1995 – EBOLA, VIRUS DE L’INDIFFERENCE ?

(Carte blanche publiée dans Le Soir en 1995 par VIKTOR ROUSSEAU, collaborateur à la revue « Marchés Tropicaux et Méditerranéens»)


La tuberculose tue par an, à elle seule, trois millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans le monde. Le paludisme aura causé en 1994 le décès de plus de deux millions d’êtres humains (95 % de ces décès dans les pays du tiers-monde).

Au Zaïre, virus (grippe, hépatite B, poliomyélite, rage, sida, etc.); bactéries (tuberculose, pneumonie, diphtérie, méningite, peste, choléra, typhoïde, etc.); parasites (paludisme, bilhariose, etc.) tuent par an des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans la région du Bandundu, le virus Ebola a provoqué la mort d’une centaine de personnes. Pourquoi un tel émoi ?

Contrairement au scénario terrifiant du film «Alerte», rien ne porte à croire qu’un virus se transmettant par les sécrétions corporelles puisse brutalement muter et se mettre à se déplacer par la voie des airs. D’ailleurs, même si c’était le cas pour le virus Ebola, il ne survivrait pas plus de quelques minutes dans l’atmosphère : les ultraviolets le détruisent. Aussi mortel soit-il, le virus Ebola est mal adapté pour devenir un fléau mondial et la société occidentale bien équipée pour endiguer sa progression, assure Gerald Myers, chasseur de virus au Los Alamos National Laboratory, dans «Newsweek».

De Kikwit à Bruxelles et dans le reste du monde s’est propagé, à une vitesse encore plus grande que le virus, un choix d’images ou du moins de leurs représentations hors contexte dans des prismes déformants. Leurs interprétations et leurs significations appellent quelques observations. Nous commençons à nous habituer au sida, il nous fait moins peur, une autre frayeur nous est nécessaire, surtout si elle donne une raison supplémentaire à notre bonne conscience d’enterrer une fois pour toutes ce continent dans nos mémoires.

Cette Afrique que nous aimons tous tant, le temps nous a permis d’oublier qu’elle était peuplée d’hommes, de femmes et d’enfants faits comme nous d’émotions, de chair et de sang (en ce qui le concerne, l’actualité ne manque pas de nous le rappeler).

Au risque de surprendre et de choquer, à l’heure où la mémoire s’estompe, où les jeunes générations ont été laissées dans l’ignorance de ce qu’a été la colonisation où, sous prétexte de prétendue mission morale ou culturelle, la notion de profit a toujours été essentielle. Rappelons pour cette raison-là uniquement, que si la colonisation ne mérite aucune réhabilitation sous quelque forme que ce soit, c’est parce que le colonisateur a dénié au colonisé le droit le plus précieux reconnu à la majorité des hommes : la liberté (et cela quoi qu’il en fasse).

Si une certaine adhésion du colonisé au colonisateur a existé (ou existe encore) à cause notamment du souvenir des infrastructures nécessaires (sociales entre autres) à l’exploitation économique de la colonie, le lien entre le colonisateur et le colonisé a été plus destructeur que créateur. Je refuse cette lecture révisionniste de notre histoire sous prétexte Que tout n’était pas si mauvais en ce temps-là, nous décharge de toutes responsabilités et non seulement nous excuse, mais nous justifie dans nos arrière-pensées d’aujourd’hui. Cette vision resurgit dans des thèses de moins en moins discrètement évoquées, qui voudraient sauver ce continent par une reconquête sous les habits modernes du «libéralisme économique».

Kikwit n’est pas un village, c’est une ville de plus de quatre cent mille habitants, autrefois (comme dans les contes de fées) chef-lieu d’une région prospère. Si cette ville sombre, ce n’est pas le virus Ebola qui en est la cause, mais l’abandon à elle-même par un État qui n’existe presque plus et qui a délégué aux organisations humanitaires, non seulement l’assistance la plus élémentaire pour sa survie, mais aussi sa communication avec le monde.

