Lenvolée des peintres populaires congolais Léo Pajon – Jeune Afrique – le 03 avril 2018
Il fallait oser… Une
peinture signée Sam Ilus montrant Patrice Lumumba brandissant un drapeau « Vive
lindépendance, vive lavenir » accrochée à quelques centimètres dun buste de
Léopold II, artisan de la colonisation sanglante du Congo. La scène se passe
dans limprobable Musée africain de Namur (MAN). Conçu comme un outil de
propagande coloniale, létablissement lest resté jusquau début des années
2000, longtemps pris en charge par des nostalgiques du Congo belge.
On y traverse des salles et
des couloirs étroits aux couleurs délavées, éclairés au néon et chargés
dobjets hétéroclites (photos, timbres, billets de banque, papillons…) qui
replongent dans un passé lointain et mal digéré. Cest pourtant là que se joue
jusquau 27 mai, grâce au nouveau conservateur François Poncelet, une
exposition étonnamment vivante, libre et stimulante : « Congo Paintings. Une autre vision du monde », qui permet de découvrir une génération dartistes volcaniques.
Popularité de lart
congolais
En tout, 80 toiles du
mouvement des peintres populaires congolais (uniquement des hommes, les
Congolaises peintres étant quasi introuvables) ont été rassemblées, issues des
riches collections du Français Bernard Sexe et des Belges Philippe Pellering et
Boris Vanhoutte. Autant de peintures qui osent ce que tant dœuvres
contemporaines ont mis de côté : la figuration, lérotisme,
la satire politique… et même lhumour !
Une constellation de talents
qui est longtemps restée dans lombre de stars comme Chéri Samba. Ici lartiste
Papa Mfumueto Ier peint une scène de cannibalisme où le festin est constitué
de trois missionnaires blancs. Là, JP Mika immortalise la Nuit de la
francophonie au stade des Martyrs, dans une toile saturée de couleurs où
apparaissent le coq français et lokapi congolais. Plus loin, le provocateur
Kiesse imagine des anges déchus affublés de pénis imposants tombant sur des
pécheresses qui nont pas lair particulièrement affolées.
Le collectionneur Philippe
Pellering, très engagé dans la manifestation, et coauteur avec François
Poncelet du catalogue, se félicite du récent retentissement international de
lart congolais. Il égrène les nombreux lieux où il a été mis en avant ces trois
dernières années : les Fondations Cartier et Louis Vuitton, à Paris, Bozar, à Bruxelles, Garage
Museum of Contemporary Art à Moscou… Un projet dexposition pourrait
faire voyager certaines toiles de Hong Kong à Macao et jusquen Corée du Sud.
Valeur en hausse
En parallèle, les cotes
montent. En 2014, une toile de Chéri Samba, Jaime
la couleur, était adjugée 77 420 euros… On est loin, très loin, des toiles vendues aux Kinois pour une bouchée de
pain, dans les bars, par Moke dans les années 1970 ou, il y a encore 20 ans,
des échanges dœuvres « contre une caisse de bières » dont témoigne Bernard
Sexe, collectionneur devenu lami de plusieurs artistes.
Loin aussi de ventes très «
artisanales ». « Les artistes passaient chez moi, parfois jétais dans ma piscine,
ils étalaient leurs productions autour du bassin et je choisissais », se
souvient lamateur dart et ancien diplomate, un brin provocateur, qui
posséderait aujourdhui quelque 500 œuvres. « Il y a toujours eu des tarifs
divers, glisse Moke fils. On ne vendait pas au même prix à Bernard, qui nous
prenait toujours quelque chose et quelque part nous soutenait, quà un grand
intermédiaire comme André Magnin ou à un riche expatrié… Mais des toiles qui
pouvaient partir entre 500 ou 1 500 dollars, en fonction de lamitié, valent aujourdhui dix à quinze fois plus. »
Avec les héritiers de grands
noms (Moke fils, Bodo fils, Amani Bodo, Trésor Chérin) et leurs disciples
(Sapin Makengele, élève de Chéri Chérin), une nouvelle génération de peintres
est née, plus cosmopolite, plus soudée, mieux intégrée aux réseaux de
collectionneurs. Et des diplômés décoles dart, jusquici honnis, sont venus
rejoindre le clan, comme Pita Kalala, Peter Tujibikile ou JP Mika, issus de
lAcadémie des beaux-arts de Kinshasa.
