01 12 18 Le Soir – Interview de JKK par C. Braeck man

Entretien
Kinshasa
De notre envoyée spéciale

En place depuis 2001, Joseph Kabila na
jamais été prolixe. Ses interventions publiques étaient millimétrées,
ses interviews rares, ses silences étaient parfois plus éloquents que
ses discours. Mais au moment de quitter le pouvoir après 18 ans de
« règne », est venu le temps des bilans, des réflexions et lun des chefs dEtat les plus réservés dAfrique a accepté de baisser la garde.

Lentretien
de près de deux heures qui nous a été accordé en exclusivité avait été
préparé par Albert Yuma, le PDG de la Gecamines, qui avait, lui, décidé
de répondre à ce qu
il appelle les « calomnies » visant son entreprise, le principal employeur du pays.

Il est certain que celui que ses collaborateurs appellent le « Raïs » (chef en swahili) a suivi et approuvé loffensive menée par lancien « patron des patrons ».

Tenue
saharienne, manches retroussées, poil dru et barbe poivre et sel, Joseph
Kabila, qui nous reçoit dans un bureau sans apprêt, a depuis longtemps
abandonné son allure de
« bon garçon » rasé de près pour un look de freedom fighter ou, à 47 ans déjà, de « père de la nation ».

« Ce nest pas un look, précisetil demblée, cela traduit plutôt un état desprit. »

Il constate : « Nous sommes dans la dernière ligne droite avant les élections, nous avons eu lenrôlement des électeurs, puis le dépôt des candidatures et, à 90 %, tout sest passé normalement. La campagne a commencé dans le calme et cette absence dincidents traduit aussi la maturité politique de la population Reste le défi de la sécurisation le jour même du vote.

Après le 23 décembre, il ny aura plus quà attendre les résultats. Je crois que tout va bien se passer. »

A létranger, on sinterroge sur la volonté du Congo dorganiser seul ces élections, de se passer de la Monusco la mission de lONU , qui avait déjà mobilisé des avions pour vous aider.

Tout simplement parce que nous ne sommes pas des mendiants. Le Congo, certes, a des problèmes, mais cest aussi un pays dhommes et de femmes dignes. Les pays voisins, eux non plus, ne sollicitent pas lappui de la MonuscoSi celleci a des avions disponibles, elle peut certainement en faire bon usage. Je lai expliqué à la représentante du secrétaire général de lONU. Nous avons pris loption dorganiser les élections nousmêmes, ce qui nous coûte cher, mais cest une question dindépendance, de souveraineté

Cependant, labsence dobservateurs internationaux peut poser problème. Leur présence est un aussi gage de crédibilité

Les
observateurs seront là : il y aura plus de 40.000 observateurs
nationaux, qui ont déjà été formés dans ce but, et aussi les témoins des
partis politiques. En plus, il y aura des observateurs de la région, de
la SADC (Communauté de développement des Etats d
Afrique australe), de lUnion africaine, de la Communauté des Etats dAfrique centrale (CCEAC), de lOrganisation internationale de la Francophonie

Il est vrai aussi quil ny aura pas dobservateurs envoyés par lUnion européenne ou les EtatsUnis.

Pourquoi devraiton les inviter ? Je considère que ces pays ont déjà préparé leur rapport avant même le jour du vote ! Limportant, ce sera surtout lobservation par les Congolais euxmêmes.

Que de temps passé depuis notre première rencontre, peu de temps après lassassinat de votre pèreQuel est le bilan de toutes ces années ?

Je men souviens, nous nous étions rencontrés à la Cité de lUnion africaineLa
période écoulée peut se diviser en trois étapes. Durant la première, de
2001 à 2006, la priorité des priorités était la stabilisation du pays,
sa pacification et l
organisation délections libres. Cétait la promesse, le défiNous avions réussi à stabiliser la situation politique et sécuritaire, mais aussi économique.

La deuxième phase, cest la période qui va de 2006 à 2011. Nous avions pour objectif de stabiliser davantage et damorcer
la reconstruction et la plupart des nouvelles infrastructures ont été
construites alors. A cette période, nous avons aussi été confrontés à
diverses rébellions, dans l
Equateur, au Kivu

De 2012 jusquaujourdhui, nous avons tenté de poursuivre la modernisation, la stabilisation, dengager des réformes. Des nouvelles lois ont été adoptées concernant lorganisation du territoire, le découpage nous a fait passer de 11 à 26 provinces. Le challenge, cest aussi dorganiser le troisième cycle des élections

On a connu des hauts et des bas, mais lessentiel, cest dêtre à la veille des élections. On pourrait écrire plusieurs livres sur ce long, ce si long voyage, qui nest dailleurs pas fini.

