1891 – 1896 – Le Congo Illustré, un fleuron de la littérature favorable à Léopold II


 La carrière d’Alphonse-Jules Wauters

 Le premier numéro du Mouvement Géographique est publié à
Bruxelles le 6 avril 1884. Depuis près de huit ans, deux sociétés de géographie
ont été fondées en Belgique, à Bruxelles et à Anvers et, après quelques mois,
ont sorti leurs premiers bulletins. Le Mouvement
Géographique
se distingue de ceux-ci d'abord parce qu'il est un véritable
journal et ensuite parce qu'il a un objectif plus précis. Les sociétés de
géographie naissent en 1876, au moment où Léopold II réunit à Bruxelles une
Conférence Géographique, qui sera l'amorce de son entreprise africaine. Elles
ont contribué à familiariser à l'idée coloniale une partie de l'opinion
publique belge, jusqu'alors très réticente devant toute aventure de ce type[1].
Cependant leurs membres fondateurs avaient mis quelque temps à retenir
officiellement la promotion de l'idée coloniale parmi leurs préoccupations. En
rédigeant leurs statuts et en définissant leurs objectifs, ils évitèrent même,
pour la société de Bruxelles par exemple, toute référence à un encouragement en
matière de colonisation, que l'un d'eux avait pourtant inscrite dans le texte
initial. Et cela très curieusement parce qu'ils craignaient de se trouver
privés du soutien des autorités belges dont ils connaissaient l'hostilité à de
telles initiatives. Ils remplacèrent dans le texte l'expression
"colonisation" par le terme "émigration". Mais Léopold II
ayant couvert ses activités africaines d'un manteau humanitaire et
scientifique, les sociétés de géographie n'hésitèrent pas à lui apporter leur
appui. En 1884, on commence donc à s'habituer à l'idée que des Belges sont en
train de s'occuper du Congo et, même si cela rencontre encore beaucoup de
résistance parmi les hommes politiques, on sait que la Belgique, indirectement
tout au moins, va se trouver concernée par une opération coloniale.

Les sociétés de géographie
ont donc rendu compte fidèlement de l'activité de l'AIA puis rapporté
soigneusement les progrès de l'EIC mais elles ne feront pas, de l'action
coloniale, leur matière spécifique. Leurs bulletins s'occuperont aussi de la
géographie de la Belgique,
de celle de l'Europe et des autres parties du monde et s'intéresseront par
exemple aux terres encore à découvrir dans les régions antarctiques.

 

Au contraire, le Mouvement
Géographique aura comme activité essentielle, comme objectif spécifique, la
promotion de l'action coloniale belge en Afrique. Si l'on consulte la table des
matières de l'année 1886 par exemple, sur 258 rubriques classées
géographiquement, 26 concernent l'Afrique (dont 18 l'Afrique tropicale) et
118, soit 46 %, l'EIC, chaque rubrique pouvant d'ailleurs comprendre
plusieurs articles. En 1890, les proportions restent du même ordre : sur
255 rubriques, 111 pour l'Etat Indépendant du Congo (44 %) et 88 pour le
reste de l'Afrique. A la fin des années 1890, la part du Congo diminuera pour
faire place aux informations sur l'Asie et tout particulièrement sur la Chine, qui sera l'autre
théâtre des activités belges outre-mer. Elle ne sera plus ainsi que de
21 % en 1899. Mais la part en pages sera toujours prépondérante.

Le Mouvement Géographique[2] est
donc un journal qui doit inévitablement retenir l'attention de tous ceux qui
s'intéressent à l'histoire de la colonisation belge au Congo et à l'histoire de
sa connaissance géographique. Bien qu'il n'apporte que rarement des documents
de première main, il constitue une source documentaire de grande importance. A
son niveau de spécialisation et de périodicité, le Mouvement Géographique n'a
pas de véritable équivalent dans les autres pays colonisateurs. Certes il y a
eu ailleurs un "Journal des
voyageurs
" ou une "Koloniale
Zeitung
" mais le Mouvement Géographique apparaît comme une entreprise
très originale.

Il naît au moment où les
efforts de Léopold II sont sur le point de déboucher sur la création d'une
colonie … d'un type un peu particulier puisqu'elle relèvera d'un individu et
non d'un pays. Il est fondé quelques mois avant l'ouverture de la Conférence de Berlin où
les puissances européennes vont se pencher sur le sort de l'Afrique. Son
propriétaire est l'Institut National de Géographie, un "institut
scientifique privé", en fait une société anonyme qui vient de patronner en
Afrique l'expédition du Dr Joseph Chavanne, chargé de lever la carte
du Congo, de l'embouchure au Stanley Pool, et de "chercher à résoudre, dans un voyage de découvertes, le problème du lac
Liba et de la rivière Ouellé
"[3]. Le
rédacteur en chef est Alphonse-Jules Wauters.

Le journal se présente
sous le couvert de la géographie. Son programme, exposé dans l'éditorial du
premier numéro (le numéro est du 6 avril 1884, le texte est daté du 5), est de
"donner utilement à un tel mouvement
[de renaissance géographique], l'appui et la coopération d'un organe spécial de
propagande
". Le journal, qui se présente comme le "journal populaire des sciences géographiques",
a choisi le format de la gazette. Il "stimulera
l'esprit d'entreprise et soutiendra tous ceux qui s'efforcent d'ouvrir des
horizons nouveaux, d'élargir le terrain de notre activité, de pousser le pays à
sortir pacifiquement de ses étroites frontières
". L'éditorial rappelle
évidemment que ce mouvement de renaissance géographique est dû "en grande partie – avons-nous besoin de le
dire ? – à l'initiative privée du Roi, à sa philanthropie éclairée, à son
action persévérante
".

Le Mouvement Géographique
se veut un journal d'information. "En
cherchant à réaliser ce programme, son but n'est pas seulement de servir de
memorandum à l'homme d'étude, au professeur, à l'officier, au touriste ;
de renseigner l'homme du monde qui suit en curieux le mouvement géographique,
souvent mêlé au mouvement politique ; mais encore d'intéresser à la
géographie la jeunesse de nos écoles et de nos universités, de contribuer au
développerment de son instruction. Par ses cartes, ses illustrations, ses
articles d'à-propos et d'actualité, il cherche à pénétrer dans la vie des
familles : le père comme l'instituteur trouvera dans ses colonnes le moyen
de rendre attrayante l'étude d'une science qui, entendue dans le sens le plus
large et le plus élevé du mot, diffère essentiellement de cette nomenclature
sèche et mesquine à laquelle on se bornait jadis dans nos écoles
".

