09 01 17 GRIP – La Justice rongée de lintérieur
Dans les principes et les mécanismes nouveaux, les institutions reposent sur lavènement de lÉtat de Droit, proclamé par trois fois dans la Constitution[2]. Il sagit dun système de légalité de tous devant des lois que tous doivent appliquer, y compris les plus hautes autorités, et sous la surveillance de juges indépendants, intègres et compétents. Ainsi la Justice est au cœur des institutions[3] et des réformes de la RDC.
Crédit photo : Des membres de la cour constitutionnelle à Kinshasa, lors de la prestation de serment devant le Président Joseph Kabila en avril 2015 (source : Radio Okapi/John Bompengo)
Cet éclairage fait partie du projet du GRIP «Dossier élections RDC : portraits et éclairages thématiques». Il est publié parallèlement au portrait de Moïse Katumbi, rédigé par Clément Hut et Marcel-Héritier Kapitene.
Dans la vie quotidienne, la Justice a pour fonction de maintenir et de restaurer la paix sociale. La possibilité dy recourir apporte la sécurité juridique dans le privé et dans les affaires. Linstitution est comme sacrée : on sinterdit de se faire justice et on se soumet à ses décisions, quand bien même des juges commettraient des erreurs[4]. Linstitution est surtout puissante : un petit juge a les pouvoirs de nier ou de reconnaître des droits aux plus humbles comme à de puissants fortunés, de les obliger de faire ceci ou de leur interdire de faire cela. Mais dans un pays affaibli, ce pouvoir énorme et redoutable peut être neutralisé ou détourné par les dirigeants politiques ou des individus ou des groupes dintérêts, ou dévoyé par les juges eux-mêmes. Cest ainsi que la Justice, un remède, a pu devenir un poison de la société congolaise.
Comment en est-on arrivé là ?
La Justice congolaise est organisée depuis 1886. Quelques docteurs en droit, des agents territoriaux, ainsi quune multitude de sages et de notables autochtones lont fait fonctionner avec satisfaction. Elle est épargnée dans les condamnations habituelles du système colonial.
Par la suite, toute la Justice ne fut composée que de juristes sortis des universités. Mais lorsque Mobutu prit la tête de toutes les institutions, les magistrats furent enrôlés comme membres du parti unique et dépouillés de leur indépendance. Après avoir servi le prince et le régime, ils prirent goût à avantager dautres intérêts et les leurs propres. À titre dexemple, ils avaient déformé le formalisme de la procédure en le renforçant pour rejeter le recours de la banque belge Socobanque et en faciliter lexpropriation. Encore aujourdhui, des juges véreux recourent à ce formalisme tatillon pour refuser dexaminer des dossiers et donner de leffet à des situations iniques ; souvent, ils falsifient les faits, en énonçant dans leur jugement des situations inconnues des pièces du procès.
Mais à partir de 2006, toutes les institutions ont été remises à plat ; tous devaient obtenir une légitimité nouvelle, et périodiquement renouvelable ; on élit le chef de l'État ; le gouvernement et le Parlement (députés et sénateurs) sont issus délections. Cependant, sous prétexte dindépendance de la Justice, on a omis de renouveler la magistrature, dorganiser des mécanismes de tri et de certification des aptitudes et des prédispositions des magistrats à exercer leur énorme pouvoir. Ils reçurent, en prime, la mention dans la Constitution de linterdiction faite à lexécutif dentraver leurs jugements. Désormais, ils se gèrent entièrement en vase clos : le chef de lÉtat ne fait plus partie du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui est exclusivement composé de magistrats. Cette collégialité exclusive est dangereuse ; elle nexiste pas en Belgique, par exemple.
Depuis dix ans, la Justice aurait pu être rebâtie et rétablie par les magistrats eux-mêmes, sils lavaient voulu. Mais ils restèrent en fonction avec lhéritage du passé. Les lois ont continué à être infléchies pour plaire au prince. On peut citer le maintien en prison préventive de lancien bâtonnier Jean-Claude Muyambo sur base dune loi coloniale qui, à lopposé, organise la liberté comme étant la règle, et la détention, comme une exception. De même, pour sauvegarder les attributs dun régime autoritaire révolu, des civils sont toujours jugés par des tribunaux militaires, alors que la Constitution linterdit clairement.
Cette allégeance au pouvoir est volontaire : il ny a jamais eu de bras de fer, mais des signaux contraires. Le tout premier discours du Procureur général de la République[v] fut un propos de complaisance sur les offenses envers le chef de l'État. En 2007 et 2009, le Parquet a volé au secours des conflits dintérêt du pouvoir dans les ressources naturelles et émis illégalement des réquisitions qui avaient valeur de jugements exécutoires dannulation de titres miniers[vi]. Pour avoir ouvert un dossier réclamant ses droits miniers, la First Quantum Minerals fut condamnée par la Cour suprême de Justice à une amende colossale et mise en liquidation. En décembre 2016, un tribunal a décapité la direction du plus important investissement minier, la Tenke Fungurume Mining ; toutefois, la nomination dun administrateur provisoire a été suspendue in extremis par une décision administrative. Les exemples foisonnent.
Souffler le chaud et le froid
Les magistrats eux-mêmes enfoncent le clou. Ils se plaignent dêtre mal payés. Ce qui est vrai. Mais si plusieurs se débrouillent pour se rémunérer grassement, très peu se donnent des occasions déquité et de générosité envers les démunis. Ils reconnaissent que leur corps souffre dun « déficit énorme en compétence : les magistrats sont pour la plupart des novices et sans expérience requise… les décisions rendues souffrent quant au style, la qualité et la hauteur de raisonnement technique »[vii].