Puisque le chemin est encore long, nestil pas difficile de céder la place ?

Ce qui me surprend, cest que ma décision ait pu surprendre : jai fait ce que javais toujours dit. Jamais, ni en privé ni en public ou en aparté avec un autre chef dEtat, je nai exprimé autre chose. Jai toujours été constant. Rappelezvous quun jour, à Matadi, je vous avais dit que jétais au service de mon pays et que jallais le rester toujours.

Lœuvre de reconstruction de ce pays, de consolidation de la paix, cest un travail de longue haleine, proposé à 80 millions de Congolais et pas seulement à M. Kabila

Même si Dieu devait nous donner deux ou trois vies, il y aurait de quoi les remplir.

Dici quelques semaines, redevenu simple citoyen, vous allez donc rester au service de votre pays ? Que pensezvous faire ?

En tout cas, je ne songe pas à aller en vacances aux Bahamas, ni même en Espagne, à Dubaï ou ailleurs.
Ce que je pense faire ? Javoue que je ne me suis pas encore posé la question. Blague à part : je resterai certainement dans mon pays où je vais moccuper de beaucoup de choses.

Vous avez la réputation daimer la nature.

Je suis passionné par la nature, mais surtout par la protection de lenvironnement. Je vais continuer, en tant que citoyen. Il y a tellement de travail dans ce domaine. Je vais aussi moccuper de mes fermes au début, il ny avait que quelques paillotes et il reste beaucoup à faire.

Quel que soit votre successeur, vous allez certainement lui donner des conseils

Cela dépend. Sil a besoin de mes conseils, je serai toujours là, volontiers. Mon successeur, quel quil soit, aura non seulement besoin de lancien
président, mais surtout besoin de dignité. Besoin de la participation
des 80 millions de Congolais au pays et de tous ceux qui sont dans la
diaspora, afin d
aller de lavant dans la reconstruction du Congo.

Estce dans cet esprit que vous avez créé le grand rassemblement appelé FCC, Front commun congolais ?

Le FCC, cest une idée qui date du lendemain des élections de 2006, jétais conscient du fait que tous les Congolais devaient cheminer ensemble. A lépoque, javais fait appel à JeanPierre (Bemba), mon ancien viceprésident, et même nos amis de lUDPS,
pour que nous travaillions ensemble. Pour relever les défis de la paix,
de la reconstruction, de la sécurité, de la stabilité, je pense qu
il faut que tout le monde simplique.

Cest pourquoi, lan dernier, après les accords de la SaintSylvestre (31 décembre 2016), où plusieurs partis dopposition
étaient entrés dans le gouvernement, je leur avais posé la question :
après avoir travaillé ensemble depuis une année, allons
nous aller aux élections en tant que frères et sœurs ou en tant quennemis
? Cette réflexion a abouti à la création des FCC, on y soutient un même
candidat, un même programme de reconstruction économique

Cette vaste plateforme ressembleraitelle à un début de parti unique ?

Je ne crois pas, il y a plusieurs tendances au sein des FCC, les libéraux, les socialistes, dautres

Dailleurs, au lieu davoir 600 partis politiques, je crois préférable davoir de grands ensembles, avec un total de quatre à cinq partis politiques qui transcendent les régions, les ethnies

Si les autres se regroupent aussi, cest une bonne tendance.
Cest ce qui avait été tenté lors de la réunion de lopposition à Genève, même si la tentative a échoué.

La question nest pas léchec, mais ce qui était à la base de cette initiative et avec quel objectifOn peut espérer que, dici le 23 décembre, ils soient toujours ensemble. Quaprès cette date, le gagnant fasse appel à tout le monde et que le perdant accepte davoir perdu.

Daucuns estiment que les promesses de décrispation du climat politique nont pas été tenues et rappellent quil y a toujours des prisonniers politiques.

Je ne veux pas discuter des affaires qui relèvent strictement de la justice mais, à ma connaissance, il ny a pas de détenu strictement « politique ». Sil y a des problèmes au niveau de la justice, cest là quil faut intervenir, mais moi je ne le peux pasNous avons un exgouverneur arrêté pour viol, des généraux en prison pour la même raison. Etre en politique ne permet pas dêtre libéré face à ce type de charges.

Il y a aussi dautres détenus, comme Carbone Beni, un militant activiste de Lucha, ou des prisonniers plus anciens, accusés davoir été impliqués dans lassassinat de votre père en 2001. Tout cela nest pas clair.

A
propos de ceux qui ont été arrêtés après la mort de mon père, je ne
ferai pas de commentaire car cela me concerne personnellement.
Pour les autres, la situation doit être traitée au cas par cas, mais on ne peut pas exiger qu
on libère tout le monde.« Il faut investir dans son pays »

Où serezvous lannée prochaine ? Serezvous mué en « gentleman farmer » ?