 

Il est évident qu'étant
donné le moment où ce journal fait son apparition, on peut se demander s'il
s'agit uniquement d'une initiative privée qui correspond a un besoin de
l'époque ou d'une réponse à une sollicitation précise qui viendrait par exemple
du roi ou de son entourage[4]. Il
serait intéressant aussi de savoir quelle a été la source initiale de
financement. L’on sait que des membres de l'entourage du roi ont joué un rôle,
du moins par leurs conseils. Mais, comme je l’ai expliqué plus haut, il y avat
alors ne vague générale d’engouement pour « la géographie »,
catégorie assez vaste et vague, incluant les voyages exotiques, l’exploration,
le commerce au long cours, la colonisation. Le
Mouvement Géographique avait donc toutes
les chances de bien se vendre et le financer pouvait paraître un bon placement.
L’on pourait meme imaginer, chez des gens proches du Palais, une manœuvre un
peu retorse. « Pour plaire au Roi,
il faut soutenir la colonisation. Mais je n’ai pas envie de risquer mon argent
au Congo, où je pourrais le perdre. Par contre, investir dans cette revue, qui
se vendra bien puisque le public raffole de la géographie, peut me rapporter
des bénéfices. Et comme elle fera de la propagande coloniale, je pourrai dire au
Roi que j’ai fait ma part
 ».

En tous cas, l‘on peut
considérer que ce journal, qui paraîtra tous les quinze jours, le dimanche, et
qui sera complété, à partir de la fin 1891, les autres dimanches, par "Le Congo illustré, Voyages et travaux des
Belges dans l'Etat indépendant du Congo
", pour devenir finalement
hebdomadaire, en 1896, après la fusion des deux journaux, a été largement
l'oeuvre personnelle d'A.-J. Wauters[5]
(1845-1916), qui en est le rédacteur en chef puis, à partir de 1890, le
directeur. Le journal ne lui survécut que de quelques années.  

Alphonse-Jules Wauters est
à coup sûr une personnalité originale. Son prénom double le distingue de son
oncle, Alphonse Wauters, archiviste de la ville de Bruxelles, qui a été lui
aussi historien de l'art, qui se présente également dans certains de ses
travaux comme géographe et qui a été président de la Société belge de
géographie.

Sans doute n'est-il pas au
départ un géographe bien qu'il s'intitule ainsi. En fait il ne l'est ni plus ni
moins que la plupart des membres fondateurs et des membres actifs des sociétés
de géographie. Ceux-ci, dans le domaine de la géographie, sont le plus souvent
– l'Université ne formant pas de géographes – des autodidactes que les livres
d'explorations ou de voyages ont passionnés et qui sont encadrés au point de
vue scientifique, par des astronomes, des historiens, des officiers
d'artillerie et quelques professeurs de l'enseignement secondaire.

A.-J. Wauters a fait, avec
son frère Emile, qui fut un peintre renommé, un voyage en Egypte qui l'a
beaucoup impressionné. Il a été membre de la société belge de géographie. Il en
a même été le secrétaire-adjoint[6]. Il a
rempli la même fonction au bureau du Congrès de géographie commerciale que
cette société organise à Bruxelles en 1879. Il fait suivre alors son nom de la
mention "négociant".

En effet, fils d'un
greffier à la Cour
de Cassation, A.-J. Wauters, après ses études secondaires, a été installé par
son père commerçant (en parapluies !) mais il a voulu entreprendre aussi
une carrière littéraire, écrivant quelques pièces de théâtre, dont deux furent
jouées, et le livret d'une opérette. Mais, après l'échec de son entreprise
commerciale, il entre dans la carrière de journaliste en tenant la critique
artistique de l'Echo du Parlement,
dont son beau-père est directeur. Historien de l'art, il a écrit une Histoire
de la peinture flamande, et c'est à ce titre qu'il entrera à l'Académie Royale
de Belgique ; il enseignera l'histoire de l'art à l'Académie –
c'est-à-dire l'Ecole – des Beaux-Arts de Bruxelles. Mais il s'est en même temps
passionné pour les exploits des explorateurs de l'Afrique Noire.

C'est donc un géographe en
chambre mais il serait injuste de lui dénier la qualité de géographe. C'est un
géographe engagé dans le journalisme, ou mieux peut-être, un journaliste
"colonial", le "fondateur
de la Presse
coloniale belge
", dira de lui R.J. Cornet. Pendant trente ans, il va
noter, compiler tout ce qui s'écrit et se dit sur l'Afrique Noire, mais surtout
sur le Congo, porter sur des cartes les itinéraires des explorateurs, mettre
régulièrement à jour une carte de l'Afrique centrale et écrire une montagne
d'articles qui sont toujours d'une grande conscience scientifique.

Sur ce plan, un de ses
titres de gloire sera d'avoir résolu, par le raisonnement, un des derniers
grands "blancs" de la carte d'Afrique, le cours inférieur de l'Uele[7].
Schweinfurth croyait que cette rivière allait rejoindre le lac Tchad. Wauters,
après le voyage de Grenfell, qui a remonté l'Ubangi jusqu'à ses premiers
rapides et constaté la courbe qu'il décrivait en amont, fait l'hypothèse, en
1885, que cette rivière est le cours inférieur de l'Uele. Il le dit dans un
article au titre très journalistique qui occupe toute la largeur de la première
page du numéro : "Le dernier
grand blanc de la carte d'Afrique. Un nouveau Congo. Le problème de l'Ouellé.
Hypothèse nouvelle
". Mais son hypothèse laisse sceptiques les
explorateurs. Il faudra attendre 1887 pour que le voyage de Van Gèle la
confirme. Sans doute est-il un peu abusif de comparer Wauters, comme l'avait
fait son ami Thys[8], à l'astronome Le Verrier
découvrant par le calcul l'existence de Neptune mais incontestablement, il a
été, tout en n'ayant jamais mis le pied en Afrique centrale, le plus grand
connaisseur de son temps de la géographie du Congo.

