intellectuels datant de l’époque
coloniale ; qu’il s’agisse des cercles des évolués ou d’associations
d’anciens élèves des pères de Scheut (ADAPES) ou des Frères (ASSANEF).

 D’autre part, la création de l’UGEC
rompit avec l’aveuglement politique du « Collège des Commissaires
Généraux » – composé surtout des étudiants de Louvain – institué après le
premier coup d’état militaire du chef d’état-major de l’armée (le colonel
Mobutu) le 14 septembre 1960. Ce gouvernement « des techniciens »
tirait la légitimité de son pouvoir d’un acte illicite et séditieux.

 § 2 : 1961-1996 : la
contestation estudiantine : pallier la délinquance politique, la déliquescence du politique et repenser
l'université pour la décoloniser et la démocratiser…

 La vigueur de la contestation
estudiantine contraste avec la déliquescence de partis politiques. Le mouvement
étudiant s'est structuré en un espace intellectuel des véritables débats de
société comme en témoignent les résolutions adoptées lors de congrès et
séminaires ainsi que le contenu des mémorandums adressés aux différents
gouvernements.

A partir de 1963, les contestations du
pouvoir établi s’exprimèrent d’une part dans le syndicalisme (ouvrier et
étudiant) et d’autre part à travers les révoltes populaires qui redoublèrent de
vigueur après que le Parlement eût été congédié le 29 septembre 1963 ainsi que dans
les oppositions armées (1977-1978). Les organisations syndicales ouvrières et
les associations estudiantines tentèrent de coordonner leur mouvement
d’opposition contre le gouvernement Adoula et l’ensemble des
« politiciens » entre 1963 et 1965.

 Afin d’éviter que leurs militants ne
soient des universitaires prisonniers de leurs notes des cours ; l’UGEC
(Union générale des étudiants congolais) et l'Agel(Association générale des
étudiants de Lovanium) consacrèrent
plusieurs de leurs séminaires au thème du «  rôle de l’intellectuel
dans la société ».

Au cours d’une assemblée générale
extraordinaire tenue le dimanche 8 mars 1964, à Lovanium, à 23h30, sur la
« Place de la Révolution », située au plateau entre les homes 3 et
4 ; les étudiants (congolais et étrangers, notamment belges) décidèrent de
déclencher pour le lendemain une grève générale. Celle-ci dura une semaine, le
dimanche 15 mars 1964, un Protocole d’accord instituant une commission
tripartite
fut signé par Monseigneur Félix Scalais, Archevêque de Kinshasa
et Président du conseil d’administration de l’Université Lovanium, par
Monseigneur Luc Gillon, Recteur de l’Université et par Monsieur Hubert Makanda,
président de l’Association générale des étudiants de Lovanium (Agel)[14].

 § 3 : Les aspirations du
mouvement étudiant face à la dérive sécuritaire du régime[15]

 Dès 1961, il en fut est ainsi jusqu’à la
chute du régime Mobutu, malgré la dissolution de l’UGEC et de l’AGEL, le
mouvement étudiant refusa toute tutelle idéologique et politique de partis
politiques, des différents gouvernements qui se sont succédés au Congo, ainsi
que des groupes d’intérêts économiques et politiques (nationaux et étrangers)
qui se disputent le pouvoir en République Démocratique du Congo.

Les étudiants congolais paieront un lourd
tribut à leur volonté de préserver cette indépendance idéologique et politique.
Dès 1968, le régime déploya avec une redoutable férocité toute une panoplie des
appareils idéologiques et répressifs de l’Etat afin de réprimer toute
expression culturelle et politique libre et réfléchie. Rappelons le massacre
des étudiants dans les rues de Kinshasa,le 04 juin 1969;leur embrigadement dans
l'armée en 1971;ainsi que les fermetures des universités en 1980,1982 et
1989 ; les suppressions des bourses…

 III Faut-il désespérer des
universitaires (intellectuels) congolais ?

 En 1981(du 20 au 25 juillet ),la XIV ème
semaine théologique de Kinshasa organisée par la Faculté de Théologie
Catholique de Kinshasa eut comme thème : « Les intellectuels
africains et l’Eglise »[16].

La plupart des exposés – fort brillants
d’ailleurs – des intellectuels congolais se cantonnèrent dans des généralités alors
que leurs collègues africains se sont distingués par une tonalité critique
argumentée à l’image de l’intervention du professeur Efoué-Julien Pénékou[17].