Quelles autres images nous feront oublier celle, terrible, de ce médecin pourchassant les photographes européens dans les couloirs de l’hôpital de Kikwit en les qualifiant de Vous êtes obscènes ! et celles des chercheurs occidentaux vêtus de combinaisons étanches rappelant des cosmonautes prêts à l’embarquement face à ce personnel zaïrois volontaire et quasi bénévole (240 FB par mois, impayés par ailleurs et menaçant de se mettre en grève alors que ce personnel a fourni le tiers des statistiques de décès dus à ce foudroyant virus) habillés sommairement de tabliers et se protégeant le visage sous 35 degrés avec de dérisoires morceaux de tissus imprimés, enterrant de leurs mains rarement gantées, à même le sol, les victimes, souvent leurs proches, parents ou amis ?

L’autre coopération

Soudain, d’autres images me reviennent. Le souvenir d’un long voyage au Kivu en 1990, où j’ai eu la chance pendant une vingtaine de jours de visiter un ambitieux mais intelligent programme de l’Union européenne conçu avec les organisations de base qui, au niveau du village, s’étaient constituées en comités de développement et choisissaient en s’impliquant les projets qui amélioreraient la qualité de vie de leur quotidien (adduction d’eau, périmètres irrigués, dispensaire et maternités, etc.). Ce programme de développement dont les résultats étaient concrets et mesurables (quatre cents millions d’écus engagés sous forme de dons sur une période de quatre ans) a été interrompu après les pillages de septembre 1991.

Dans les villes aussi, existe une société civile constituée d’un tissu associatif extraordinairement dynamique, ingénieux et convivial qui mériterait d’être aidé. La suspension de la coopération internationale dont la reprise est conditionnée essentiellement à des exigences politiques et économiques interdit l’espoir de la voir reprendre dans un avenir proche. Pourtant, seule la population en subit les conséquences. Le budget adopté au Zaïre pour 1995 est de moins de cinq cents millions de dollars (les institutions de Bretton Woods considèrent que le budget d’un peu plus de deux cents millions de dollars proposé par le gouvernement Kengo est plus réaliste !) alors qu’en 1990 encore ses seules recettes d’exportations étaient de plus de 1,5 milliard de dollars.

Le PNUD dans son rapport mondial 1994 sur le développement humain indique qu’une taxe minime sur le montant de chaque opération de change pourrait rapporter cent cinquante milliards de dollars par an (mille milliards de dollars passent d’un pays à l’autre, toutes les vingt-quatre heures, en réponse au moindre frémissement des taux de change ou d’intérêts). Il paraît naïf de rappeler que de nombreux pays donateurs ont assisté en silence aux coupes claires pratiquées dans les budgets sociaux alors que les dépenses militaires continuaient d’augmenter. En Afrique subsaharienne, les dépenses militaires sont passées de 0,7 % à 3 % du PNB entre 1960 et 1990.

Le PNUD, dans le rapport déjà cité, souligne que l’aide d’urgence draine de plus en plus de fonds au détriment de ceux destinés aux actions de développement. Espérons que le gouvernement en voie de formation donnera des impulsions fortes et courageuses à une politique de coopération plus généreuse avec l’Afrique centrale.

Simenon écrivait, en 32…

Une histoire belge pour finir : en 1932, un reportage de Georges Simenon intitulé «L’heure du nègre» a troublé la douce quiétude des Belges et des Français d’alors, tranquillement installés dans les images d’Epinal du colonialisme «Y a bon Banania». Simenon est inspiré par la curiosité. La recherche de la vérité implique pour lui toute la vérité. L’homme tel qu’il est et tel qu’on l’oblige à être : par l’oppression, l’exploitation, l’aliénation. Ses reportages finissent toujours par déboucher sur la solidarité, sur la dénonciation de l’inégalité. « L’heure du nègre» se terminait par ces lignes qui raillaient un slogan encore à la mode : L’Afrique vous parle et, ajouta-t-il en guise de réponse Elle vous dit merde. Attendons-nous cela ?


Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.