Le Mouvement Géographique publiera d'ailleurs de nombreux articles
"géographiques" de la main de Wauters. Certains annonceront la
solution qu'un voyage d'exploration apporte à un problème comme l'expédition
Wissmann pour celui du Kasai. D'autres discuteront par exemple l'écoulement du
lac Mouta Nzige (lac Edouard). Ses eaux vont-elles rejoindre le lac Albert
Nyanza, donc le Nil ou se dirigent-elles vers le sud c'est-à-dire en fin de
compte vers le Congo ? Cette question aboutira en 1897 à un article dont
le titre barre la première page : "Comment le bassin de l'ancienne mer intérieure
"Albert-Edouard" a été rattaché au bassin du Nil par la Semliki
"(3
janvier 1897, n°1). En 1894, dans deux grands articles, Wauters tentera même
une synthèse générale du relief et de sa formation : "Le relief du bassin du Congo et la genèse du
fleuve
"[9]. Tout cela, malgré une terminologie parfois
discutable, est du même niveau que celui des revues géographiques proprement
dites. Wauters fera d'ailleurs une description géographique détaillée de l'Etat
Indépendant du Congo dans un livre publié en 1899[10].

 

Mais ce géographe
"professionnel" est avant tout engagé dans l'action coloniale. Dès la
conférence géographique de Bruxelles, il défend les initiatives africaines de
Léopold II. Il écrit, dans le bulletin de la société belge de géographie, un
article réfutant les prétentions portugaises sur l'embouchure du Congo[11]. Il
publie aussi, à la même époque, un mémoire sur le Zambèze[12].

Ses contemporains ont vu,
dans "Le Mouvement Géographique",
un organe de presse créé à l'initiative de Léopold II pour défendre sa
politique africaine. Formellement ce n'est pas exact mais il est évident qu'il
était dans le mouvement de cette entreprise. Wauters s'était lié d'amitié avec
un jeune officier, Albert Thys, qui était un collaborateur du colonel Strauch,
à l'AIA[13]. En
1833, le capitaine Thys, devenu officier d'ordonnance du roi, est engagé
davantage encore dans la politique africaine de celui-ci et aurait communiqué
son enthousiasme à son ami. C'est vraisemblablement sous son influence que
Wauters accepte le poste de rédacteur en chef du journal. Il est donc difficile
de ne pas voir, dans Le Mouvement
Géographique
des premières années, un reflet au moins indirect de la
politique congolaise du Palais de Bruxelles. C'est ainsi que l'ont compris en
tout cas beaucoup de ses lecteurs et de ses détracteurs.

A.-J. Wauters s'en est
défendu à plusieurs reprises. Dans la "Bibliographie
du Congo
", qu'il publie, avec l'aide de son collaborateur Ad. Buyl, en
1895, il dit de son journal, dans la rubrique qui le concerne : "contrairement à une idée généralement
accréditée, surtout à l'étranger, il n'a jamais été subsidié, ni inspiré par le
gouvernement de l'Etat indépendant du Congo
"[14] En
fait, quand Wauters écrit ces lignes, le journal a pris ses distances avec la
politique du souverain car il est devenu, depuis mars 1890, la propriété de la CCCI de Thys. Le voilà donc
en fait le journal des sociétés belges au Congo. Or celles-ci vont avoir à se plaindre
des mesures prises sans le cadre de la « nouvelle politique
éconmique » de l'Etat indépendant.

 

L’on peut effectivement
distinguer, dans l'histoire du Mouvement
Géographique
, deux périodes. Et l’inflexion de la pensée du journal (ou de
Wauters, c’est tout comme), n’épouse pas la courbe des idées de Léopold II,
mais bien celle, divergente, des positions d’Albert Thys, avec qui il s’est lié
d’amitié in tempore non suspecto
avant qu’il ne devienne le riche homme d’affaire qu’il sera dans les années 1900.
Wauters prit ses distance d’avec Léopold II et l’EIC au moment où les sociétés
commerciales, notamment celles de Thys, qui venaient d’installer à grands frais
des postes le long du fleuve Congo et de ses affluents, protestèrent véhémentement
contre le monopole d’état instauré par la « nouvelle politique
éconmique ». Plusieurs personnages, tout qui avait un tant soit peu
d’indépendance ou d’initiative, disparurent à cette époque de l’entourage du
Roi et des bureaux de l’EIC : Wouters et Thys, mais aussi Lambermont,
Camille Janssen, Banning, Dtrauch, Hubert van Neuss, et il souffla un vent très
froid entre le Roi et Beernaert. L’on frôla la crise ministérielle !

 

Il est indéniable que,
jusqu'en 1890, le journal défend sans réticence les actes et les réalisations
de l’EIC et la politique coloniale de Léopold II Un de ses biographes écrira
que son activité au Mouvement
Géographique
valut alors à A.-J. Wauters l'amitié du roi[15]. Dès
son deuxième numéro (20 avril 1884, p. 5), Wauters peut annoncer :
"L'Afrique compte un Etat de plus",
le Sénat de Washington venant de reconnaître l'Association Internationale
Africaine comme le pouvoir dominant dans le bassin du Congo. "C'est un hommage solennel rendu par les
représentants d'un grand peuple, non seulement à la haute pensée qui a créé
l'oeuvre, mais également à la vaillance et à l'énergie avec lesquelles elle est
conduite
". D'autres textes de la même veine ne laissent aucun doute
sur la position du journal. Wauters, dans plusieurs éditoriaux, écrira des
plaidoyers en faveur de l'AIA qui veut "essayer de fonder en Afrique
centrale un Etat libre, indépendant et moderne, sans douane et sans barrière…
dans un but désintéressé, philanthropique et humanitaire
", qui "veut ouvrir librement l'Afrique à la
civilisation et au commerce de toutes les nations
" (1884, n° 10).
Il s'efforce de réfuter les objections anglaises (1884, n° 10) et les
prétentions portugaises (1884, n° 13).

Pendant les deux premières
années, Wauters cherche aussi à donner du Congo une image attrayante. Il emboîte
le pas à Stanley qui exalte les richesses du Haut-Congo, c'est-à-dire du pays
qui se trouve en amont du Stanley Pool[16]. Il
réfute les propos de voyageurs d'Europe centrale qui décrivent le Congo sous
des couleurs sombres à partir de ce qu'ils ont vu dans le Bas-Congo. Pour
Wauters, comme pour Stanley, il ne faut pas juger de l'intérieur sur ce qu'on
voit près de la côte. On trouvera un bel exemple de ce type de réfutation dans le n°  2
du 24 janvier 1896 (pp.  5-6) où Wauters, sous le titre "L'oeuvre du Congo et M. Peschuel-Loesche"
reprend, dans une colonne, les affirmations de Peschuel-Loesche et, dans la
colonne voisine, des textes d'explorateurs qui, selon lui, es démentent.
En
rapportant une entrevue avec un officier de l'Association Internationale, Van
Gèle, il lance le thème des "Indes africaines", c'est-à-dire d'un
territoire doté de fabuleuses richesses qui ne demandent qu'à être exploitées[17].