Le refus de la démarche critique est
clairement affiché par les intellectuels congolais dans l’enquête du professeur
Mudimbe[18].
En résumé, les personnes interrogées, considèrent que le rôle de l’intellectuel
est de contribuer à la promotion des classes défavorisées (98%) ; de
travailler au bien-être de la société (97%) ; d’être un modèle dans la travail
technique (97%) ; d’être un dispensateur de la culture (73%) ; d’être
le défenseur des principes (67%) ; d’observer la société (65%)  et
non de la critiquer (89%).

 Il est fort étonnant que ces résultats
aient été abondamment cités sans beaucoup de commentaires lors de ce
colloque : quels sont les modèles culturels que doit dispenser
l’intellectuel congolais ? Quels sont les principes qu’il doit
défendre ? Comment peut-on contribuer au bien-être de la société sans la
critiquer ? Il est illusoire de croire que les intellectuels peuvent
contribuer à la promotion des classes défavorisées sans analyser correctement
le système socio-économique dans lequel vivent ces classes défavorisées.
Comment se situent les intellectuels par rapport à l’exercice du pouvoir
politique qui demeure un facteur déterminant dans la promotion – ou la
régression – des classes sociales ?

 Plutôt que de désespérer des
intellectuels et des élites universitaires, il faut – au contraire – s’atteler
à promouvoir l’émergence et l’affirmation d’une intelligentsia porteuse de
vecteurs de courants de pensée servant de lieux d’expression engagée dans le
débat public.

Cette revalorisation exige des remises en
cause fondamentales des équations érigées en dogmes : universitaire = intellectuel ;
diplôme universitaire = aptitude particulière pour exercer des fonctions
politiques Aussi, faut-il accorder aux questions de l’université, l’attention
qu’elles méritent : l’ensemble de la société civile veut-elle – s’en
donne-t-elle les moyens – faire de l’université, un lieu d’élaboration critique
des savoirs ?

Il appartient aux intellectuels et à
l’institution universitaire – professeurs, chercheurs, autorités académiques,
étudiants et personnel administratif et technique et de se constituer en vivier
d’agitateurs de la pensée critique.

 

 IV Briser le cercle vicieux de la servilité
intellectuelle et de la servitude politique

 Le pays avait – a toujours – besoin des
cadres universitaires dont les compétences scientifiques répondraient
efficacement aux demandes sociales des populations congolaises pour qu’elles
s’assument et s’assurent à mieux être individuel et collectif florissant. Le
régime mobutiste les avait transformés en mandarins, dociles serviteurs dont
les compétences firent fonctionner un système économique prédateur et un
système politique, fossoyeur des libertés publiques et de la démocratie.

 Soucieux de fructifier des rentes de
situation engrangées par l’allégeance au Maréchal, les mandarins sont restés
indifférents – voire méprisants – à la détresse des masses populaires broyées
par une politique de non développement économique et social[19].
Inexorablement, ce sinistre schéma se reproduit depuis 2001. Il faut ardemment
s’employer pour l’éradiquer afin d’éviter le recyclage de la ténébreuse
expérience du « collège des Commissaires Généraux » institué par
Mobutu après son premier coup d’état du 14 septembre 1960. Depuis lors, pour de
nombreux universitaires congolais, la férule d’un homme fort – Guide suprême,
Mzee, Raïs – est un postulat pour
pénétrer le champ politique.

 La révision constitutionnelle de 2011
opérée sur des bases juridiques viciées pour imposer une élection
présidentielle à un seul tour et pour inféoder politiquement la magistrature
illustre piteusement la dérive de certains universitaires – particulièrement
des juristes – cooptés dans la cour du Prince régnant. Le chef de l’Etat renoue
ainsi avec les pratiques politiques et institutionnelles les plus abjectes du
régime mobutisite : l’instabilité constitutionnelle dont le pic de
forfaiture a été atteint entre 1974 et 1978 lorsque fut aboli le principe de la
séparation des pouvoirs ; ainsi que la mise sous tutelle politique du
judiciaire par l’octroi des pouvoirs exorbitants au Procureur- Général,
président du Conseil Judiciaire, Kengo Wa Dondo.