Mes fermes, à Kingakati ou au Katanga, sont le résultat dannées de travail, jai construit petit à petitCest aussi une leçon que je voudrais donner aux Congolais : il faut quils soient les premiers investisseurs dans leur pays. Quau lieu de créer 600 partis politiques ils créent 600 entreprises. Cest un devoir patriotique.

A ceux qui, depuis létranger, nous critiquent, je leur dis de revenir, dinvestir au Congo, de créer des entreprises. Je lance un appel à la diaspora

A lépoque du maréchal Mobutu, on parlait de ses propriétés en Suisse, en France. Moi, je pense quil faut investir au Congo. Cest ce que jai dit aux membres de ma famille. Je souligne quaucun dentre eux nest employé dans un ministère, dans une fonction publique ; ils nont pas de sinécure, ils doivent tous travailler dans le pays. Cest cela le message, lexemple que je voudrais donner

Terroristes « Le Congo représente une cible »
Dans la région de Beni, larmée estelle confrontée à des attaques qualifiées de « terroristes » ?

Qualifiées ? Mais cest bien de terroristes quil sagit ! Nos amis en Occident devraient se réveiller : cest en 2012 déjà que jai commencé à parler du terrorisme des ADF (Allied Democratic Forces, rebelles dorigine ougandaise opérant dans la région du Ruwenzori, NDLR).

A lépoque, je disais aux chefs dEtat que ces ADF étaient les mêmes que les « shebabs » de Somalie, que Boko Haram en Afrique de lOuest, que lEtat islamique luimêmeAujourdhui, les Ougandais sagitent,
mais aussi les Tanzaniens. Voici une semaine, à Cabo Delgado, au
Mozambique, des inconnus ont égorgé des civils, brûlé les maisons avant
de prendre la fuite.

De la même manière quà
Beni, où on a arrêté des groupes radicaux dans lesquels se trouvaient
des Somaliens, des Kényans, des Ougandais, des Mozambicains

Cette menace inédite exige une très bonne coopération des services de sécurité de la région. Il ne sagit plus dune guerre classique, mais de groupes qui veulent tuer un maximum de gens puis disparaître.

Pour nous, cest un grand défi, une menace pour lavenir.
Les MaiMai qui restent, nous sommes capables de les affronter. Par contre, cette menace terroriste requiert une stratégie particulière.
Le Congo ne représente pas un nouveau front mais une cible. Des assaillants, arrêtés au Mozambique, ont dit quils avaient été entraînés dans les forêts du Congo !

Du temps du Mzee, votre père, vous étiez déjà militaire. Allezvous rester lié à larmée ? Estce dans votre ADN ?

Mon ADN ? Je ne dirais pas. Jai beaucoup de camarades qui sont devenus aujourdhui de très bons officiers et je les encourage à continuer à encadrer les jeunes en formation. Evidemment, en cas de besoin, je suis dans ce quon appelle la réserve


Vous êtes trop jeune pour être mis à la retraite

La retraite, non, jai bien dit la réserve. En cas de besoin, on peut toujours faire appel à nous, à moi, pour servir la nation.


       « On a tenu bon sur le Code minier »
En début dannée, vous avez reçu les patrons des multinationales minières, ils voulaient vous dissuader de revoir le Code minier.

Oui, cétait tendu. Ils mont dit quils étaient prêts à faire des concessions, mais que le nouveau Code ne devait pas être promulgué. Je leur ai répondu queux navaient à gérer que leur société, tenter de réaliser quelques millions de dollars à la Bourse.

 Alors que
moi, je devais veiller aux intérêts de 80 millions de Congolais.. Ces
derniers sont mes actionnaires à moi. La loi a donc été promulguée. On a
tenu bon dans l
intérêt de notre peuple.

Autre chantier : celui de la lutte contre la corruption.
Quand on est arrivé ici avec LaurentDésiré Kabila (son père, NDLR), notre désir, cétait de transformer le Congo. De changer lhomme, sa façon de voir. Le Zaïre est devenu la RDC mais, côté mentalité, on a connu quelques difficultés. Lessentiel, cest que la société ne nous a pas transformés, nous.
« Certains, en Belgique, croient que le Congo est encore une colonie »

Vous avez déjà connu des moments de froid avec la Belgique lorsque Karel De Gucht était ministre des Affaires étrangères. Lhistoire estelle appelée à se répéter ?

Pour mieux comprendre les relations entre la Belgique et le Congo, il faut remonter à 1960.

Cest
alors que le Congo a perdu son Premier ministre, Patrice Lumumba,
assassiné en 1961. La Belgique était très impliquée dans la disparition
de Lumumba.