L'insalubrité, qui donne à
l'Afrique une réputation redoutable, est contestée ou du moins ramenée à un
niveau qui ne doit plus inquiéter. Tout cela va bien dans le sens d'une
promotion de l'aventure coloniale et d'un appel aux milieux d'affaires belges
en faveur du Congo. Seul le thème de la population, sur lequel Stanley
insistait pourtant, est négligé. Wauters y reviendra cependant en 1895, en
interrogeant sur la question tous les explorateurs (5 articles) pour conclure
enfin, dans le n° 8 du 20 février 1898 (colonnes 103-106), ce qu'en fait
il avait sans doute, dès le début, l'intention de démontrer, c'est-à-dire que
l'estimation de Stanley (celle donnant 28 millions d'habitants) est, tout
compte fait, la meilleure.

A la fin des années 1880,
le journal s'inquiète de la traite des esclaves à laquelle Wauters consacre
trois gros articles, (numéros des 26 août, 9 septembre et 7 octobre 1888) et
commence à aborder (numéro du 4 novembre) le problème arabe. Ces articles
restent donc dans la ligne de la politique de l'EIC et préparent en somme
l'opinion publique à la
Conférence de Bruxelles de 1890 qui étudiera les moyens de
mettre un terme à la traite et, à l'occasion de laquelle aussi, Léopold II se
fera accorder par les puissances signataires de l'Acte de Berlin l'autorisation
de lever des droits d'entrée pour se procurer les ressources nécessaires au
fonctionnement de l'Etat.

 

A partir de 1890, le
Mouvement Gégraphique entre dans une nouvelle période. Il cesse d'être confondu
avec un porte-parole officieux ou bénévole de l'EIC. Depuis quelques années, il
se préoccupe des sociétés belges qui sont créées pour travailler au Congo,
surtout de la Compagnie
du Congo pour le Commerce et l'Industrie, qui doit notamment faire l'étude du
chemin de fer du Congo et dont il publie en 1887 (numéro 16) un grand placard
publicitaire annonçant l'émission de 2.000 actions. Il consacre de nombreux
articles à la société du chemin de fer et en 1889, au débat qui la concerne à la Chambre. Wauters
conclut d'ailleurs l'article qu'il consacre à ce débat par un vibrant "En
avant !"[18]. On
remarquera bien sûr que c’est surtout lorsqu’il prend la défense de son ami
Albert qu’il devient aussi enthousiaste !

 

En mars 1890, le Mouvement
Géographique devient la propriété de la
CCCI d'Albert Thys. Il publiera régulièrement les rapports
des Compagnies du Congo installées à la rue Bréderode, où sera d'ailleurs
désormais son adresse. Dans un avis au lecteur, le 7 septembre 1890, le Mouvement Géographique dément
officiellement être un organe de l'EIC et se proclame "une publication indépendante, propriété de A.-J. Wauter [ce n'était pas tout à fait
vrai] qui, de sa propre initiative, a
décidé de consacrer son journal aux affaires du Congo
". Dans un
placard publicitaire de sa prime de fin d'année 1891, "Le Commerce Belge au Congo", il se
présente avec le sous-titre "Organe
des intérêts belges au Congo
". Quelques années plus tard, ce
sera : "Organe des intérêts
belges dans les pays d'Outre-Mer
".[19]

En 1896, Wauters fait
suivre son nom, dans l'en-tête du journal, de la mention "secrétaire
général des Compagnies belges au Congo" puis, quelques années plus tard,
"secrétaire général de la
Compagnie du Chemin de fer du Congo". Le Mouvement Géographique apparaît dès
lors comme le journal des compagnies coloniales du groupe Thys, ou comme on dit
aussi à l'époque, de la rue Bréderode. Il offrira même à ses abonnés, en 1896,
un droit de préférence pour les nouvelles actions que la Compagnie du chemin de
fer du Congo vient d'émettre et qui font partie du portefeuille de la CCCI. Dans l'éditorial
de son dernier numéro, le 31 décembre 1922, le Mouvement Géographique reconnaîtra sans détour que "le général Thys… fit assurer l'existence
matérielle du journal par la compagnie du Congo pour le Commerce et l'Industrie
qu'il dirigeait et dont il était l'âme
. "Mais le journal
précise : "Il [le général
Thys] ne demanda à A.-J. Wauters et à ses
colaborateurs rien d'autre que de poursuivre l'oeuvre qu'ils avaient commencée
sans en changer l'esprit
". Et le journal ajoute que "ses inspirateurs ne furent jamais les
maîtres de l'heure. Ils s'appelèrent Banning, Beernaert, Paul Janson, Strauch,
Van Neuss, pour ne citer que ceux, parmi les grands citoyens, qui ont achevé
leur tâche en ce monde
". (On aura reconnu une brochette de
personnalité qui prirent leurs distances d’avec éopold II ou furent écartés par
lui lors du lancement de la « nouvelle politique économique »).

 

Le Mouvement Géographique va consacrer une part importante de son
contenu aux activités des sociétés commerciales de la rue Bréderode. La
création de la Compagnie
du Katanga et les expéditions menées dans ce territoire nourrissent des numéros
entiers. Le journal publie systématiquement les rapports annuels de ces
sociétés et plus particulièrement celui de leur société-mère. Il n'est pas
étonnant de lui voir consacrer un nombre élevé de rubriques au chemin de fer du
Congo dont il suit la progression kilomètre par kilomètre (44 rubriques en 1898, l'année du triomphe
quand le 3 juillet, le rail est officiellement inauguré ; ce dimanche-là
Wauters intitule son article "La
conquête du Congo
").