Nouvelle génération
« Longtemps les académiciens
appelaient les peintres populaires les “naïfs”, et nous, nous appelions les
académiciens les “déjà-vu” », rigole Sapin Makengele. « On nous a souvent dit
que nous nétions pas des artistes mais des artisans, se souvient Ange Kumbi,
figure du mouvement, 66 ans aujourdhui. La plupart de mes confrères, quand
jai commencé, nétaient pas fiers de ce quils faisaient, ils travaillaient en
cachette et ne se disaient pas peintres. »
Les nouveaux venus sont
moins complexés, même sils digèrent toujours mal de nêtre pas assimilés aux «
artistes contemporains » dans certaines expositions. Ils abordent des
thématiques plus diverses et maîtrisent souvent mieux la technique que leurs
aînés… ou ont le temps de plus sappliquer. « Il faut se rappeler que, lorsque
mon père était en activité, latelier était dans la rue ! explique Moke fils.
On disposait quinze toiles sur un mur, je faisais les croquis, parfois les
habits, et mon père se déplaçait dune œuvre à lautre. »
Aujourdhui, « la rareté
faisant la valeur », la nouvelle génération ne mise plus sur les multiples. Et
sinspire de ce quelle vit, parfois très loin de Kinshasa. « En ce moment je
travaille sur une toile de trois mètres de longueur, intitulée La Hollande et
lesprit du vélo, qui montre des personnages célèbres du pays, comme le roi,
raconte Sapin Makengele, installé aux Pays-Bas. Notre peinture est née à
Kinshasa, mais nous continuons à nous inspirer du pays, car nous suivons tout
ce qui sy passe via internet. Notre mouvement est un état desprit avant
dêtre une localité. Nous nous réinventons partout ! »
Pour Sapin, la peinture
populaire congolaise, toujours plus dynamique, est à la veille dune
révolution. « Nous sommes déjà une centaine aujourdhui à vivre plus ou moins
de notre art, et chaque jour, au Congo, naît un nouvel artiste. » « Les
Congolais comprennent quon peut avoir de largent, du succès en devenant
peintre, souligne Moke fils, avant dajouter dans un sourire un argument
imparable. Et quand tu es artiste, les femmes te courent après, même les
Européennes… Chéri Samba a bien dit quil avait plus de dix compagnes ! »
En manque de matériel
« Peindre a toujours été de
la débrouille à Kinshasa, regrette Moke fils. Jusquà aujourdhui, on ny
trouve pas un seul magasin où acheter de la peinture, des pinceaux, des toiles…
Dailleurs il nous est arrivé de peindre sur des toiles découpées dans des sacs
de farine de la Minoterie de Matadi, faute de mieux ! »
Pour leurs fournitures, les
artistes ont pris lhabitude de solliciter des confrères et des amateurs dart
locaux ou occidentaux qui importent pour eux de quoi créer. Certains échangent
même du matériel contre des œuvres. Le calvaire des peintres kinois pourrait
néanmoins prendre fin si Moke fils réussit, comme il le souhaite, à ouvrir
rapidement une boutique spécialisée dans la ville.
La peinture, un art qui nintéresse pas
les riches Congolais
Si les peintres populaires congolais sont exposés dans
plusieurs musées européens, certaines élites congolaises boudent encore cet
art.
« Donner 10 000 dollars à un musicien, pas de problème… mais de largent à un peintre, pas possible. » Sapin Makengele ne
cache pas son amertume. Depuis la chute de Mobutu, qui selon plusieurs artistes
« aimait la peinture » (tant quelle ne lui portait pas préjudice), les élites
congolaises ne goûtent plus les arts plastiques.
« Cest quasi impossible de
voir une œuvre dart, même chez les ministres… ou alors ce sera un portrait
photo », lâche Moke fils. De fait, même si elle reste profondément ancrée dans
la vie congolaise, la peinture populaire est principalement soutenue, achetée
et exposée aujourdhui par des Occidentaux.
Résidence informelle à
létranger
Comme Sapin (qui vit aux Pays-Bas),
Moke fils ou Chéri Samba (en France), beaucoup ont choisi de sinstaller en
Europe et font régulièrement la navette. Le collectionneur Bernard Sexe, après
avoir favorisé la naissance de lAssociation des peintres populaires congolais
dans sa propriété de Kinshasa, continue daccueillir en France, à Saint-Broing,
des artistes en résidence informelle.