Ensuite, on a fait du maréchal Mobutu lhomme fort du Congo, mais même avec lui, il y avait des frictions, des hauts et des bas. Avec le Mzee, mon père, cétait pareil.

Lorsque Karel
De Gucht est venu ici, je lui ai dit que je considérais que, sur le
plan politique, il était finalement un petit raciste. Et moi, je n
aime pas les racistes.Daccord, de tels propos nétaient pas diplomatiques mais cétait la vérité.

Le problème avec les Belges, cest ce que jappelle létat desprit.
Il y a des gens qui, en Belgique, croient que le Congo est encore une
colonie, que les Belges doivent toujours avoir de l
ascendant sur les Congolais.

Cela fonctionnait peutêtre avec nos pères qui ne sont plus là mais avec nous, les enfants de ceux qui ont combattu le colonialisme dans ce pays, cest inadmissible, cela ne marche pas. Le peuple congolais nacceptera jamais.

Certes, les Belges peuvent recruter dix, vingt Congolais pour quils soient leurs pions, mais ils nauront pas le soutien des autres.

Vous me donnez loccasion de le dire : ce qui ne va pas avec les Belges, cest ce que jappelle une certaine animosité visàvis de notre peuple, cette tendance quils ont dhumilier le peuple congolais à travers ses dirigeants. Et cela, nous ne laccepterons plus jamais.

Questce
qui nous divise avec la Belgique ? Je considère que nous sommes des
hommes libres, que le Congo est un pays indépendant et que nous n
avons pas de comptes à rendre à un ministre des Affaires étrangères qui se trouve en Belgique.

Vous atil jamais demandé des comptes ?

Directement
ou indirectement ; il disait, entre autres, que M. Kabila doit se
prononcer à propos des élections. A cela, je répondais :
« Mais cela ne vous regarde pas, ce ne sont pas vos affaires, occupezvous
de vos problèmes chez vous et nous allons nous occuper de notre peuple,
de notre pays. Ne vous ingérez pas dans la politique interne du Congo.
»

Il nappartient pas à la Belgique de faire le choix des dirigeants de ce pays, dinviter des opposants à Genval, de leur offrir des chocolats

 Cela ne ma pas choqué, non, mais surpris, oui : ce sont des tendances néocolonialistes. Si on ne peut pas accepter cela de la Chine, de la Russie ou des Américains, on ne lacceptera pas non plus des Belges

Inviter ainsi des gens à Bruxelles, à Genève et ailleurs, cest une façon dessayer dimposer des dirigeants à ce pays alors que cest à notre peuple quil appartient de choisir, que cela dépend de lui.

La maison Schengen reste fermée. Cest tout de même une mesure qui frappe en premier lieu les Congolais euxmêmes

Ils
peuvent aussi aller ailleurs dans le monde, il y a plus de 150 pays où
ils pourraient aller. Il y a un prix à payer pour tout, y compris pour
la dignité.

De toute façon, je ne
crois pas que cette situation va durer. Il faudra trouver une solution,
qui soit en faveur du respect, envers nos deux peuples.. Entre le
peuple belge et le peuple congolais, il ne peut pas y avoir de
problèmes.

              « Des sanctions illégales, arbitraires »
Quel est votre sentiment face aux sanctions décrétées par lUnion européenne qui visent des responsables congolais, y compris votre dauphin, M. Shadary ?

Si
Shadary est élu, il sera le président de la RDC, en Belgique, il ne
possède rien. Certains ont regretté que les individus visés n
aient pas eu loccasion
de se défendre. Moi, je demande pourquoi nous devrions aller nous
justifier. Ces sanctions sont tout à fait illégales, injustes,
arbitraires, orientées politiquement. Quelques pays d
Europe ne peuvent sarroger le droit de nous sanctionner ainsi.

 Dans quel monde vivonsnous, où ceux qui ont la force ou croient lavoir peuvent sarroger
un tel droit ? Moi, je fais pleinement confiance à tous ceux qui ont
été sanctionnés, et surtout les officiers ; je sais qu
ils défendent lEtat de droit.

On me dit que si tout se passe bien lors des élections, les sanctions pourraient être levées. Mais moi, je men
fous. Pour les élections, tout va très bien se passer et cela ne
dépendra pas des sanctions. Ce seront les meilleures élections que ce
pays aura connues depuis 1959. Je crois que nous aurons été du bon côté
de l
histoire. Le Congo ne sera jamais à genoux, il sera toujours debout.

Quavezvous dit au docteur Mukwege, qui a reçu le prix Nobel de la paix ?


Cest un compatriote, je lai félicité. A un moment, on disait que Bukavu était la capitale du viol. Ce nest plus le cas et il ne faut pas propager des images qui ne sont plus justifiées.


COLETTE BRAECKMAN

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