Le journal, qui est devenu
la propriété des sociétés coloniales, prend bientôt ses distances envers l'EIC.
Le roi s'est engagé en effet dans sa politique du domaine qui tend à réserver à
l'Etat ou à de grandes compagnies auxquelles il accorde un monopole,
l'exploitation des terres qu'il considère comme vacantes. Cela ne va pas sans
gêner les compagnies de la rue Bréderode. Certes le journal ne réagit pas
lorsque la Compagnie
du Katanga, filiale de la
Compagnie du Congo, est la première bénéficiaire de ce
monopole. Mais en 1892, le Mouvement
Géographique
change brusquement de ton. Les autorités de l'Etat Indépendant
viennent d'interdire aux indigènes de vendre du caoutchouc et de l'ivoire dans
les vallées des rivières Ubangi, Uellé, Bomu et de leurs affluents en raison
des droits de l'Etat sur les domaines et menacent de sanctions les compagnies
commerciales qui passeraient outre à cette interdiction.

L'affaire concerne la Société Belge du
Haut Congo, filiale de la
Compagnie du Congo. Elle porte atteinte directement et de
façon précise à la liberté commerciale qui avait été garantie dans le bassin du
Congo. Wauters est accablé sinon indigné. "Pour ce qui nous concerne personnellement, écrit-il[20], nous qui signons ces lignes et qui, depuis
quinze ans, servons sans marchander et avec foi l'idée généreuse et pure,
créatrice de l'oeuvre, nous ne cacherons pas que nous sommes déconcerté et
troublé
".

Le ton monte. Quinze jours
plus tard, Wauters parle "d'un
triste spectacle. Un fatal moment d'arrêt, de recul se produit dans
l'édification de la magnifique oeuvre coloniale que la Belgique
poursuit au Congo". Il veut croire
qu'on a trahi la pensée royale "en
l'interprétant comme on vient de le faire en Ubangi
".

Le Mouvement Géographique
consacrera entre la fin juillet et le mois de décembre 1892 pas moins de 49
articles, notes et rubriques au "conflit
entre l'Etat Indépendant du Congo et les sociétés commerciales
". Il
dénonce de plus en plus vivement les dangers du système que l'on veut mettre en
place car l'Etat va ériger "ses
agents en concurrents, en les armant de tous les pouvoirs militaires et
judiciaires
". Il y voit "matière
à mille conflits, à des abus de toute nature
". Il estime que "l'Etat trafiquant et ayant à sa solde des
agents excités à supprimer la concurrence voisine, c'est là une situation d'une
gravité exceptionnelle
"[21]. Il
s'écrie même : "la mesure est
comble
"[22]. Il rappellera, dans un
titre à la une, "les déclarations de
la Conférence
de Berlin en faveur de la liberté commerciale au Congo
" (11 septembre
1892, n° 21). Il fera des conférences sur ce sujet par exemple à la Maison du Peuple pour les
socialistes belges qui veulent des informations sur le Congo. On sait qu'à ce
moment un arrangement interviendra entre l'Etat et les compagnies commerciales
concernées. Le roi leur abandonna, dira Wauters par la suite, un os à ronger[23].
Mais cet incident a fait de Wauters un ardent partisan de la reprise, la plus
prompte possible, du Congo par la
Belgique.

 

La CCCI, de son côté, chaque année,
va l'appeler de ses voeux dans son rapport. Notant, en 1895, dans
l'introduction à sa "Bibliographie
du Congo
", que l'impression de celle-ci a commencé au moment où était
déposé à la Chambre
un projet de cession de l'Etat Indépendant à la Belgique et constatant
que ce projet avait été suspendu, Wauters écrit : "Nous avons cependant la conviction de ne pas
avoir travaillé en vain, même au point de vue national. Nous nous refusons en
effet à admettre comme une impossibilité morale que les Belges renoncent
finalement à présider aux destinées du grand fleuve africain
"[24].

L'évolution de Wauters à
cette époque est parallèle à celle d'Emile Banning, ce directeur aux Affaires
Etrangères qui fut longtemps le conseiller du roi mais n'avait aucun lien avec
les sociétés coloniales. Banning, qui avait préparé et participé aux
négociations qui avaient permis à l'Etat Indépendant de créer son système
douanier, s'était détaché des vues du roi. "Depuis le mois de mai 1891, la politique de l'Etat du Congo n'a plus
fait que dévier… le Roi a répudié progressivement les principes de la science
économique pour s'engager dans des voies rétrogrades. Pour subvenir à des
expéditions coûteuses et inutiles, la fiscalité a été poussée à outrance. De
1890 à 1892, j'eus plus d'une lutte pénible à soutenir contre lui sur ce
terrain. L'invention de la théorie du domaine qui allait droit à la création
d'un vaste monopole d'Etat, fut le coup de grâce : c'était l'expulsion du
commerce libre, la ruine des Compagnies belges, le dos tourné à l'Acte de
Berlin
"[25]. La rédaction d'un
mémoire achevé en octobre 1892 sur "La
liberté commerciale dans le bassin conventionnel du Congo d'après l'acte
général de Berlin
" consacra la rupture définitive avec le roi. En
1894, Banning réclama même la reprise du Congo par la Belgique comme une mesure
de salut public[26].

 

La « nouvelle
politique économique » de Léopold II provoqua, l’on s’en souvient, deux
oppositions différentes et déclées dans le temps. La première fut immédiate,
basée sur la liberté du commerce garantie par l’Acte de Berlin et vint de
certains des collaborateurs du Roi (comme Banning), d’intellectuels acquis à
l’idée coloniale (comme Wauters), ou d’investisseurs lésés (comme Thys). Puis,
l’application de la « nouvelle politique économique » sortit ses
effets, à savoir les atrocités du « caoutchouc rouge ». S’élevèrent
alors les premières dénonciations de missionnaires protestants, suivies du
rapport Casement. Bien que Morel ait tenté d’établir un lien logique entre la
liberté du cmmerce et le droits humains des indigénes, même si les uns et les
autres invquaent l’Acte de Berlin et bien que les deux courants d’opposition
aient en commun de critiquer la « nouvelle politique économique »,
leur union n’était pas évidente, car ) part cette opposition à la
« nouvelle politique économique », tout séparait les uns qui avaent
en vue des considération d’intérêt, des autres qui agissaient ppour des raisns
humantaire. C’est dans ce contexte que le divorce entre le Mouvement Géographique et la politique africaine du Roi, qui avait
commencé à se produire pendant les années 1890, atteindra un autre point
culminant pendant l'Affaire congolaise en 1903.