Le pouvoir suprême, habituellement suspecté de manipuler les juges, déclare que « la justice est au banc des accusés. Abusant de lindépendance liée pourtant à la délicatesse et la noblesse de sa charge, le magistrat se rend coupable de dol, de concussion, de corruption… Il est temps que les opérateurs judiciaires choisissent leur camp ; celui de servir ou de martyriser davantage un peuple déjà meurtri… »[viii].
Moïse Katumbi, alors gouverneur de province, avait demandé au Parquet dorganiser un procès-spectacle au bénéfice de la veuve Umba Kyamitala, ancien PDG de Gécamines, parce que « les juges impliqués dans le dossier navaient pas de place au Katanga ». Indignés, des magistrats syndicalistes avaient protesté et exigé des excuses, mais ils furent lobjet de poursuites disciplinaires par leur hiérarchie, soucieuse de plaire à lautorité provinciale. Dans une autre action spectaculaire, Katumbi fit démolir des constructions de particuliers ; lorsque les victimes saisirent les tribunaux, le gouverneur obtint du procureur général dinterdire la tenue du procès. Profiter de la Justice, la rendre complice et ensuite la vilipender se pratique à tous les échelons du pouvoir et dans tous les cercles politiques.
Actuellement, lopposition politique brandit la première partie de larticle 70 de la Constitution disant que « le Président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois ». Mais la Cour Constitutionnelle a lu le texte en entier qui dit qu« à la fin de son mandat, le Président de la République reste en fonction jusquà linstallation effective du nouveau Président élu ». Comme la loi ne rencontre pas sa rhétorique, lopposition qualifie les hauts magistrats de vendus, aux ordres du pouvoir et de complices dun coup dÉtat. Ce faisant, elle nourrit le même esprit dinstrumentalisation de la Justice… Selon certains observateurs, elle aurait mieux fait de se concentrer sur les responsables de la non-tenue des élections.
L'égalité devant l'impunité
À son investiture en 2006, Joseph Kabila avait annoncé quil lutterait contre limpunité. Mais, après dix ans, rares sont ceux qui ont été poursuivis ou sanctionnés. Dans ce contexte, tous réclament la généralisation de l'impunité, érigée en règle. Toute interpellation de politicien est qualifiée de poursuite politique.
Ce fut le cas du député et président de la Démocratie chrétienne, Eugène Diomi Ndongala, condamné à dix ans de prison. Il incarne, non pas le martyre politique, mais davoir eu un très mauvais dossier. Pris en flagrant délit de viol aggravé, ce proche dÉtienne Tshisekedi fut exposé à larrestation immédiate et à une procédure accélérée. En outre, sa qualité de député la privé de la possibilité de faire appel.
On a aussi parlé du harcèlement judiciaire à lencontre de Moïse Katumbi. Le 4 mai 2016, furent annoncées louverture d'une enquête pour recrutement de mercenaires par lancien gouverneur et sa candidature à la présidence de la république. Le lendemain, il déclarait que le Parquet avait été commandité pour empêcher son élection. Il fut placé sous mandat darrêt. Mais un tel mandat nest valable que cinq jours ; au-delà, il doit être converti en détention préventive, elle-même prorogeable de mois en mois. Dans un second dossier, Katumbi a été condamné à trois ans de prison avec arrestation immédiate ; cétait une procédure légale de dédommagement contournant le Parquet et sadressant directement aux juges. La rapidité et les excès de la sentence ont été imputés à la répression politique, mais juridiquement, elles en faciliteront lannulation lors dun appel. De même, les délais de recours et de cassation empêchent que la condamnation de Katumbi, qui nest pas définitive, puisse le priver de son droit à léligibilité.
Le ver qui ronge le haricot
Le véritable intérêt du cas Katumbi vient de la juge Ramazani Wazuri qui a lu le jugement. Elle a dénoncé des pressions politiques, quelle a imputé à lAgence nationale de renseignements et à son administrateur général. Mais elle a aussi clairement parlé de ses contacts avec sa hiérarchie. Dans tout le pays, les projets de jugements sont contrôlés et visés par la hiérarchie. Ces pressions internes peuvent provenir de réflexes de servilité envers le pouvoir politique ou dautres intérêts ou arrangements. Légalement, cette censure de la hiérarchie viole lindépendance des juges[ix]. Finalement, la multitude de décisions iniques indique que les dysfonctionnements de la Justice seraient lœuvre de quelques censeurs bien identifiables. Plus que jamais le sort de linstitution est entre ses propres mains. Et un adage le dit si bien : le ver qui ronge le haricot est dans le haricot…
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Lauteur
Marcel Yabili est juriste en exercice en RDC depuis 1969 et auteur de plusieurs publications et ouvrages scientifiques et littéraires.
[1]. « Réforme au Congo – Attentes et désillusion », MRAC, LHarmattan, 2009.
[2]. Dans le préambule, lexposé des motifs et son article premier.
[3]. Suivant le partage constitutionnel et classique des pouvoirs en « exécutif », « législatif » et « judiciaire ».
[4]. Raison pour laquelle on a le droit dêtre jugés deux fois.
[v]. Mercuriale de la rentrée judiciaire 2007-2008 de la Cour suprême de justice.
[vi]. Dossiers des titres miniers de Boss Mining, puis des filiales de First Quantum Minerals.
[vii]. Pétition de magistrats de 2011.
[viii]. Discours présidentiel de juin 2009.
[ix]. Le Parquet nest pas indépendant ; il peut recevoir des injonctions du ministre de la Justice. Ceci signifie aussi quun bon ministre pourrait donner des instructions positives pour améliorer ce corps de la Justice.