 Membre du bureau politique, il était aussi
Ministre de la Justice et pouvait requérir de la Cour Suprême de Justice de
modifier en fait comme en droit toute décision de justice qui lui paraissait
non conforme à l’administration d’une bonne justice.

 Aussi, il faut se féliciter de la
mobilisation d’une partie du corps professoral pour soutenir la pétition de
leur collègue Kamba afin de s’opposer au projet d’une autre violation
constitutionnelle – que justifie le professeur Boshab – qui permettrait au chef
de l’Etat – frauduleusement élu en 2011 – de briguer un 3ème mandat.

 Qualifiant l’argumentaire de Boshab de
soporifique discours pseudo-scientifique pour justifier l’injustifiable, le
professeur Kamba souligne les flagrantes contradictions et hérésies qui, selon
lui, relèvent de la fraude intellectuelle. Soulignons que l’ouvrage d’Evariste
Boshab – Entre la révision
constitutionnelle et l’inanition de la nation
, édit. Larcier, Bruxelles,
2013 – rappelle les études doctrinales fort élogieuses que rédigent en 1974,
deux autres juristes congolais – Mulumba Lukoji et Umba di Lutete – pour
encenser le « Guide » Mobutu après la révision constitutionnelle
consacrant la négation de l’état de droit : Mulumba Lukoji « La constitution du Zaïre
révisée »
Zaïre-Afrique n°90, Cepas, Kinshasa, décembre 1974, pp
599-608 ; Umba di Lutete « Introduction à la constitution zaïroise »,
exposé ronéotypé à la 1ère session de l’école du pari, Kinshasa,
1974.

 La réaction salutaire du professeur Kamba
ne devrait pas s’enliser dans l’imprécation et s’abîmer en servant de prétexte
pour nourrir des querelles des courtisans en quête des positions de pouvoir. Il
faut au contraire s’employer pour en faire un élément constitutif du réveil
politique d’une fraction d’universitaires voulant assumer pleinement leurs responsabilités
d’intellectuels sans s’enfermer dans une tour d’ivoire ; sans non plus
sombrer dans la luxure du marécage politique actuel.

 Esquisse d'une « Théorie
générale-critique » des intellectualités congolaises…

 

Face à l’obscurantisme de la pensée unique,
une intelligentsia – pétrie d’éthique intellectuelle conscientisante – a
vocation d’assembler, d’affiner et de fertiliser les éléments constitutifs
d’une théorie générale critique des intellectualités congolaises.

Les créations artistiques, littéraires,
philosophiques et scientifiques les plus fécondes de la société congolaise
constitueront les éléments essentiels des matériaux culturels servant des
fondamentaux à la théorie générale des intellectualités congolaises afin que
les Congolais disposent d’instruments d’analyse pertinents pour oser le pari
de l’intelligence critique.

S’interroger sur les responsabilités des
intellectuels n’est pas qu’un exercice de style pour rester dans « l’air
du temps ». Cette interrogation renvoie, au contraire, au cœur du drame
congolais et oblige à une lecture critique des événements.

 Aussi, convient-il d’éviter
certains écueils
 ; trois méritent, assurément, d’être
soulignés :

 * la confusion entretenue entre
intellectuel et universitaire
. Cette confusion
altère les analyses ; enferme les idées dans l’ostracisme doctrinal et
appauvrit le débat.

 « Homme du culturel, créateur ou
médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur
d’idéologie »[20],
l’intellectuel n’est donc ni un simple professionnel de la pensée ni un
technicien du savoir. Intervenir dans les débats de la cité énoncer les
principes et les termes de ces débats : produire les instruments culturels
pour construire ces débats ainsi que pour façonner l’espace public où se
déroulent ces débats.
Telle est vocation première des intellectuels.

La pertinence des instruments culturels
élaborés par les intellectuels, leur lucidité d’esprit et la qualité de leur
questionnement éthique conditionnent largement les orientations des débats
publics et leurs influences dans les évolutions des sociétés où sont tolérés
les débats publics.

La vocation de l’intellectuel s’accomplit
par la fonction critique qu’il exerce grâce au verbe et à l’écrit dont
il se sert pour labourer le champ culturel afin d’élaborer, d’expliciter et de
diffuser largement les outils conceptuels permettant à la société d’appréhender
correctement les enjeux des mutations qui affectent l’environnement social afin
de façonner le devenir en toute lucidité.