Certes le journal ne lance
pas d'attaques violentes mais tous les débats parlementaires, tous les points
de vue hostiles exprimés en Belgique comme à l'étranger sont reproduits in
extenso et, quand il y a défense de l'Etat, celle-ci est très molle. Ainsi en
1901, il publie sans commentaire le texte de la pétition de "La société anglaise pour la protection des
indigènes au Congo
" qui dénonce des actes de violence et des
atrocités. Il le fait suivre de la réponse de L'Etoile belge, qui, dit-il, "passe pour être le journal officieux de l'Etat indépendant du Congo"
et qui n'y voit qu'un tissu de calomnies[27].

En tout cas, il ne rejette
pas comme des insultes les affirmations des mouvements anglais contrairement à
ce que fait au même moment, par exemple, le bulletin de la Société royale de
géographie d'Anvers. Dans une lettre au journal du 2 mars 1908, donc quelques
années plus tard, E. Morel signalera que le Mouvement
Géographique
a été une des rares exceptions parmi les journaux belges à
n'avoir pas couvert la CRA
d'injures et de mépris[28]. Le Mouvement ne cessera de proclamer la
nécessité d'une reprise rapide du Congo par la Belgique. En 1901,
d'ailleurs, alors que la question congolaise était l'objet d'interventions à la Chambre et deux ans avant
le point culminant de la crise, l'éditorial du 5 mai (n° 18) s'intitulait
"Pour l'annexion immédiate du Congo".

 

Cambier, qui a écrit la
notice sur Wauters dans la Biographie Coloniale, dit de façon un peu
pincée : "Alphonse Wauters,
quoique colonial au fond de l'âme et artisan de la première heure de notre
grande oeuvre africaine, eut le tort d'intervenir avec trop de vivacité au
moment même où, critiquant l'attitude du Souverain, on risquait de faire passer
en d'autres mains la mission civilisatrice que nous avons accomplie depuis sur
le Continent Noir
". Cambier, rappelant que Wauters avait accepté des
fonctions dans un groupe de sociétés coloniales, ajoute : "Sans qu'il soit question pour les gens
avertis de mettre en doute sa profonde loyauté, il est certain qu'une telle
situation était de nature à diminuer, dans l'esprit du grand public, la force
convaincante de ses appréciations
"[29]. Léopold
II d'ailleurs ne les estimait guère écrivant même à son secrétaire, le baron
Carton de Wiart, lorsqu'il rencontrera le colonel Thys, de lui dire nettement
"de conseiller à son employé Wauters
de surveiller son langage. Si le Roi apprenait que Wauters, qui dépend
absolument de Thys, continue à manquer de réserve, les relations de S.M. et du
Colonel s'en ressentiraient
"[30].

Ce n'est cependant pas
dans le Mouvement Géographique que
l'on trouve les propos dont se plaint le roi. Le ton y reste modéré, plus même
qu'en 1892. Mais il est vraisemblable que, dans ses conférences et ses propos
publics, Wauters se soit montré plus incisif. Un de ses biographes le décrit en
effet comme un "conférencier vivant
et convaincu
"[31].
L’agacement du Roi pouvait aussi viser, non seulement ce que disait Wauters,
mais l’endroit où il le disait. Cet homme qui autresois pensait si bien ne
s’avisait-il pas, à présent, d’aller rendre a arole dans les Maisons du
Peuple !

La position de Wauters est
dans la suite logique de l'attitude qu'il avait adoptée dès 1892. Elisée Reclus
avait lui aussi dit des choses assez semblables dans sa Nouvelle Géographie Universelle où il redoutait déjà de voir de
grands domaines se constituer[32].
Dans "L'Homme et la Terre", il constate
que ses craintes se sont confirmées : "De tous les méfaits perpétrés en Afrique par les blancs, ceux qui, depuis vingt ans, ont été commis dans l'
"Etat Indépendant du Congo" sont peut-être les plus horribles :
ils sont les plus récents. Mais quel est l'Anglais, l'Allemand, le Français
dont la main est assez pure pour que sa protestation ne soit entachée de
partialité
"[33]. Il
n'en accable pas d'ailleurs la
Belgique qui se trouve "associée malgré elle à la politique de l'Etat Indépendant du Congo"
et que "le caoutchouc rouge – rouge
du sang de l'indigène
"vient de brouiller avec l'Angleterre[34].

 

La tempête passée, Wauters
affirmera avoir vu, le premier, les dangers de la politique suivie par Léopold
II. Ecrivant en 1910 à Morel, qui avait dirigé, en Angleterre, la campagne
contre les "atrocités congolaises" et la politique de l’EIC, il lui
dit : "Quel cauchemar que ce
Congo léopoldien et combien j'ai dû ronger mon frein !… Personne plus
que moi en Belgique n'apprécie ce que vous avez fait en Angleterre, dans ce
but, en faisant éclater la lumière et la vérité. Mais je revendique
[les
deux mots sont soulignés dans la lettre] l'honneur
d'avoir été le premier, le tout premier, à tirer l'épée et à engager le combat.
Lorsqu'aujourd'hui, je jette un coup d'oeil sur le passé et l'état des esprits
en 1892, je demeure, vous le dirais-je, étonné de mon audace et de mon courage
"[35].

Sans doute Wauters
exagère-t-il quelque peu mais c'est incontestablement son honneur d'avoir été
le seul "géographe" belge à avoir éprouvé et surtout à avoir exprimé
(en dehors du cas de Reclus, qui, bien qu'en Belgique, n'appartenait pas au
groupe des géographes belges) ses doutes et ses inquiétudes, sinon ses
indignations, sur la façon dont évoluaient les choses dans le Congo léopoldien.
Pourtant il ne faut pas se méprendre. Wauters n'est pas animé seulement de
sentiments humanitaires. Il ne remet pas en cause le système colonial. Pour
lui, les violences et les exactions n'en sont pas le produit, ni même des
bavures. Elles proviennent du système de monopole mis en place par l'Etat
Indépendant. C'est une position d'ailleurs très voisine de celle de Morel et de
son Congo Reform Movement en
Angleterre.

Peut-être faudrait-il
aussi faire remarquer que c’est précisément à Morel que Wauters adresse cette
épître. Précisément à Morel, et non à Casement ou à un autre apôtre de la
CRA. Morel, comme Wauters, a sans cesse
insisté sur a liberté du commerce, allant jusqu’à vouloir y voir une garantie
pour la vie et les droits des indigènes. L’un et l’autre, d’une certaine façon,
refusaient de se poser la question «  Et si la source du mal était la
colonisation elle-même ? ». Il fallait que l’anticolonialisme demeuât
impossible !

 

En 1908, le Mouvement Géographique attaque de façon
encore plus explicite la politique de Léopold II, particulièrement en ce qui
concerne le domaine de la
Couronne dont la création lui paraît avoir été faite au
détriment de sociétés commerciales déjà installées. C'est qu'il s'impatiente
devant les atermoiements dans le processus de reprise du Congo par la Belgique. "Il y a treize ans qu'un premier projet
d'annexion a été déposé au Parlement… Il y a trois ans que le Parlement belge
a émis son premier vote de principe en faveur de la reprise… Catilina est à
nos portes et nous délibérons toujours 
!"[36].

 

Le Mouvement Géographique, finalement, a-t-il été dans l’affaire
congolaise un témoin ou un acteur ?

C’est
en tous cas un document essentiel sur les trente premières années de la Belgique au Congo. On
peut y suivre presque au jour le jour la création des postes administratifs et
commerciaux, les mouvements des hommes entre l'Europe et l'Afrique, les progrès
des sociétés commerciales et des productions. On y trouve rassemblées des
données éparses dans les différentes publications de l'époque. A ce point de vue,
le Mouvement Géographique a répondu à
un des objectifs officiels de ses fondateurs. L'éditorial de son dernier
numéro, du dernier dimanche de 1922, dit fièrement : "Ses collections, conservées dans les grandes
bibliothèques des deux mondes, resteront, en ce qui concerne le bassin du Congo
et son histoire, la source de renseignements la plus complète et la plus sûre
".

 Certes la plupart de ces informations ne sont
pas originales. On n'y trouve pas d'indications sur le dessous des cartes, pas
de révélations fracassantes. Il serait sans doute malaisé d'écrire une histoire
coloniale de la Belgique
en ne recourant qu'à ce journal car on n'y voit pas les hommes politiques à
l'oeuvre. On n'y trouve pas exposés non plus de façon systématique les
principes d'une politique coloniale. On n'y trouve aussi que fort peu de
renseignements sur les relations entre colonisés et colonisateurs. On y parle
du Congo mais assez peu des Congolais. Les rubriques
"ethnographiques" par exemple sont très peu nombreuses alors qu'elles
seront plus développées dans les revues des sociétés de géographie (en fait
surtout à partir du début de ce siècle).

Quelques documents
iconographiques seulement concernent les peuples du bassin du Congo ; la
plupart montrent plutôt les réalisations coloniales (photos de postes, de
factoreries, de voies ferrées, de chantiers, de ponts ferroviaires, de ports,
d'hôpitaux, etc.). Les institutions traditionnelles sont rarement abordées. Par
contre on trouve sous la plume de Wauters, notamment à la suite de débats qui
eurent lieu à la Maison
du Peuple sur la question du Congo, quelques notes réfutant les opinions
racistes sur les Noirs africains. "Rien
ne justifie l'hypothèse
, écrit-il en 1892, de l'infériorité native de la race africaine. Celle-ci est douée de toutes
les facilités et de tous les attributs qui permettent à une race de se
développer, de s'améliorer et de s'affirmer
"[37].

Mais bien sûr on peut
considérer que de tels propos s'inscrivent aussi dans la logique d'une
promotion des compagnies coloniales puisqu'ils indiquent que celles-ci sont
assurées de trouver une main-d'oeuvre convenable et perfectible. On traite la
question des maladies dans la mesure où celles-ci menacent la vie et l'activité
des Européens. On aurait pu s'attendre à ce que le journal traduisît l'émotion
qu'aurait dû susciter la tragédie de la maladie du sommeil. Sauf pour la
trypanosomiase qui frappe le bétail (donc l'élevage, c'est-à-dire une activité
qui peut concerner les sociétés coloniales), jusqu'en 1908, il ne lui consacre
que des échos de quelques lignes.

 

Il ne faut pas exagérer le
rôle que le journal a pu avoir dans la marche des événements. Il paraît
difficile en effet de soutenir, comme Cornet, que, "si le Mouvement Géographique n'avait pas existé, le cours de bien des
événements aurait été différent
"[38].

Mais il serait très
intéressant de procéder à de plus amples investigations. Fait curieux, il
s’agit d’une collection de journaux que l’on peu étudier sans quitter
Bruxelles. Il y aura bientôt cent ans que le Mouvement Géographique a cessé de paraître. Combien d’étudiants en
hstoire ce siècle a-t-il vu user leurs fonds de culotte sur les bancs de nos
Universités ? Il ne s’en est trouvé aucun pour faire une étude exhaustive
et systématique du contenu du Mouvement
Géographique
. Il ne s’est trouvé aucun ennseignant pour faire d’une telle
étude l’objet de séminaires ou d’exercices. Il faut croire que le Congo
Léopoldien a un effet singulièrement répulsif… ou que le milieu académique est
décidément fort prudent… Une telle étude permettrait pourtant de mieux
comprendre comment certains milieux d'affaires belges ont conçu l'exploitation
du Congo et comment peu à peu s'est affirmée l'idée que la Belgique pouvait devenir
une puissance coloniale.

Il faudrait aussi
rechercher quels étaient les lecteurs. Dans quelle mesure le journal
débordait-il le milieu directement intéressé à l'activité coloniale ? Le
journal est-il entré dans les familles bourgeoises comme l'espéraient ses
fondateurs ? A-t-il joué un rôle de même nature que celui que continuent à
jouer des "magazines" géographiques qui, paraît-il, seraient
aujourd'hui, en France, les périodiques les plus achetés par les
"cadres" ? Le Mouvement
a-t-il vécu uniquement grâce au soutien financier de la Compagnie du Congo,
c'est-à-dire d'Albert Thys, comme le laisse peut-être entendre l'éditorial du
dernier numéro ? Quand il a été repris par la Compagnie du Congo, en
1890, le rapport de cette société, cette année-là, le présenta comme une
affaire légèrement déficitaire mais qui aurait dû, les années suivantes,
dégager un léger bénéfice[39] .

 

Le Congo Illustré

 

On aura compris que Le Congo Illustré et Le Mouvement Géographique non seulement
ont fusionné, ont eu le même rédacteur en chef et d’ailleurs souvent unique,
mais relèvent d’un seul et même projet, celui d’Alphonse-Jules Wauters. C’est
par Le Congo Illustré que nous
commençons ici , tout simplement parce qu’il faut bien commencer quelque part.