La démarche critique des intellectuels dans
leurs engagements n’a pas toujours été exempte ni d’aveuglement politique, ni
de conformisme culturel. Il leur est souvent arrivé de s’ériger en une « cléricature de
légitimation » des régimes politiques despotiques.

Ainsi dans certains pays du Tiers-Monde,
les intellectuels ont souvent « été des plumitifs du pouvoir, des
véhicules inconditionnels des pouvoirs et des idéologies en concourant
activement à entretenir les mystifications, les simplifications et les
sectarismes »[21].

Pour intervenir dans l’espace public,
l’intellectuel n’a nullement besoin de s’appuyer sur une notoriété acquise dans
le domaine scientifique, artistique, universitaire ou littéraire relevant de sa
compétence. La plupart des intellectuels qui ont marqué le siècle « n’ont
connu aucune notoriété préalable à leur
engagement : la seule qu’ils aient jamais atteinte, c’est précisément une
notoriété intellectuelle en tant qu’intellectuels ».[22]

 * le provincialisme culturel: la trahison des clercs ; les utilisations politiciennes et
idéologiques des savoirs à des fins d’asseoir et de consolider les pouvoirs –
économiques et politiques – des groupes dominants. Les relations conflictuelles
et/ou serviles entre l’université et les pouvoirs ! Ces problèmes de
société ne sont pas propres au Congo.

 Il faut donc éviter tout provincialisme
culturel réducteur pour s’interroger sur d’autres expériences « dans la
mesure où les intellectuels sont peut-être les agents les plus actifs des
transferts culturels internationaux »[23].

 

 * la tentation du prophétisme intellectuel.
L’engagement intellectuel n’est pas toujours exempt de vassalisation d’esprit.
Il faut donc, sans cesse, observer un recul critique pour ne pas sombrer dans
un prophétisme intellectuel qui érigerait l’intellectuel en « mage »
investi d’un rôle messianique.

 Aussi, il n’est pas de trop d’exiger des
universitaires désireux de donner du sens aux enseignements universitaires de
se mobiliser pour ériger l’université en vecteur d’une société intellectuelle où tous les Congolais
disposeront d’outils d’analyse pour se déterminer politiquement avec
discernement. Oui, il est urgent de hâter, comme le préconise Gramsci,
l’avènement d’une société intellectuelle où tous les hommes (Congolais) sont
des intellectuels même si tous n’y exercent pas la fonction d’intellectuel.

 

 

 Anicet MOBE FANSIAMA 

 Chercheur en Sciences Sociales (Paris)

  Collectif des
intellectuels congolais DEFIS (Paris)



* Texte issu d’une intervention faite le 11 juillet 2015 au Luxembourg,
lors du colloque organisé par la Convention des Congolais de l’étranger. Je
remercie les organisateurs et tous les participants. Leurs observations m’ont
permis d’affiner mon texte dont je suis seul responsable.

 Avec doigté et patience,Madame Adeline Bondjali s'est employée à
rassembler et à classer la documentation qui a servi à la rédaction de ce
texte dont elle a assuré la saisie avec
sérieux. Qu'elle trouve ici l'expression affectueuse de ma gratitude.

[1] J. Omasombo : « Le Drame du Congo belge au travers de son
élite
 » in N.
Toussignant :  Le Manifeste Conscience Africaine (1956). Elites
congolaises et société coloniale, Public. Facul. Universit. Saint Louis,
Bruxelles, 2009, pp 141-162.

[2] Jean-Marie Mutamba Makombo : Autopsie d’un gouvernement au
Congo-Kinshasa,. Le Collège des Commissaires-Généraux(1960-1961) contre Patrice
Lumumba, l’Harmattan, Paris, 2015.

[3] L. Mende Omalanga (direct) : Kabila et le réveil du géant ;
L’Harmattan, Paris, 2015.

[4] Fweley Diangitukwa: Les Congolais rejettent le régime Kabila, Monde
Nouveau/Afrique Nouvelle,Vevey 2015.

[5] E. Boshab : Entre la révision constitutionnelle et l’Inanition de
la Nation, Larcier, Bruxelles, 2013.

[6] a) https://dl-mail.ymail.com congokin-tribune@congokingroupes.com

b)
http://desc-wondo.org/nouvel-ouvrage-collectif-les-congolais-rejettent-le-regime-de-kabila/.