L’exemplaire utilisa pour
mettre ces documents en ligne est une collection reliée de la revue, appartenant
à l’université de Toronto (Canada). Comme cette collection, avec l’introduction
que vous venez de lire, dépasse les 1000 pages et les 110 mégas, il nous a bien
fallu recourir au découpage et à l’envoi de feuilletons pour nos abonnés par
Internet

 



[1] Henri Nicolai, « Le mouvement géographique, un journal et un
géographe au service de la colonisation du Congo
 », Bruxelles,
Civilisations, 41 | 1993, p. 257-277

 

[2] Le Mouvement Géographique sera publié de 1884 à 1922, avec une
interruption due à la guerre 1914-1918. Nous ne nous intéresserons qu’à la
période qui correspond à l'existence de l'EIC, c'est-à-dire jusqu'en 1908, date
de la reprise du Congo par la
Belgique.

[3] MG 6 avril 1884, n° 1,
p. 2.

[4] Henri Nicolai se borne à dire, dans l’article déjà
cité « Nous n'avons pas eu la
possibilité d'effectuer des recherches qui auraient éclairé ces points
 »…
sans autre précision.

[5] On
trouvera des indications
biographiques sur A.-J. Wauters
dans 
L. Solvay (1938), Wauters (Alphonse-Jules), in Biographie
Nationale, tome 27, col. 115-119 ; R. Cambier (1951), Wauters
(Alphonse-Jules)
, in Biographie coloniale belge, 2,
col. 970-972 ; R. J. Cornet (1949), Le fondateur de la presse coloniale. A.J. Wauters, Revue Coloniale
Belge, 1er décembre 1949, pp. 780-782.

[6] Il semble que Wauters n'ait plus eu
d'activité à la Société
belge de géographie à partir du moment où il s'occupe du Mouvement. Son nom n'apparaît plus dans la liste des membres.
Wauters aura même une altercation dans son journal avec le secrétaire général
de la société Jean Du Fief, les deux personnages se reprochant mutuellement de
puiser des données dans la revue de l'autre sans citer leur source (M.G.,
juillet 1887, n° 16).

[7] M.G., 31 mai 1885, n° 11, pp. 41-44.

[8] L. Solvay (1938), article
cité, col. 118 et R. Cambier (1951), article cité, col. 970.

[9] M.G., 1897, n° 2 (10
janvier), col. 13-18.

[10] A.-J. Wauters , l'Etat
Indépendant du Congo, Bruxelles, Falk,1899.

[11] A.-J. Wauters (1883), Le Congo et les Portugais. Réponse au Mémorandum publié par la Société de Géographie de
Lisbonne, Bulletin de la société belge de géographie, pp. 234-278.

[12] A.-J. Wauters (1878 et 1879), Le Zambèze. Son histoire, son cours, son bassin, ses produits, son
avenir
, Bulletin de la société belge de géographie, 2e année,
pp. 8-34, 114-138, 383-405, 566-621 et 3e année, pp. 450-482.

[13] R.J. Cornet (1949),
article cité.

[14] A.-J. Wauters (1895),
Bibliographie du Congo, Bruxelles, p. 2.

[15] L. Solvay (1938), article
cité, col. 117.

[16] Voir H. Nicolaï (1988). L'image de l'Afrique centrale au moment de la création de l'Etat
Indépendant du Congo in Recueil d'études
"Le centenaire de l'Etat
Indépendant du Congo", ARSOM, Bruxelles, pp. 13-39.

[17] A.-J. Wauters (1885), Les Indes Africaines. Renseignements Lieutenant Van Gèle, M.G.,
n° 12, 14 juin, pp. 47-48.

[18] A.-J. Wauters (1889), Le chemin de fer du Congo à la Chambre des Représentants, M.G., n° 16,
28 juillet.

[19] Toujours en paralléle
avec Thys qui participe à la fondation d’une « Banque belge d'Outre-Mer ».

[20] A.-J. Wauters (1892), Le commerce belge au Congo,
M.G., n° 15, 24 juillet, pp. 61-62.

[21] M.G., 31 juillet 1892,
n° 16, p. 67.  

[22] M.G., 7 août 1892,
n° 17, p. 70.

[23] A.-J. Wauters (1910), L'oeuvre
congolaise. Les débuts de l'absolutisme, 1901-1904, M.G., 16 janvier,
col. 32
.

[24] A.-J. Wauters (1895),
Bibliographie du Congo, ouvrage cité, p. 22.

[25] J. Stengers (1955), Textes inédits
d'Emile Banning, Bruxelles, Académie royale des Sciences coloniales,
p. 47.

[26] Idem, page 50.

[27] M.G., 21 mai 1901,
n° 19, La société anglaise pour la protection des indigènes au Congo,
col. 223-224.

[28] M.G., 1908,
col. 148.

[29] R. Cambier (1951)
article cité, col. 971-972.

[30]
Baron Carton de Wiart (1944), Léopold II, Souvenirs des dernières années,
1901-1909, Bruxelles, p. 83.

[31] L. Solvay (1938), article cité, col. 119.

[32] Reclus (1888), Nouvelle
Géographie Universelle, tome XIII, p. 399.

[33] E. Reclus
(1905-1908), L'Homme et la Terre, Librairie
Universelle, Paris, tome V, p. 447. Id., tome VI, p. 252.

[34] Id., tome VI, p. 252.

[35] Lettre de A.-J. Wauters du 5 septembre 1910 (sur papier à lettre du Mouvement Géographique), dans Papiers
Morel à Londres, liasse n° 8, Belgian Correspondence, 1909-1910. Un
extrait de cette lettre est reproduit dans Wm R. Louis et J. Stengers (1969),
E.D. Morel's History of the Congo Reform
Movement
, Oxford,p. 250 (in J. Stengers, Morel and Belgium).

[36] A.-J. Wauters (1908), L'Etat du Congo et l'Angleterre, etc.,
M.G., 1er mars, col. 109-131.

[37] Le Congo à la Maison du Peuple,
Conclusion par A.-J. Wauters, M.G., 6 mars 1892, n° 5, p. 19c

[38] Comme l'affirme R.-J.
Cornet, 1949, article cité, p. 781.

[39] M.G., 21 décembre 1890,
n° 29

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