[7] a) Nath. Tousignant (études réunies par) : Le Manifeste de
Conscience Africaine (1956). Elites congolaises et société coloniale. Regards
croisés, Publications des Facultés Universitaires Saint Louis, Bruxelles, 2009.

b) « En relisant le Manifeste de
Conscience Africaine quarante ans plus tard
 », Zaïre-Afrique n°306,
Cepas,Kinshasa, juin-juillet 1996, pp. 259-262.

c) A. Van Ostade : « Le Manifeste
de Conscience Africaine. Les origines et les implica
tions immédiates. »
Recueil d’études : Congo 1955-1960. Académie Royale des sciences
d’outre-mer, Bruxelles, 1992, p. 538

[8] B. Verhaegen et Ch. Tshimanga : L’Abako et l’Indépendance du
Congo belge, Cahiers Africains n°53-54-55, Tervuren, L’Harmattan, Paris, 2003.

[9] Lire : Dettes de guerre, Essor du Congo, Elisabethville, 1945, pp. 128-129.

[10] Lire a) « La Voix du Congolais », n°126, Léopoldville, sept.
1956, p. 612.

b) Eloko a Nongo : Les Structures
inconscientes de la Voix du Congolais, 1959, Cahier du Cedaf, n°2/3 1975,
Bruxelles, 1975, p. 83.

[11] « Etat d’esprit des populations en général », Bulletin
d’information de l’administration de la sûreté, n°8, 1956-1957, pp. 26-27 et
35 ; n°9, 1951957, pp. 24-28.

[12] P. Bourdieu, « Systèmes d’enseignement et système de pensée »,
Revue Internationale des sciences sociales, vol. XIV, n°3, 1967, pp. 367-388.

[13] a) Anicet Mobe Fansiama,
« Contestations estudiantines et problématique zaïroise
 »,
L’Africain, n°149, Belgique, 1991, pp. 18-19.

b) Anicet Mobe, « Kinshasa a aussi
connu son « Mai 68 »  »
, La Croix, Paris, 11 juin 1998,
p. 15.

[14] Lire Etudes congolaises n°4, Léopoldville, avril 1964, p. 71.

[15] P. Demunter : Analyse de la contestation estudiantine au
Congo- Kinshasa (juin 1969) et ses séquelles. Etudes Africaines,TA
132,Crisp,Bruxelles,30 déc.1971.

[16] Les Intellectuels Africains et l’Eglise, Actes de la 14ème
semaine, Faculté de Théologie Catholique, Kinshasa, mars 1982.

[17] E. Julien Pénékou : « Tâches des intellectuels chrétiens
dans l’Afrique d’aujourd’hui », Actes de la 14ème semaine, Kinshasa, mars 1982, pp 210-250.

[18] V.Y Mudimbe : « Les Intellectuels zaïrois »,
Zaïre-Afrique n°88, Cepas, Kinshasa, octobre 1974, pp 451-463.

[19] Lire : a)Anicet Mobe Fansiama : « Intellectuels
congolais…à la dérive ?
 », Congo-Meuse, vol 2, Bruxelles, Paris,
Archives et Musée de la littérature de Belgique, L’Harmattan,Paris 2002, pp
637-683.

b) Anicet Mobe : « L’indépendance
du judiciaire… incompatible avec les cultures intellectuelles et politiques
des universitaires congolais ? »
, l’Africain n°235, Charleroi
(Belgique), juin-juillet 2012, pp 1-8.

[20] J-F Sirineli et P. Ory : Les Intellectuels en France, de
l’Affaire Dreyfus à aujourd’hui, A. Colin, Paris, 1986, p. 10.

[21] G. Chaliand : Mythes révolutionnaires du Tiers Monde, Seuil,
Paris, 1976, pp. 243-245.

[22] Joël Roman : «  La vie intellectuelle au regard de
l’université, de l’édition et des médias
, » Esprit n°Mars-Avril 2000,
pp. 191-192.

[23] a) M. Trebitsch et M. Christine Granjon, Pour une Histoire comparée
des intellectuels, Complexe, Bruxelles, 1998.

b) G. Nzongola Ntalaja : « Les
Intellectuels africains et la crise politique en Afrique
centrale »,
Congo-Afrique n°379, cepas, Kinshasa nov. 2003, pp. 532-540.

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.